Guerre en Ukraine: « Toutes les violations ne viennent peut-être pas du même camp »
Le dernier rapport d’Amnesty International conclut à l’existence de «preuves irréfutables de crimes de guerre» en Ukraine. Conseillère principale de l’organisation, Donatella Rovera, qui a enquêté dans plusieurs pays, décrit la réalité du terrain, au-delà des déclarations politiques.
Vous enquêtez en Ukraine depuis quelques semaines, quelles sont vos premières observations?
En plus des exécutions sommaires commises par les forces russes partout où elles ont été présentes, j’ai constaté dans les régions où je suis allée, au nord de Kiev et à Kharkiv, différents types d’attaques menées contre les civils. Dans la ville de Borodyanka, des bombardements aériens ont détruit plusieurs bâtiments. A Kharkiv, il s’agit surtout de tirs de roquette et de bombes à sous-munitions, interdites par le droit international. J’ai également pu constater que, dans certains cas, les forces ukrainiennes tirent à partir de quartiers résidentiels et mettent les civils en danger. Le problème, évidemment, c’est que je n’ai pas accès à l’autre côté [russe] pour évaluer si des bombardements sans discrimination ont été commis. Or, les crimes perpétrés contre les civils sont vraiment ce qui nous préoccupe chez Amnesty. Les allégations de crimes de guerre demandent des enquêtes rigoureuses et approfondies.
Aujourd’hui, certains médias font preuve d’une plus grande prise en compte du fait que ce travail prend du temps et que toutes les violations ne viennent peut-être pas forcement du même camp. Que certaines pratiques, comme les tirs des forces ukrainiennes depuis des quartiers résidentiels, sont également inquiétantes. En plus de mon travail sur le terrain, mes collègues de notre Evidence Lab font un travail minutieux qui consiste à vérifier l’ensemble des informations en libre accès, y compris les vidéos montrant des mauvais traitements ou des exécutions sommaires de prisonniers de guerre. Ce travail est très important, surtout lorsqu’il s’agit de crimes commis dans des endroits inaccessibles.
Dans pratiquement tous les endroits qui ont été sous occupation russe, les forces armées ont commis des exécutions sommaires.» Donatella Rovera
Qu’avez-vous appris à propos des bombardements?
L’essentiel de mon enquête porte sur les violations par les forces russes, qui sont clairement majoritaires. En ce qui concerne les bombardements, il y a effectivement eu des attaques précises sur des bâtiments, qui ont causé la mort de dizaines de civils. Mais il est difficile d’affirmer que ces occupants ont été expressément ciblés étant donné que des combattants ukrainiens se trouvaient parfois autour et qu’ils tiraient sur les forces russes approchant. Or, en matière de responsabilité criminelle, la différence est importante. Il est primordial d’établir avec certitude si on a tué pour tuer ou si ces civils ont été victimes d’attaques complètement disproportionnées et indiscriminées. Cela étant, des attaques ont effectivement été menées sans discrimination dans des quartiers résidentiels ou avec l’usage de bombes à sous-munitions, comme c’est le cas à Kharkiv.
Vous enquêtez aussi sur les exécutions sommaires…
Dans pratiquement tous les endroits qui ont été sous occupa-tion russe, les forces armées ont commis ces faits. Et pas qu’à Boutcha. J’ai aussi pu constater de tels cas ailleurs. Par contre, il y a des allégations à propos d’autres crimes pour lesquels je n’ai pas pu recueillir d’informations concrètes.
Vous faites allusion au viol en tant qu’arme de guerre?
Oui. A ce stade, on a documenté un cas avéré. Nos collègues de Human Rights Watch nous ont dit avoir fait le même constat. Quant à la procureure générale d’Ukraine, Iryna Venediktova, elle affirme avoir vérifié deux cas. A l’heure actuelle, nous ne détenons donc pas d’éléments corroborant la thèse du viol systématique. Cependant, il est important de noter qu’il faut souvent du temps avant que les victimes de violences sexuelles soient prêtes à porter plainte.
Comment procédez-vous pour collecter des preuves en zone de guerre?
Quel que soit le pays où le conflit a lieu, la méthodologie est identique. On recueille un maximum de témoignages. Ils sont importants mais il ne faut pas perdre de vue qu’ils peuvent être entièrement vrais, ou faux, ou entre les deux. Et qu’un important travail de recoupement et de collecte de preuves matérielles doit être réalisé. On recherche, par exemple, des morceaux de munitions utilisées pour vérifier si l’impact correspond à la description qui en a été donnée. Pour les exécutions extrajudiciaires, on peut examiner les impacts de balles, retrouver les douilles. Pour les bombardements, les images satellitaires peuvent nous donner des détails importants sur les circonstances. En ce qui concerne les photos et les vidéos montrant d’autres types de violations, il faut déterminer si elles sont authentiques ou non. Dans certains cas, il est possible de retrouver les témoins de ces scènes qui ont été photographiées ou filmées. C’est un travail de fourmi. Parfois, on parvient à réunir quelques pièces du puzzle, mais ça ne suffit pas. Il faut alors avoir l’honnêteté de dire qu’on ne peut pas tirer de conclusions, ni affirmer ou exclure certaines théories.
Ne comprendrons-nous ce qui se passe aujourd’hui que dans quelques années?
On ne peut lancer des affirmations rapides sans prendre le temps de vérifier, car encore faut-il que tout cela tienne devant un tribunal. On l’a vu avec la Libye: des tas de déclarations ont été faites mais, onze ans plus tard, on n’a toujours pas de procès. Quand on parle de crimes de guerre, la réalité du terrain est parfois un peu différente des discours. Enormément de choses ont été dites et filmées parce que nous sommes dans la configuration d’une couverture médiatique en continu. Mais quels crimes pourront être prouvés? On ne le saura que lorsque les faits seront jugés par un tribunal indépendant.
Une Cour pénale internationale?
Avant la guerre, Amnesty International avait recensé plusieurs problèmes avec le système judiciaire en Ukraine: manque d’indépendance, torture, répression. C’est pourquoi il faut bien vérifier les faits et ne pas prendre pour argent comptant les déclarations, que ce soit d’un côté ou de l’autre. Mi-avril, le procureur Karim Khan s’est d’ailleurs rendu en Ukraine pour évaluer la compétence de la Cour pénale internationale.
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