Guerre en Ukraine : quels sont les coûts et les limites de la stratégie russe de la terreur?
Les bombardements contre les infrastructures critiques visent à saper le moral des Ukrainiens. La stratégie de la Russie a connu des précédents, mais elle a aussi un caractère spécifique, selon le professeur d’histoire militaire Kris Quanten.
Après la dernière vague de bombardements du 23 novembre, au cours de laquelle septante missiles avaient été tirés sur son territoire, l’Ukraine s’attendait, en milieu de semaine, à une nouvelle opération d’envergure. Des mouvements de navires russes en mer Noire, dont un croiseur lance-missiles, en suggéraient en tout cas l’imminence. La Russie poursuit ainsi ses bombardements de terreur visant des infrastructures électriques ou des bâtiments civils afin de démoraliser la population avant l’arrivée de l’hiver.
Ce contexte rend d’autant plus utile l’aide belge d’un montant de 37,4 millions d’euros que le Premier ministre, Alexander De Croo, et la ministre des Affaires étrangères, Hadja Lahbib, ont annoncée lors d’une visite à Kiev, les 26 et 27 novembre. Constituée d’un apport logistique de générateurs, de kits de survie et de sacs de couchage, d’une assistance humanitaire pour l’accès à l’eau via l’Unicef, et d’un soutien à la reconstruction des installations endommagées, elle sera directement concrète. L’ enjeu actuel est là: aider les Ukrainiens à passer l’hiver. Les Etats-Unis ont débloqué, le 29 novembre, une aide substantielle pour la restauration des infrastructures énergétiques.
Professeur d’histoire militaire à l’Ecole royale militaire (ERM), Kris Quanten explique les objectifs et les limites de la «guerre de la terreur» menée par la Russie depuis le mois d’octobre.
Quels sont les objectifs de la stratégie russe de bombardements d’infrastructures énergétiques et de bâtiments civils?
Il faut l’inscrire dans le contexte de la stratégie globale de la Russie. Les options de Vladimir Poutine sont relativement limitées. Il veut conserver coûte que coûte les territoires occupés en Ukraine. On le voit, les Russes créent des tranchées, construisent des obstacles. En même temps, il veut briser la volonté de la population ukrainienne. Pour ce faire, les Russes ont opté pour des attaques au moyen de missiles, des drones, des roquettes dans l’arrière-pays. On est donc face à deux types de guerre, celle du front et celle des représailles contre la population. Le but de celles-ci est triple. Primo, il s’agit de briser la volonté des Ukrainiens de poursuivre cette guerre, surtout dans le contexte de l’hiver qui s’annonce. Les Russes attaquent les infrastructures critiques, les centrales électriques, l’approvisionnement en eau, les installations de chauffage, les hôpitaux… avec l’objectif que la population soit de plus en plus désespérée. Deuzio, il s’agit de provoquer un exode de migrants vers l’ouest de l’Europe pour submerger les démocraties occidentales. Tertio, la Russie essaie ainsi de déstabiliser la coalition occidentale qui, jusque maintenant, est restée très unie dans son appui à l’Ukraine.
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Cette stratégie russe a-t-elle une conséquence directe sur la conduite de la guerre du côté ukrainien?
Les Russes en font leur motivation officielle. Ils soutiennent qu’ils ne ciblent pas des objectifs civils mais des objectifs militaires et que leur campagne a un impact sur les opérations de terrain. En arguant que les installations énergétiques ou les systèmes d’approvisionnement en eau sont nécessaires pour la production militaro-industrielle de l’Ukraine ou pour l’approvisionnement des troupes. Dans les faits, on voit que ce n’est pas du tout le cas. Cette stratégie a-t-elle tout de même une influence sur les opérations militaires? Elle a un impact moral à ne pas sous-estimer sur les militaires ukrainiens. Les familles des soldats au front peuvent être touchées par ces bombardements. Lorsque l’on est isolé dans ces conditions misérables sur la ligne de front et que l’on est dans l’ignorance du sort de sa famille, cette situation peut saper le moral du soldat. Cette stratégie peut-elle avoir un effet sur l’aspect logistique du conflit? Elle peut poser un problème par rapport à la production militaire nationale. Mais on sait aussi que l’Ukraine dépend de plus en plus de matériel provenant de l’étranger. Sur le front, je n’ai pas l’impression que la stratégie russe de bombardements ait des répercussions directes. Chaque unité ukrainienne dispose d’un générateur afin de l’approvisionner en électricité et d’assurer, notamment, les télécommunications. Jusqu’à présent, on n’a pas eu connaissance de cas où les Ukrainiens avaient dû supprimer des opérations à la suite des bombardements de terreur russes. L’impact s’exerce surtout sur la population.
Démoraliser la population est un objectif plausible dans ce cas-ci ou, au contraire, les bombardements la souderont-elle encore plus?
C’est la question centrale: la population ukrainienne peut-elle tenir le coup? Une des armes les plus importantes contre ce type de guerre, c’est la propagande. Du côté ukrainien, elle est très développée. Volodymyr Zelensky sait très bien jouer sur ce registre. Il utilise les bons arguments pour motiver sa population et garder ses soldats concernés. Il rappelle à chaque fois clairement pourquoi les Ukrainiens se battent, pour leur territoire, leur famille, leurs enfants… Il a aussi compris que l’objectif des Russes était de provoquer un exode de la population. C’est pourquoi il insiste depuis quelques semaines sur l’importance pour l’Ukraine que les habitants restent dans le pays avec l’argument que, certes, l’hiver sera rude, mais que les autorités feront tout pour réparer les dégâts aux infrastructures et pour en limiter les conséquences. Dans les contacts que j’ai avec des Ukrainiens, je suis chaque fois frappé par leur optimisme et leur volonté de se battre. Mais il ne faut pas oublier que l’hiver arrive et que les conditions de vie vont encore s’aggraver. Si la population n’a plus accès aux soins élémentaires, à la nourriture de base, tiendra-t-elle le coup?
Qu’enseignent les précédents de l’histoire d’une telle stratégie sur la population?
On a différents cas où des bombardements de terreur ont eu un effet démoralisateur. Par exemple, lors du bombardement de Rotterdam, le 14 mai 1940 par les Allemands, qui a fait plus de mille morts. Le lendemain, les Néerlandais ont capitulé. En revanche, en juillet de la même année, lors de la bataille d’ Angleterre, Hitler décide d’opérer un bombardement de terreur sur Londres. Il fait plus de 23 000 tués, c’est énorme. Mais grâce à la propagande maintenue par Winston Churchill, les Britanniques ont su résister et conserver le moral.
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Ces bombardements relèvent-ils de crimes de guerre?
Par leur aspect systématique et leur étendue, les bombardements russes contre des centrales électriques, des hôpitaux, des systèmes d’approvisionnement en eau, des barrages, des logements civils ne rentrent pas dans le cadre du droit international de la guerre. Cette approche russe est-elle unique dans l’histoire militaire? Je dirais qu’elle n’est pas unique en regard du but recherché mais qu’elle est unique par rapport aux cibles choisies. Par cette réponse mitigée, je veux dire que le but recherché est toujours le même, briser la volonté de la population même si, en l’occurrence, il y a une dimension nouvelle avec la volonté de provoquer un exode de la population. Saper le moral des habitants du camp d’en face renvoie au penseur militaire Giulio Douhet (NDLR: général italien, 1869 – 1930) qui, dans l’entre-deux-guerres, a développé une théorie qui stipule qu’il faut lancer des bombardements stratégiques contre les centres de population afin de briser la volonté de résistance de l’ennemi. C’est ce qu’on a vu lors de la Seconde Guerre mondiale, aussi bien du côté allemand, à Rotterdam, à Londres, que du côté alliés, avec les bombardements stratégiques à partir de 1941 contre l’industrie, les centrales électriques, des barrages, et aussi contre les villes allemandes afin d’infliger une pression morale et psychique sur la population. Cette campagne a connu son paroxysme à Dresde en février 1945, ville qui n’avait pas vraiment d’intérêt militaire et était remplie de réfugiés allemands. Elle a été entièrement détruite et 45 000 civils y ont péri. La stratégie n’est donc pas nouvelle. Ce qui est neuf, c’est la manière avec laquelle les Russes l’utilisent, en visant des objectifs systématiquement choisis et à une très grande échelle. Dans le passé, le recours à cette stratégie cadrait toujours avec une opération militaire contre les troupes au sol. En Ukraine, le ciblage des infrastructures et des bâtiments par les Russes ne sert pas une opération militaire sur le terrain. Le front de la guerre en tant que tel est quasiment statique.
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