Haïti peut-il s’extirper de la violence des gangs?
Les meurtres imputés aux groupes criminels ont encore augmenté en Haïti depuis le début de l’année. Ils profitent de l’inexorable déliquescence de l’Etat.
«Situation sécuritaire catastrophique», «impasse politique profonde», «dysfonctionnement du système judiciaire», «impunité persistante pour les violations des droits de l’homme»…: il est difficile de trouver dans le monde un diagnostic plus sombre pour un pays que celui dressé sur Haïti par l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) dans son rapport du 14 août, intitulé «Vivre un cauchemar». Tout juste peut-on trouver une forme de réconfort dans le constat que cette descente aux enfers depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse, en juillet 2021, frappe surtout la zone métropolitaine de la capitale, Port-au-Prince, bien que les violences commises par les groupes criminels, le cancer actuel d’Haïti, ont commencé à se propager à d’autres régions, notamment le département agricole d’Artibonite, faisant 123 morts au moins entre janvier et juin dernier et forçant la fermeture de marchés et l’abandon de terres, aggravant encore les pénuries alimentaires.
Ils ont choisi plusieurs hommes au sein du groupe, et ont tué certains d’entre eux à la machette.
Depuis le début de l’année, l’ONU a recensé les meurtres de 2 400 personnes du fait des violences perpétrées par les gangs, soit une augmentation de 125%, et le rapt d’un millier d’autres. Membres de bandes rivales ou citoyens ordinaires exécutés par balles ou à la machette, leurs corps brûlés en pleine rue ; femmes et fillettes attaquées, enlevées, violées ; maisons pillées, détruites, incendiées: la vie dans certains quartiers de Port-au-Prince ne tient souvent plus qu’à un fil, le hasard de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment ou d’habiter un pâté de maisons pris pour cible par un gang par pure vengeance contre un autre qui le contrôle.
Armes venues de Floride
Interviewée par Human Rights Watch, Joséphine T., 29 ans, explique qu’elle et sa sœur rentraient chez elle, dans le quartier de Brooklyn, à la périphérie de Port-au-Prince, avec plusieurs personnes, le 15 avril dernier. Elles ont été cernées par des membres de l’alliance G9, une des deux coalitions, avec la fédération G-Pèp, qui unissent les bandes. «Ils ont choisi plusieurs hommes au sein du groupe, les ont placés en file indienne et ont tué certains d’entre eux à la machette, tandis que d’autres ont été abattus. Les criminels ont découpé les corps de certains hommes avant de les rassembler pour y mettre le feu. [Ensuite], quatre hommes m’ont violée», a-t-elle déclaré. Les membres du G9 ont également violé sa sœur. Après être rentrée chez elle sans avoir pu bénéficier de soins, Joséphine T. a appris que son frère faisait partie des hommes tués sur place… Des vies détruites en quelques minutes.
Les meurtres, les enlèvements, les violences sexuelles ont encore augmenté de façon dramatique depuis le début de 2023, note le rapport de Human Rights Watch. A l’été 2022, on estimait que 60% de la zone métropolitaine de Port-au-Prince étaient sous le contrôle de gangs. Aujourd’hui, cette mainmise avoisinerait les 80%. «Le gouvernement haïtien n’a pas réussi à protéger la population de la violence de ces groupes criminels, exacerbée par l’afflux permanent d’armes et de munitions, venues en grande partie de l’Etat américain de Floride», constate l’organisation. L’impuissance de l’Etat à assurer la sécurité de ses concitoyens n’est pas seulement une question de moyens et de méthodes. Les enquêteurs de HRW relaient le constat partagé par des membres de la société civile, par des représentants d’organisations humanitaires et de défense des droits humains et même par des responsables du gouvernement haïtien qu’ils ont consultés: «Les acteurs politiques et autres comptent sur les groupes criminels pour les aider à garantir leurs intérêts et leurs votes lors des élections, ce qui leur permet d’accéder au pouvoir ou d’y rester.» Ecrit en 2020, le roman Les Villages de Dieu, d’Emmelie Prophète (éd. Mémoire d’encrier), décrit remarquablement le contrôle exercé par les gangs criminels sur les quartiers de Port-au-Prince. A propos de Freddy, chef de gang de la Cité de la Puissance divine tué par un de ses lieutenants, l’héroïne, Célia, prostituée et influenceuse, explique qu’il a été «pendant près de douze mois la terreur de la Cité et même au-delà, lui qui faisait chanter des ministres de la République, exigeait paiement pour ne pas bloquer les axes routiers menant dans le sud du pays, ou pour calmer les adversaires politiques».
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Mouvements d’autodéfense
Le récit d’Emmelie Prophète n’évoque pas encore dans le détail une nouvelle réalité d’Haïti, autre symptôme de la dégradation de sa situation: la constitution de mouvements d’autodéfense citoyens. Face à l’incapacité de l’Etat à protéger les habitants, certains Haïtiens ont décidé de se faire «justice» eux-mêmes en créant ce qui est désormais connu sous le nom de mouvement Bwa Kale, note Human Rights Watch. «Il a pris de l’ampleur le 24 avril 2023 quand des habitants de Canapé-Vert, un quartier de Port-au-Prince, ont enlevé quatorze membres présumés de groupes criminels alors qu’ils étaient sous détention policière, les ont lynchés avec des armes improvisées et ont brûlé leurs corps dans la rue, sous le regard des policiers qui, dans certains cas, semblaient encourager les habitants.»
Le chaos dont témoigne cette escalade dans la violence et l’impunité a commencé à alerter – un peu – la communauté internationale. Le Conseil de sécurité a donné, le 14 juillet, trente jours au secrétaire général de l’ONU, António Guterres, pour présenter les options possibles afin d’aider Haïti à sortir de la crise: envoi d’une force internationale, lancement d’une opération de maintien de la paix, ou une autre réponse. Le 29 juillet, le Kenya s’est dit disposé à diriger une mission de police internationale chargée de rétablir progressivement la sécurité face aux exactions des gangs. Cette initiative d’un Etat africain a été plutôt bien accueillie par le Premier ministre Ariel Henry, incapable depuis l’assassinat du président Moïse d’organiser de nouvelles élections, et par la société civile. Les précédentes interventions étrangères dans le pays, cornaquées par des pays occidentaux, n’ont pas laissé que de bons souvenirs. Il faudra cependant plus qu’une opération de police pour sortir Haïti du chaos. Le rétablissement d’institutions en mesure d’assurer l’Etat de droit et la justice est le préalable indispensable au retour d’une certaine stabilité.
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