Guerre Israël-Hamas : qui pourra empêcher la catastrophe humanitaire à Rafah?
Benjamin Netanyahou est déterminé à lancer une offensive terrestre sur la ville où s’entassent plus d’un million de déplacés. Même Biden semble impuissant.
Se dirige-t-on vers une «catastrophe humanitaire indescriptible», comme le prédit le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell? Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, a ordonné à l’armée de préparer une offensive terrestre sur Rafah, la ville du sud de la bande de Gaza frontalière de l’Egypte, où s’entassent 1,4 million de déplacés poussés dans ce réduit de quelque soixante kilomètres carrés par les avancées successives de Tsahal. Le chef du gouvernement y voit la dernière étape de la guerre engagée contre le Hamas après le massacre perpétré sur le sol israélien le 7 octobre.
La ville serait le «dernier bastion» du groupe islamiste. «La victoire est à portée de main. Nous allons y arriver», a assuré Benjamin Netanyahou dans un entretien à la chaîne de télévision américaine ABC, le 11 février. Rafah est le dernier centre urbain de la bande de Gaza dans lequel l’armée israélienne n’a pas encore mené d’offensive terrestre. Après avoir renoncé à l’idée d’un accord avec le Hamas, prévoyant la libération des otages encore détenus contre l’élargissement de prisonniers palestiniens et une trêve humanitaire, en raison, selon lui, des exigences «délirantes» de la partie palestinienne, le Premier ministre israélien s’en tient à la conviction qu’il a en réalité nourri depuis le début de la confrontation: ce n’est que par la force ou la dissuasion qu’Israël récupérera les siens. Ou ceux qui auront survécu.
Nous voulons qu’Israël s’arrête et réfléchisse sérieusement avant de prendre d’autres mesures.
L’argument des otages
Il a encore été conforté dans ce sentiment par l’opération menée dans la nuit du 11 au 12 février par Tsahal, les services de renseignement intérieur du Shin Bet et la police israélienne, qui a abouti à la libération de deux otages israélo-argentins – Fernando Simon Marman, 60 ans, et Louis Har, 70 ans – précisément à Rafah. Ils avaient été kidnappés dans le kibboutz Nir Yitzhak, le 7 octobre. C’est la deuxième fois seulement que les forces israéliennes mènent à bien ce type de mission. La première avait permis la remise en liberté de la soldate Ori Megidish, le 30 octobre, au nord de la ville de Gaza. «C’est l’une des opérations de sauvetage les plus réussies de l’histoire de l’Etat d’Israël. […] Vous avez éliminé les ravisseurs, les terroristes, vous êtes rentrés en Israël indemnes dans une opération exécutée de manière parfaite», a commenté Benjamin Netanyahou lors d’une rencontre, le 12 février, avec les militaires ayant participé à l’opération. Elle était donc étrangère à la préparation d’une offensive terrestre sur la ville. En revanche, des bombardements ont visé, dans plusieurs secteurs de Rafah, des repaires présumés de miliciens du Hamas, faisant des dizaines de morts.
La détermination du gouvernement israélien à lancer Tsahal dans Rafah, en raison du drame humanitaire qu’une telle opération provoquerait, inquiète jusqu’aux plus fidèles alliés d’Israël. «Nous voulons qu’Israël s’arrête et réfléchisse sérieusement avant de prendre d’autres mesures», a indiqué le ministre britannique des Affaires étrangères, David Cameron. Le Wall Street Journal a évoqué l’installation de quinze camps de 25 000 tentes à la frontière avec l’Egypte mais, requérant le concours du Caire et de l’ONU, le projet semble peu réaliste. Le président américain Joe Biden a, en tout cas, exhorté Israël à «garantir la sécurité de la population palestinienne» de la ville. Voilà pour la réaction officielle et tempérée des Etats-Unis. Sans qu’ils soient forcément liés à la possibilité d’une attaque au sol de Rafah, des propos privés du président américain ont été rapportés par le chaîne de télévision NBC, le 11 février. Regrettant son incapacité à faire changer la stratégie d’Israël, il en aurait tenu pour responsable Benjamin Netanyahou qu’il aurait qualifié de «salaud» avec lequel il serait impossible de traiter. Si même la colère du parrain américain n’a plus d’effet sur le chef de l’exécutif israélien, les habitants de Rafah peuvent craindre le pire.
Des pathologies de guerre sans moyens
Les craintes sont d’autant plus vives que Rafah concentre, au vu de la masse de déplacés qu’elle accueille, une partie des services médicaux abandonnés ailleurs et qu’une offensive israélienne finirait de fragiliser ce qui reste du système de santé gazaoui. «Un de mes amis chirurgiens m’a rapporté que lui et ses collègues travaillaient à seize dans une tente en plastique, les pieds dans l’eau, alors qu’il tombe parfois une pluie glaciale. Dans ces circonstances, on est proche de la non-médecine», témoigne Christophe Oberlin, un chirurgien français qui se rendait régulièrement dans la bande de Gaza avant la guerre.
Depuis l’offensive consécutive au massacre du 7 octobre sur le pourtour de la bande de Gaza, l’assistance sanitaire est entrée dans une autre dimension. «A l’époque de la marche du retour (NDLR: dont la célébration, qui commémore la Nakba, soit l’exil des réfugiés palestiniens en 1948, a connu une intensité particulière en 2018 et 2019), quand les Israéliens tiraient sur les manifestants se rapprochant de la barrière de sécurité, si le patient n’était pas tué instantanément, le sauver était jouable, raconte Christophe Oberlin. Le délai d’acheminement était court, le chirurgien était prévenu par téléphone, le blessé était pris en charge immédiatement et le médecin pouvait régler le problème. Dans l’état actuel de la réception des urgences – des gens alignés par terre dans les couloirs sans perfusion et sans banque de sang –, ils sont condamnés à mourir très vite.»
«Avec les bombardements, il y a des blessures causées par les morceaux de métal qui pénètrent dans le corps, d’autres surviennent lorsque le corps est propulsé ou lorsqu’il est écrasé sous un bâtiment et, enfin, les blessures dues au feu, aux brûlures, à l’inhalation de fumées, à la chaleur, décrypte Tanya Haj-Hassan, pédiatre jordano-américaine et fondatrice de l’association Les voix des médecins de Gaza dans le livre 7 octobre 2023, Israël Gaza. L’affrontement des tragédies, de Benoît Christal et Gallagher Fenwick (éd. du Rocher, 2024, 208 p.). Nous parlons donc de blessures qui nécessitent des amputations et des transfusions sanguines massives. Les brûlures très étendues sur 40% à 70% du corps sont très dangereuses et peuvent conduire à la mort si vous ne pouvez effectuer des soins médicaux importants, ce qui est le cas de la plupart des hôpitaux. […] Lors de blessures par écrasement, lorsque vous restez longtemps comprimé, les muscles du corps libèrent des substances dans le sang qui peuvent entraîner une insuffisance rénale nécessitant la mise en place d’une dialyse. Et nous savons que cela est devenu impossible dans la bande de Gaza.»
C’est une espèce de médecine naturelle: survivent les gens qui ont les capacités de résister naturellement.
Une faculté de résilience
Aujourd’hui, au terme de quatre mois de bombardements intensifs et d’aide humanitaire erratique, les pénuries touchent du matériel et des produits de base. Il faut d’abord du fuel pour alimenter les groupes électrogènes. Puis, pour la partie chirurgicale, des produits anesthésiques et des antalgiques, en permanence en rupture de stock. Il faut aussi des réanimateurs avec tous les outils de la réanimation. Les besoins en médicaments, eux, dépendent des pathologies apparues en raison de la dégradation de la situation sanitaire et sociale. «Maintenant, on voit apparaître des diarrhées infantiles, des infections pulmonaires chez les enfants et les personnes âgées, souligne Christophe Oberlin. Les gens ont un litre d’eau à boire par jour et par personne, ce qui est complètement insuffisant. Ils sont exposés à toutes les maladies. Or, il n’y a pas de réponse médicale. Je dirais que c’est presque une pathologie de camp de concentration. C’est une espèce de médecine naturelle: survivent les gens qui ont les capacités de résister naturellement.»
Le lancement d’une offensive terrestre à Rafah, conjugué à une intensification des bombardements, compliquerait un peu plus encore l’acheminement de l’aide humanitaire déjà largement insuffisante. Ses effets s’étendraient donc à l’ensemble du territoire palestinien, au-delà de pertes humaines sans doute très importantes dans sa partie sud. Celles-ci viendraient s’ajouter aux plus de 28 000 morts et près de septante mille blessés déjà recensés côté palestinien.
Or, souligne Christophe Oberlin, «dans le nord, les structures de santé ont pu reprendre un minimum d’activité. Il y en a des centaines maintenant avec les dispensaires – à la limite, une personne avec une boîte de pansements – mis en place par le ministère de la Santé. C’est une façon de donner des points de chute à ces populations qui étaient complètement cloîtrées chez elles. Avec le risque vital qu’elles courraient en sortant dans la rue, la solution passait par des petites unités de proximité.» Le chirurgien français y décèle un élément significatif de la mentalité gazaouie. «Dès qu’il y a une possibilité de repartir, les Gazaouis s’accrochent. Et une solidarité absolument fantastique se manifeste. Pour l’avenir, je pense qu’on pourrait être agréablement surpris par la remise en route de structures médicales efficaces. Bien entendu, les dégâts sont énormes et les hôpitaux de campagne seront indispensables pendant encore très longtemps. Mais je pense que le réseau se reconstituera, si les moyens sont donnés, notamment par la levée du blocus maritime. Deux millions et demi d’habitants ne peuvent pas continuer à dépendre exclusivement des Israéliens.» Il n’en reste pas moins que la restauration du système de santé palestinien à Gaza et plus largement l’avenir du territoire palestinien dépendront aussi de la nature de l’action militaire israélienne à Rafah.
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