Hadja Lahbib: « Si tous les journalistes partent, l’Afghanistan sera plongé dans le noir » (entretien)
Hadja Lahbib est journaliste. Elle a réalisé de nombreux reportages en Afghanistan, sur la guerre, la reconstruction, les droits des femmes. Au vu de la prise de pouvoir des talibans, elle ouvre ses carnets de voyage pour Le Vif, et expose ses craintes pour l’avenir des femmes du pays.
Après le témoignage de Lailuma Sadid, une journaliste afghane qui a dû fuir son pays, voici le témoignage d’Hadja Lahbib, journaliste belge ayant réalisé de nombreux reportages sur place. Deux points de vues, deux réalités vécues, des similitudes, des différences. Deux histoires de vie.
Hadja Lahbib a réalisé de nombreux reportages sur des zones de conflit, dont l’Afghanistan, où elle réalisé de nombreux reportages. Son documentaire Afghanistan. Le Choix des Femmes lui a valu le prix Golden Link Award en 2007. Hadja Lahbib a également longtemps présenté le journal télévisé à la RTBF, et sur TV5 Monde.
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Le Vif: Quels ont été les événements qui vous ont marquée, lorsque vous avez été en Afghanistan ?
Hadja Lahbib: Après les attentats du 11 septembre, on savait que les Etats-Unis allaient mener une opération pour déloger les talibans et Al-Qaïda en Afghanistan. Je suis arrivée le 5 octobre 2001 sur place. J’ai eu à peine le temps de trouver un traducteur et un chauffeur, car le 7 octobre les premières frappes aériennes avaient lieu, la guerre était déclenchée. Il n’y avait pas moyen d’aller en Afghanistan, nous devions passer par Islamabad au Pakistan, de là, je suis allée jusqu’à la ville frontalière de Peshawar. C’était un endroit stratégique assez intéressant car Peshawar borde les zones tribales. Depuis toujours, c’est une zone de repli pour les Afghans. Pour les réfugiés qui fuient la guerre comme pour les généraux, combattants et hommes politiques afghans… et où toutes les négociations avec le gouvernement avaient lieu. C’était une zone de repli stratégique très importante. Il y avait les Afghans qui étaient réfugiés depuis des années, à cause de la guerre civile qui a mis à feu et à sang l’Afghanistan entre 1996 et 2001, ou depuis l’invasion russe de 1989.
Puis j’allais jusque Quetta, cette ville qui est toujours au Pakistan mais qui fait face à Kandahar, et en traversant ces zones tribales de long en large on avait accès à énormément de personnalités, comme les populations civiles qui fuyaient l’Afghanistan, qui allaient dans les hôpitaux. La région était en ébullition, il y avait énormément de manifestations dans les rues de Peshawar. On avait accès à des populations comme de simples citoyens, des femmes, des hommes, des enfants qui fuyaient, on voyait dans les hôpitaux combien il y avait de blessés. On recueillait beaucoup de témoignages, aussi des talibans, parce que j’avais un guide qui avait une très bonne connaissance du terrain. J’avais accès à tout. J’étais partie pour une semaine, et j’y suis restée un mois. Le Pakistan a toujours servi de base arrière, voir de base tout court pour les extrémistes religieux, les écoles coraniques dans cette région y sont nombreuses, c’est là qu’ils ont été formés. Les services secrets pakistanais (l’ISI) ont entraîné et armé les extrémistes religieux. Pendant la guerre froide, les Etats-Unis ont soutenu via l’ISI les extrémistes religieux qui représentaient alors un pare-feu idéal au communisme des Russes… C’était une autre époque, on en paie le prix aujourd’hui.
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Combien de fois y êtes-vous retournée ?
Entre 2001 et 2009, je suis retourné souvent en Afghanistan, toujours pour faire des reportages, au moins une dizaine de fois. De la guerre à la reconstruction du pays, l’avènement d’Hamid Karzai, le président ad interim, les premières élections, l’érection du premier parlement, l’arrivée de la première femme ministre. J’ai découvert l’existence de cette gouverneure de Bamiyan, cette région défigurée à jamais par les talibans en mars 2001, qui ont fait sauter les statues des bouddhas géants. Je trouvais ça très intéressant de suivre une femme qui devait asseoir son pouvoir depuis le terrain, exclusivement masculin, et non depuis un cabinet ministériel, et c’est ça qui m’avait motivé, son envie, sa lutte pour démocratiser le pays, de lutter contre toutes ces règles tribales, d’alliance par le mariage, de promesses de vengeance etc., qui prévalent dans beaucoup de régions rurales d’Afghanistan. De l’autre côté, j’avais entendu parler de l’existence d’une femme commandante chef de guerre, la Commandante Kaftar, qui régnait sur sa vallée comme s’il n’y avait pas de gouvernement, comme si les Russes étaient toujours là, ou les talibans ; elle continuait à asseoir son pouvoir sur un pic rocheux à deux heures de Kaboul, dans la vallée de Sajjan. Beaucoup d’Afghans pensait qu’elle était une légende, mais j’ai découvert qu’elle existait bel et bien. C’était un portrait croisé entre les deux femmes, l’autocrate et la démocrate.
L’avantage d’être femme c’est que j’avais très facilement accès aux femmes, elles me faisaient confiance, j’avais accès à des scènes dans les arrières-maison et les cuisines.
Les paysage et les gens sont d’une telle beauté, il ne nous a pas été difficile d’en sortir un livre de récits et de photos, et une exposition que j’ai tenu à ramener à Kaboul. C’était un dernier voyage, en avril 2009, où j’ai restitué l’exposition, c’étaient des très grands formats qu’on a exposés grâce à la collaboration de l’armée belge qui a pris le transport en charge via les ravitaillements. La gouverneure et la commandante ont pu venir à Kaboul et assister à la projection du film et au vernissage, c’était un grand moment, la salle de projection était pleine à craquer, les commentaires et les rires fusaient pendant le film et à la fin de l’exposition, chacun a pu reprendre une photo.
Vous a-t-on empêchée d’interviewer des personnes, ou refusé l’accès à des informations, parce que vous êtes une femme ?
Parfois c’était difficile, le plus dur c’était quand les talibans ont commencé à perdre la guerre. J’ai quand même fait des interviews d’eux, mais ils ne me regardaient pas. Comme je ne parlais pas (encore) persan, on avait un compromis avec mon guide : je tendais le micro, mais c’était lui mon traducteur. C’est à lui qu’ils répondaient, mais les questions c’est moi qui les posais, et lui me traduisait. Avoir un intermédiaire facilitait les choses. Parfois j’avais des refus parce que j’étais Belge, et que ça faisait peur. Ce sont des faux journalistes tunisiens avec un passeport belge qui ont commis l’attentat qui a coûté la vie au commandant Massoud, en faisant sauter leur caméra, donc avoir un nom arabe et un passeport belge ce n’était pas le « sésame ouvre-toi » mais au contraire, ça suscitait la crainte et la méfiance. Parfois même du côté de non-talibans c’était compliqué d’obtenir des interviews. Mais c’est le métier, quand on y met la détermination et la conviction qu’il faut, la ténacité, on finit toujours par y arriver.
L’avantage d’être femme c’est que j’avais très facilement accès aux femmes, elles me faisaient confiance, j’avais accès à des scènes dans les arrières-maison et les cuisines, qu’un homme n’aurait sans doute jamais pu pénétrer. Puis je n’inspire pas trop la peur, et ils ne se méfiaient pas trop. Cette apparence fragile était plutôt quelque chose qui pouvait générer de la confiance. Je me souviens: on n’avait pas de gilets par balles, j’y allais très simplement, en tenue plus ou moins locale, pour passer inaperçue. Certaines chaines se protégeaient avec des bottes de soldats, des gilets par balle et des casques, c’est un choix et je le comprends. Mais comme nous étions la plupart du temps en ville, avec les civils, on avait fait le choix de ne pas se protéger comme ça, parce que ça attire tout de suite la crainte et la méfiance, et en tout cas ça indique la différence. Si on se protège, c’est qu’on estime qu’il y a un danger. Les autres, ceux qu’on approche, les populations civiles, ne sont pas du tout protégées. C’est quelque part se mettre sur un même niveau, sur un pied d’égalité, de ne pas creuser et accentuer cette différence.
Avez-vous eu l’impression que, parce que vous êtes une journaliste étrangère, vous avez peut-être eu plus facilement accès à des informations que des femmes journalistes afghanes?
De mon temps, il y en avait très peu. Elles ont commencé en 2001, mais il y en avait très peu. Parce que l’Afghanistan était sous domination des talibans de 1996 à 2001. C’était un régime très dur. Il était même interdit de sortir sans un garçon, parfois un garçon de six ans, il y avait quelque chose de ridicule à la situation. Une femme qui voulait aller chez le médecin devait sortir avec n’importe quel être humain du sexe mâle, pour être le faire-valoir ou la caution d’une femme. Il y avait très peu de journalistes, en tout cas afghanes, sur le terrain même. Au Pakistan je n’en ai pas rencontré, parce que ce n’était pas non plus ma cible, j’allais plutôt vers les gens qui avaient fui le pays, j’avais découvert plein de gens qui avaient des postes importants. Il y avait une femme qui avait été vice-présidente de la faculté de droit de Kaboul. Mon but, comme tout journaliste, était d’informer, et de rappeler que l’Afghanistan n’avait pas toujours été ce sanctuaire des extrémistes religieux. Dans les années 50, il y avait des femmes à la tête de certaines facultés de l’université de Kaboul. Le droit de vote avait été octroyé. Les femmes, dans la capitale, jouissaient d’une certaine liberté et participaient à la vie sociale. Dans les provinces, c’était différent, mais le principal problème était alors la mortalité infantile, le manque de maternités, d’infrastructure routières, et la pauvreté.
Pensez-vous qu’aujourd’hui avec les talibans les journalistes étrangers, mais surtout les journalistes femmes étrangères, peuvent encore aller en Afghanistan ?
Tous les témoignages qui nous parviennent pour l’instant – je suis en contact avec certaines personnes sur Whatsapp – montrent le contraire. Il y a des journalistes qui se sont fait battre lors des manifestations à Kaboul et à Jalalabad et il y a des disparitions. Un membre de la famille d’un correspondant afghan, établi en Allemagne, de laDeutsche Welle a été tué. Je ne suis pas optimiste. Même si c’est évidemment capital que le travail journalistique se poursuive sur place, et la pire chose qui puisse arriver c’est que tous les journalistes partent. Parce qu’alors on n’aura plus de témoignages et l’Afghanistan sera plongé dans le noir. Le métier de journalisme c’est un des piliers de la démocratie, et qu’il y ait des gens qui continuent à informer, c’est important, mais on a l’impression pour l’instant que c’est au péril de leur vie.
La meilleure réponse c’est de continuer à travailler. Mais à quel prix ?
Est-ce que vous pensez que les femmes journalistes, afghanes, pourront continuer à travailler sous les talibans ?
Il y a une journaliste de la télévision afghane, Shabnam Dawran, qui a lancé un appel à l’aide, parce qu’on lui a dit qu’elle ne pourrait plus continuer à présenter le journal. Non je ne pense pas qu’elles pourront continuer, ça va être très compliqué. Et en même temps, je dirais que la meilleure réponse c’est de continuer à travailler. Mais à quel prix ? Il y a toujours une balance, il n’y a pas de réponse simple. Il y a des femmes journalistes, il y a des femmes reporters, il y a des femmes documentaristes aujourd’hui en Afghanistan. C’est capital de les aider à poursuivre leur travail. Il y a la nécessité de continuer à témoigner, de ne pas laisser ce pays formidable et cette population plongée dans le noir sans communication possible, sans témoin, sans relais, sans personne qui puisse alerter la communauté internationale de ce qui se passe. Ce serait dramatique.
Mais en même temps on comprend tous ceux qui fuient aujourd’hui. On est alerté parce qu’on est arrivé à un stade extrême et que tous les occidentaux fuient, mais il y a toujours eu des attentats contre la population civile, contre des femmes avocates, des femmes médecin. J’en avais parlé avec la RTBF pour y retourner, mais tous les indicateurs étaient au rouge déjà. Pour moi, ce n’est pas du tout une surprise ce qui se passe.
Quelle a été l’évolution pour les droits et libertés des femmes au cours des 20 dernières années ?
Il y a eu une évolution, il y a eu énormément d’ONG qui ont travaillé pour l’ouverture de classes d’écoles. C’est surtout dans la ruralité que c’est difficile, parce que les petites filles vont à l’école jusqu’à 12 ans, puis c’est difficile de convaincre les parents de les laisser y aller. C’était surtout un travail sur les mentalités, par exemple je me souviens avoir fait un reportage autour du premier parlement afghan élu démocratiquement. Il y avait énormément de candidats et de candidates, aussi des candidates à la présidence. Il y avait un vrai mouvement de prise de conscience, de volonté de se faire entendre de la part des femmes afghanes. Le parlement afghan était un des plus féminins au monde avec 27% de représentation de femmes. Mais il y a eu des attentats ciblés qui visaient ces femmes après. Il y en a toujours eu, j’ai suivi les dépêches ces derniers temps. Ça n’a jamais cessé, et ça n’a fait qu’empirer. Le principal souci, c’est que l’Afghanistan reste un pays très pauvre. L’Afghanistan reste un pays qui est en queue de peloton en matière d’égalité des genres, et de les libertés et droits humains. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu un travail et une volonté politique.
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Est-ce que vous retourneriez sur place ? Ici, avec les talibans ? Dès qu’il n’y aura plus les talibans ?
Depuis la prise de Kaboul par les Talibans, je suis là-bas, ma tête et mon coeur sont avec les Aghans, je n’arrête pas de penser à tous ceux que j’ai croisé, interviewé, je me sens déchirée et je multiplie les contacts… Y aller, oui, j’y pense sans cesse, mais il faut mesurer le pour et le contre, et ce que je pourrais y faire, parce qu’aller sur place et ne rien pouvoir faire ça n’a aucun intérêt. Je suis en contact avec mon ancien guide. Il tient un tout autre discours. Il dit que la population est très déçue du gouvernement de Ghani, qui était un gouvernement fantôme, gangrené par la corruption, et que certains dans la population attendent de voir ce que la nouvelle génération de talibans va faire. Ce sont souvent des « fils de », de mollahs, de grands leaders, le fils du mollah Omar par exemple. Mais ce ne sont pas les mêmes, certains ont étudié à Oxford, à Cambridge, alors soit ils peuvent être encore plus dangereux, et savoir négocier et jouer la manipulation dans leur communication, pour se faire accepter et ouvrir des portes à niveau international.
Mais je ne sais pas très bien, je suis très dubitative. Tout et son contraire circule pour l’instant. Tout ce qu’on peut lire dans la presse occidentale fait peur. On entend très peu de voix à l’extérieur. Mon ancien guide en tout cas me disait qu’il y en a qui sont contents de voir les talibans arriver, en disant que ça va attirer l’attention internationale, et ça va faire comprendre à toutes sortes de pays que la région n’est pas apaisée et que la reconstruction est loin d’être finie. Que ça montre la rapidité avec laquelle le président a fui. Il y a aussi le fils du commandant Massoud qui voudrait reprendre le flambeau mais il faut voir si l’aura qu’il y autour de son nom a encore valeur aujourd’hui, et s’il arrivera à fédérer. Tout ça ce sont des questions encore.
La gouverneure est très déçue évidemment, elle est coincée à Doha et elle ne sait pas de quoi son avenir sera fait. Elle avait aussi candidaté pour être présidente en Afghanistan. Par contre la Commandante Kaftar, a rallié le camp des talibans, il y a déjà plusieurs mois. C’est peut-être de la stratégie, de la tactique politique pour pouvoir continuer à régner sur sa vallée. Mon guide disait que c’est intelligent, que sans doute mieux que tout le monde elle a vu que les talibans allaient revenir dès que les Américains allaient se retirer et qu’il valait mieux être avec eux que contre eux. Ça c’est quelque chose qu’on sait peu ici mais beaucoup d’Afghans, la majorité de la population, surtout les combattants, sont habitués à retourner leur veste. Voilà ce qui explique aussi la reddition d’une grande partie de l’armée afghane qui ne s’est pas battue. Ça fait partie de ces traditions tribales, ancestrales, qui prévalent dans ce pays depuis toujours. Ils savaient qu’ils ne feraient pas le poids contre les talibans. Le gouvernement était en position de faiblesse. Ghani vivait dans sa tour d’ivoire me disent mes contacts, il était en rupture avec le terrain, ce qui n’est jamais bon signe. En son absence, Hamid Karzai négocie avec Abdullah Abdullah, il paraît qu’il loge chez lui car ses gardes du corps ont fuit… ça en dit beaucoup sur l’état du pays et la marge de négociation avec les talibans.
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