Haïti, un an après l’assassinat de son président: un pays dans l’impasse totale
Un an après l’assassinat du président Jovenel Moïse, l’enquête n’a quasiment pas progressé. En cause, la faiblesse de l’institution judiciaire dans un pays en partie livré à des bandes armées en raison de la faillite de la puissance publique. Sans perspective, les Haïtiens fuient.
Le contexte
Le 6 juillet 2021, un commando de 26 vétérans de l’armée colombienne et deux Américains d’origine haïtienne investissent la résidence officielle du président haïtien, Jovenel Moïse. La garde présidentielle, pourtant en nombre, ne réagit pas. Les assaillants abattent le chef de l’Etat le 7 juillet 2021 à 1 heure du matin. Ils blessent grièvement son épouse, Martine. La plupart des membres du commando sont arrêtés, trois sont tués. Trois hommes ont été inculpés aux Etats-Unis. Les connexions avec des complices en Haïti n’ont, en revanche, toujours pas été établies.
Premier anniversaire de la disparition tragique du président Jovenel Moïse. Personne ne voit se dessiner les contours d’un chemin pour lui rendre justice. Au contraire, toutes les instances de la justice sont inopérantes en Haïti, en commençant par la Cour de cassation et le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire», résumait récemment un éditorial du quotidien haïtien Le Nouvelliste. L’enquête sur l’assasinat de Jovenel Moïse n’avance pas. Les juges d’instruction, victimes d’intimidation, démissionnent les uns après les autres. Cinq se sont succédé depuis le décès de l’ancien président, le 7 juillet 2021. Et Le Nouvelliste de préciser: «A n’importe quel moment, n’importe quel personne, véhicule, domicile ou institution peut être saisi par des bandits, criblé de balles ou incendié […] La chance décide de tout.»
Avant d’être haïtienne, «l’affaire Moïse» est internationale. Il suffit d’énumérer les pays dont des acteurs sont impliqués dans l’assassinat: les Etats-Unis, la Colombie, la République dominicaine, le Venezuela et le Canada. En octobre 2021, un ex-officier colombien est arrêté en Jamaïque. En novembre, un autre suspect, détenteur de passeports jordaniens et haïtiens et de documents palestiniens, est intercepté à Istanbul. Et la justice haïtienne? Magistrats et enquêteurs, sans protection armée, se terrent. Les irrégularités se multiplient. Les preuves disparaissent.
Le premier magistrat instructeur nommé après l’assassinat du président n’a pas eu accès à la scène de crime pendant de longues heures. Les policiers ont déplacé les dépouilles de certains des assaillants. La liste des suspects s’est allongée sans véritable piste. Plusieurs dizaines de personnes ont pourtant été arrêtées parmi lesquelles des politiciens de haut rang et des policiers. L’actuel Premier ministre, Ariel Henry, est même suspecté. Il dément ces accusations et a limogé le procureur qui l’a accusé…
Les gangs de Martissant
Le pays s’enfonce chaque jour un peu plus dans le chaos. La cellule d’observation de la criminalité du Centre de recherche en droits de l’homme d’Haïti a recensé 336 enlèvements au deuxième trimestre 2022, dont quarante étrangers. Selon une enquête de l’Unicef, sur 290 écoles analysées à Port-au-Prince, deux sur trois ont été vandalisées. Les familles qui le peuvent, envoient leurs enfants en République dominicaine voisine, où ils n’apprennent pas les fondamentaux de la culture haïtienne.
Des bandes criminelles, positionnées dans le quartier pauvre de Martissant, contrôlent l’unique route qui mène de la capitale à la région Sud. Plus personne n’ose s’y aventurer. Les habitants ont déserté le quartier. Les rares témoins dénoncent les fusillades, les cadavres dans les rues, parfois dévorés par des chiens errants. Il est loin le temps où le général Leclerc et sa femme Pauline Bonaparte, sœur de Napoléon, recevaient dans leur résidence de Martissant à la fin du XVIIIe siècle.
L’emprise des bandes armées s’étend sur toute la capitale. A la mi-juin, le gang de Village-de-Dieu a pris le contrôle du tribunal de première instance de Port-au-Prince et en a expulsé les magistrats. Le responsable de l’Association des greffiers haïtiens, Ainé Martin, a déclaré dans la presse: «Ils [les membres de ce gang] ont mis le feu aux dossiers. Ils ont emporté les coffres-forts et les véhicules qui se trouvaient dans la cour. Ils occupent le palais de justice […] les cabinets de 28 juges d’instruction, les différents greffes, les archives du tribunal.» La police et l’armée, terrorisées, refusent d’affronter les gangs.
L’étrange jeu américain
La justice haïtienne, corrompue, sous-payée, est incapable d’agir seule. Les Etats-Unis ont envoyé une délégation du FBI dès les premières semaines de l’enquête. Jusqu’à aujourd’hui, Washington a été le seul acteur capable de faire légèrement avancer le processus judiciaire. Un ancien militaire colombien, Mario Palacios, a été inculpé en janvier par un tribunal de Miami pour conspiration dans l’assassinat de Jovenel Moïse. Tout comme un ex-sénateur haïtien, John Joël Joseph, et un homme d’affaires et trafiquant de drogue d’Haïti, Rodolphe Jaar. Raison de cette implication de la justice américaine dans les affaires haïtiennes? L’assassinat de Jovenel Moïse aurait été en partie planifié en Floride.
D’anciens informateurs du FBI et de la DEA (Drug Enforcement Administration), également trafiquants de drogue, y seraient aussi mêlés, une épine dans le pied des Etats-Unis. La légitimité et la transparence de l’enquête américaine sont questionnées. D’aucuns se demandent quel était le niveau de connaissance ou d’implication de l’Oncle Sam dans l’assassinat du président.
L’effet sur les migrations
La question haïtienne préoccupe pourtant l’administration Biden, pour d’autres raisons. Des dizaines de milliers de migrants haïtiens ont tenté de rejoindre illégalement les Etats-Unis depuis un an, mais aussi le Canada. Au point que Washington multiplie les charters de clandestins vers l’île d’Hispaniola. L’Etat haïtien n’existe plus. Les Américains y ont les mains libres, contrairement à plusieurs pays latino-américains qui refusent de reprendre leurs nationaux. Selon The New York Times, si les Haïtiens «représentent 6% des migrants traversant la frontière mexicano-américaine, ils constituent plus de 60% des vols d’expulsion». L’administration américaine a renvoyé quatre mille Haïtiens, par 36 vols, pour le seul mois de mai 2022. Bien moins toutefois que le flot de clandestins. Pour la seule semaine du 19 au 26 mai, près de deux mille Haïtiens ont franchi la frontière sud des Etats-Unis. Pour justifier ces expulsions, le secrétaire d’Etat à la Sécurité intérieure des Etats-unis, Alejandro Mayorkas, lui-même d’origine cubaine, a déclaré lors d’une entrevue à RFI: «Nous pensons que la situation actuelle du pays ne justifie pas une prolongation ou une nouvelle dénomination du statut de protection temporaire. Nous renvoyons donc ces personnes en Haïti.»
Si l’impact migratoire des Haïtiens n’est pas négligeable pour les Etats-Unis, il l’est encore moins pour la République dominicaine, qui déplore depuis des décennies l’arrivée de centaines de milliers de clandestins sur son territoire. Au point que Saint-Domingue s’est lancée en février dans la construction d’un mur à sa frontière, pour se protéger des migrants.
«Vengeance» française
Si l’assassinat de Jovenel Moïse s’inscrit dans un contexte de gangstérisation généralisée, le chaos est aussi politique, alors qu’une élection présidentielle aurait dû se tenir en septembre dernier. Peu avant sa mort, Jovenel Moïse avait nommé, par décret, Ariel Henry au poste de Premier ministre. Le chef du gouvernement n’a cessé de repousser d’éventuelles élections. Il n’a pas davantage respecté l’accord de Montana, signé par les formations politiques le 30 août 2021, qui prévoyait l’organisation d’une transition démocratique avec un gouvernement provisoire. Haïti n’a plus de Parlement depuis deux ans, plus de président depuis un an et un Premier ministre illégitime.
Néanmoins, il est utile de rappeler que la situation actuelle de Haïti résulte aussi de la gestion du pays par le président assassiné. Jovenel Moïse s’est appuyé sur les gangs pour renforcer son pouvoir. Son mandat s’est achevé cinq mois avant sa mort, mais il a refusé de partir. Cela étant, la classe politique est-elle la seule responsable du chaos actuel?
Dans une longue enquête publiée en mai, The New York Times rappelle que la France a «rançonné» Haïti pour se venger. Les Haïtiens ont non seulement accédé en 1804 à l’indépendance, mais ils ont aussi battu les troupes de Napoléon. Le roi Charles X a imposé en 1825 une «dette d’indépendance» de 150 millions de francs-or à son ancienne colonie, mais la négociation de l’époque a été plus subtile que ne le mentionne le quotidien new-yorkais. Comme l’explique l’historienne Catherine Eve Roupert dans son Histoire d’Haïti. La première république noire du Nouveau Monde (Perrin, 2021), l’envoyé du roi, Alexandre Paul Marie de Laujon, est chargé par le monarque de négocier le montant de la dette. Le Français propose 75 millions de francs. Le général haïtien Jean-Pierre Boyer, qui préside alors Haïti, propose par bravade 100 millions de francs aux Français! Ces derniers, trop heureux, font monter la rançon à 150 millions de francs. Une somme démesurée eu égard à la richesse de l’île d’Hispaniola. Haïti passera le XIXe siècle à rembourser sa dette avec des emprunts à taux usuraire de banques françaises.
Les élites haïtiennes et les banques françaises se sont associées pour ruiner le pays. Les Etats-Unis prennent le relais au siècle suivant. Ils pillent les réserves d’or d’Haïti en 1914, puis occupent le pays. Le début d’une longue histoire d’asservissement qui se poursuit aujourd’hui.
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