Guerre Israël-Hamas : «Les Israéliens doivent tout faire pour garantir la survie de la population»
La réduction des Gazaouis à une situation de famine et l’impossibilité d’accès à des soins de base pourraient être constitutifs d’un crime contre l’humanité, selon Philippe Lagrange.
La mort de 115 Palestiniens, à la suite de tirs de l’armée israélienne et de bousculades, le 29 février, lors de l’arrivée d’un convoi d’aide humanitaire dans le nord de la bande de Gaza, a suscité de vives critiques de la part de plusieurs gouvernements, y compris européens. Le sentiment prévaut que la responsabilité d’Israël est engagée si pas directement, au moins indirectement par le manque d’organisation qui a présidé à cette distribution et, plus globalement, par l’état de malnutrition dans lequel il laisse la population gazaouie. Quelles pourraient être les conséquences de cette tragédie en regard du droit international? Professeur de droit international public à l’université de Poitiers, spécialiste du droit international humanitaire, Philippe Lagrange apporte des éléments de réponse.
On va certainement assister à d’autres mouvements de foule de la part de gens affamés.» Philippe Lagrange, professeur de droit public à l’université de Poitiers.
Israël pourrait-il être condamné en droit international pour avoir réduit à l’état de malnutrition ou de famine la population gazaouie?
Il y a à l’évidence un problème de ce type. En tant que belligérant – s’il n’était pas considéré comme une puissance occupante –, Israël doit tout faire pour garantir la survie de la population civile comme toutes les parties au conflit. C’est un principe fondamental du droit international humanitaire. Garantir la survie des populations civiles, cela signifie tout mettre en œuvre pour limiter, autant que faire se peut, les effets de la guerre et donc éviter des situations de famine. Cela implique d’organiser l’assistance humanitaire, ce qui n’est pas véritablement fait depuis plusieurs mois maintenant, afin de pouvoir alléger les souffrances de la population civile. On sait que l’on est face à une situation particulière. Il n’est pas forcément possible de garantir un état d’alimentation suffisant. Mais il faut tout faire pour éviter que la population civile se trouve dans une situation de malnutrition ou de famine. Or, un certain nombre de rapports d’organisations gouvernementales et non gouvernementales laissent penser que l’on est déjà dans un drame humanitaire et que celui-ci s’amplifiera très vite par un effet d’entraînement en chaîne.
Quel serait le processus qui mènerait à cet entraînement?
La malnutrition engendre des problèmes de santé, sur le court et sur le long termes, et des révoltes de la population civile. L’attaque du convoi humanitaire le 29 février en est le symbole. On va très certainement assister à d’autres mouvements de foule de la part de gens affamés et totalement désespérés. Ce genre de situations est amené à se répéter. Des convois humanitaires seront attaqués par la population sans possibilité de gérer a minima le flux des individus qui, à bon droit, réclament de l’aide. La réaction de l’armée israélienne sera de tirer pour se protéger. Le problème est là. Les organismes humanitaires savent gérer ces situations et organiser la distribution de l’aide, même si c’est toujours assez difficile. Mais là, plus la situation de famine s’accroît, plus le désespoir des populations grandit, plus ce sera compliqué. De toute façon, il est toujours très difficile d’organiser une distribution d’aide humanitaire alors que les hostilités ne sont pas suspendues en raison des risques d’être pris sous le feu des parties encourus par les travailleurs humanitaires. Il faut que la communauté internationale arrive à imposer un cessez-le-feu durable pour permettre un retour de l’aide humanitaire dans de bonnes conditions et pour stopper la dégradation de la santé des populations civiles.
Les soldats israéliens qui ont tiré contre les Palestiniens se ruant sur les camions d’aide humanitaire pourraient-ils invoquer la légitime défense?
Ce serait possible. Un combattant peut toujours se défendre lorsqu’il s’estime menacé. Il n’y a pas besoin que les personnes en face soient armées. L’effet de nombre peut jouer. Du reste, Israël avance que parmi les personnes sur lesquelles l’armée a tiré, il y avait des combattants ou des gens armés. En réalité, peu importe, à partir du moment où le nombre important de personnes sur place représentait une vraie menace sur la vie des soldats israéliens. Cela reste à prouver. Et ce sera difficile.
La manière dont Israël mène son offensive témoigne-t-elle d’un non-respect des populations civiles? Les chiffres des pertes humaines indiquent que deux tiers des victimes sont des femmes et des enfants…
Cela pose nécessairement question. Quand on connaît la situation de la bande de Gaza, son environnement urbain très dense, et l’imbrication des combattants du Hamas au milieu des populations, on sait que l’on sera confronté à des pertes parmi les civils. Tout est question de proportionnalité. Sans vouloir préjuger de ce qui pourra être acté à l’issue du conflit une fois connus des éléments factuels plus probants, je pense que le principe de proportionnalité n’est pas respecté par l’armée israélienne. De surcroît, certaines de ses actions sont à l’évidence contraires au droit des conflits armés, comme des attaques contre des hôpitaux ou contre des véhicules de transport sanitaire. Des violations du droit des conflits armés me semblent avérées. Mais la question de leur degré reste à établir.
Voyez-vous dans l’action de l’armée israélienne des indices de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité?
Quand je parle de violations du droit des conflits, il s’agit effectivement de possibles crimes de guerre. Dispose-t-on d’indices de crimes contre l’humanité? La Cour internationale de justice les a invoqués à demi-mot. Elle a demandé à Israël de tout faire pour prévenir une situation génocidaire. Le fait que la population civile se trouve en situation de famine et dans l’impossibilité d’accéder à des soins de santé de base pourrait être considéré a minima comme un crime contre l’humanité. La question du génocide, c’est encore autre chose parce qu’elle suppose une intention de détruire tout ou partie d’une population donnée. L’élément intentionnel mérite que l’on réfléchisse avec calme pour en arriver à cette qualification. Mais si la situation devait se poursuivre durablement avec des décès de civils à la chaîne, la question du crime contre l’humanité serait posée. D’autant qu’une partie des Gazaouis ont dû fuir leur habitation dans une forme de déportation, ce qui pourrait aussi être constitutif de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité, selon l’ampleur du phénomène.
L’établissement de violations du droit international peut-il infléchir la position du gouvernement israélien?
Je l’espère sincèrement en tant que professeur de droit international. Les appels à l’établissement d’une commission indépendante pour l’établissement des faits n’ont pas véritablement de pertinence parce que se pose la question de savoir ce que cette commission pourrait réellement faire sur le terrain. C’est une posture politique qui vise à tenter d’influencer le gouvernement israélien. Je ne vais pas me risquer à la prospective. Mais, pour en avoir discuté avec des collègues israéliens, ce qui est sûr, c’est qu’Israël se sent dans une situation d’agression qui menace sa survie. La réplique est donc très forte. Arriver à influencer le gouvernement israélien dans ces conditions sera très difficile. Mais il faut absolument s’y atteler. Seule la communauté internationale peut éventuellement y parvenir par l’intermédiaire d’instruments juridiques qui engagent Israël. La Cour internationale de justice qui s’appuie sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, les Conventions de Genève, le droit international humanitaire coutumier, tous ces instruments doivent permettre de faire pression sur Israël pour qu’il accepte plus qu’une suspension des hostilités parce qu’il faut pouvoir lancer des initiatives qui permettent de garantir la survie de la population civile, un des principes cardinaux du droit international humanitaire.
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