Guerre en Ukraine: pourquoi le risque d’une escalade nucléaire s’accroît
L’armée ukrainienne reprend des territoires à peine annexés par la Russie. Des voix s’élèvent à Moscou pour intensifier l’effort de guerre, au besoin en usant d’une arme atomique tactique. De plus, l’hiver arrive…
Après l’annexion des provinces de Louhansk, Donetsk, Zaporijia et Kherson par la Russie, la guerre en Ukraine est entrée dans une nouvelle phase, dont on peine encore à définir les contours. L’Ukraine s’évertue méthodiquement à reprendre les territoires à peine «russifiés». Et la Russie, affaiblie sur le terrain, table sur l’afflux des réservistes (200 000 ont été mobilisés en deux semaines, déclarait, le 4 octobre, le ministère russe de la Défense) pour résister jusqu’à l’hiver, sans écarter un éventuel recours à une arme nucléaire tactique. En cinq questions- réponses, revue des conséquences de l’annexion et du sabotage du gazoduc Nord Stream en mer Baltique avec Sven Biscop, directeur du programme «L’Europe dans le monde» à l’Institut royal Egmont des relations internationales et professeur à l’UGent.
Les Ukrainiens ont environ deux mois pour contredire le scénario d’une stabilisation du front par l’armée russe.» – Sven Biscop, directeur du programme «L’Europe dans le monde» à l’Institut royal Egmont.
1. Annexion: quel impact militaire?
La prise de Lyman, ville ukrainienne de la province de Donetsk, au moment où Vladimir Poutine célébrait l’annexion des territoires occupés sur la place Rouge à Moscou, démontre à suffisance que l’opération du Kremlin n’a pas réfréné les ardeurs de l’armée de Kiev. L’arrivée progressive des réservistes russes rappelés par l’ordre de «mobilisation partielle» et la proximité de l’hiver sont, au contraire, autant de raisons d’accélérer la contre-offensive vers le Donbass, sur le front est, et vers Kherson, sur le front sud. Sur celui-ci, des avancées d’une profondeur estimée à une trentaine de kilomètres ont été enregistrées le 3 octobre avec la reconquête de quelques villages au nord-est d’une zone convoitée par les Ukrainiens. Une offensive concomitante par le sud-ouest était opérée pour piéger des soldats russes dans une poche, comme l’armée ukrainienne l’avait réalisé, en septembre, dans la région de Koupiansk, au cours de la contre-offensive victorieuse au départ de Kharkiv.
«L’impact des annexions sur le terrain pourrait se ressentir à plus long terme, juge Sven Biscop. Plusieurs dirigeants russes se sont exprimés en faveur de l’utilisation de l’arme nucléaire. Dans leur conception, les régions annexées sont devenues des territoires russes. Toutes les actions sont permises pour les défendre. Le risque d’une escalade vers l’utilisation de l’arme nucléaire augmente. Mais il est très difficile de pouvoir en estimer l’ampleur. Pour le mesurer, on devrait avoir accès à des informations classifiées, ce qui n’est pas le cas.»
2. Une extension de la guerre?
Le chef de la république de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, porte-voix des partisans russes d’une intensification de la guerre, a suggéré, après la perte de Lyman, «des mesures plus radicales comme l’utilisation d’une bombe nucléaire de faible puissance». Il a été soutenu par Evgueny Prigojine, le fondateur du groupe de mercenariat Wagner, supplétif de l’armée russe en Ukraine. Auparavant, le discours de Vladimir Poutine célébrant, le 30 septembre, l’annexion des territoires ukrainiens avait pris une forte dimension antioccidentale, «plus radicale que d’habitude, sans doute justifiée par les mauvaises nouvelles du terrain en Ukraine», pour Sven Biscop.
Cette évolution rhétorique se traduira-t-elle dans les faits par le recours à une bombe nucléaire tactique aux effets «limités» au territoire ukrainien, et avec quelles conséquences? «Si l’utilisation de l’arme nucléaire se confirme, la question est de savoir si les Etats-Unis et leurs alliés de l’Otan interviendront dans le conflit, s’interroge le professeur de l’UGent. Jusque-là, j’étais assez confiant que le conflit serait contenu à l’Ukraine et à une guerre conventionnelle. Mais le risque d’une escalade a clairement augmenté.»
3. Sabotage: une guerre plus hybride?
Au rang des possibilités d’élargissement du conflit, il faut ajouter les actes de guerre hybride dont le sabotage, par engins explosifs, du gazoduc Nord Stream en mer Baltique, le 26 septembre, a fourni un échantillon. Sven Biscop ne peut pas garantir à 100% la responsabilité de la Russie dans cet attentat. «Cela me semble quand même l’hypothèse la plus probable. Qui d’autre pourrait avoir un intérêt à mener une telle opération?»
Or, la Russie y trouve un intérêt, au moins à court terme. «Cela semble contre-intuitif puisque les gazoducs sont russes, élabore l’analyste de l’Institut royal Egmont. Mais je pense qu’elle table sur l’effet à court terme sur les Européens, par la hausse des prix du gaz que le sabotage a provoquée, même si à long terme, c’est plutôt elle que l’opération pénalisera. Peut-être cette action traduit-elle une augmentation de la radicalité dans la prise de décision à Moscou. En plus d’une expression de frustration après la défaite sur le champ de bataille. Les Russes cherchent d’autres moyens pour signaler qu’ils ne sont pas encore finis.» Revers de la médaille à terme, la crédibilité de la Russie en prendra un sérieux coup. «Si jamais cette guerre se termine par un accord politique, qui aura encore confiance en la Russie comme fournisseur de gaz?, se demande l’expert. Personne. J’ai écrit avant la guerre que si les Russes coupaient le gaz, ce serait pour toujours. C’est ce qui est en train de se passer.»
4. L’Europe préparée à la guerre hybride?
La marche des confrontations entre Etats dans un monde multipolaire suggère que les actes de guerre hybride se multiplieront, dans l’espace cyber et dans l’espace réel, même si la guerre en Ukraine n’a pas donné lieu à l’augmentation exponentielle de cyberattaques que l’on aurait pu redouter. Sven Biscop estime que les pays européens commencent à se doter des outils pour y répondre. Le déficit est ailleurs. «Il est plutôt dans la prise de décision. Si la Russie mène une attaque cyber contre une cible dans notre pays, ce n’est pas la Belgique, seule, qui lancera une contre-attaque. Qui prendra le commandement de ce genre de représailles? On venait à peine d’ouvrir ce débat avant la guerre. Il devient urgent de le faire avancer. La doctrine de dissuasion de la guerre hybride fait encore défaut.»
Si jamais cette guerre se termine par un accord politique, qui aura encore confiance en la Russie comme fournisseur de gaz?
Selon l’expert, le cadre de l’Union européenne semble plus indiqué que celui de l’Otan pour développer ce concept et ces instruments, parce que les cibles et les outils ne sont pas strictement militaires. Quelle que soit l’option choisie, il est urgent de réagir. «J’ai l’impression qu’à Moscou et à Pékin, on se dit que tant qu’il s’agit d’actes hybrides et non militaires, les Européens ne répliqueront pas. C’est la voie ouverte à toutes les escalades. Il faut couper court à ce sentiment. Le seul moyen est de lancer des représailles contre toute action hostile.»
5. Objectifs de guerre atteints?
Réagissant à l’annexion des territoires de son pays par la Russie, Volodymyr Zelensky a fermé la porte à toute négociation avec le «président actuel de la Russie» pour mettre fin à la guerre et s’est dit prêt à un dialogue avec la Russie, «mais avec un autre président». Un principe couché dans un décret signé le 4 octobre. Entre progression de l’armée ukrainienne et décision unilatérale d’annexion du pouvoir russe, le temps n’est évidemment pas à la négociation. On peut pourtant se demander si le processus d’annexion ne prépare pas la décision de Vladimir Poutine de déclarer «les objectifs de guerre atteints», même s’ils ont sérieusement été revus à la baisse, et d’indiquer sa disposition à discuter les modalités d’un cessez-le-feu avec la partie ukrainienne, ce qui le ferait apparaître comme un «facilitateur» d’une voie négociée et donnerait des arguments à ceux qui, en Europe, privilégient une sortie de crise au détriment du respect de la souveraineté de l’Ukraine. Le scénario ne sera évidemment jamais acceptable et accepté à Kiev, et sans doute pas davantage à Washington où l’administration Biden a encore souscrit à une rallonge de l’aide militaire.
«Une fois qu’il était clair que l’objectif initial de Vladimir Poutine de changer de régime à Kiev et d’occuper au moins la moitié de l’Ukraine avait échoué, je pensais que dès qu’ils auraient conquis les territoires qui assuraient une continuité entre la Crimée et le Donbass, les Russes auraient arrêté les opérations offensives et auraient consolidé leur contrôle de ces régions, avoue Sven Biscop. S’ils avaient fait cela au printemps, les Ukrainiens auraient eu beaucoup plus de mal à réagir. Les Russes ne l’ont pas fait. Ils ont continué à attaquer. Et ils se sont plus affaiblis que l’Ukraine. Aujourd’hui, ils vont s’attacher à consolider cette liaison entre le Donbass et la Crimée. Mais je ne les vois pas déclarer un cessez-le-feu unilatéral. L’ambiance à Moscou ne s’y prête pas. S’ils réussissent à garder leurs positions jusqu’à l’arrivée de l’hiver qui freinera toutes les opérations, on pourrait avoir une stabilisation, fragile, du front jusqu’au printemps 2023.»
Un délai suffisant pour acheminer un maximum de renforts russes au sud et à l’est de l’Ukraine. Les Ukrainiens ont environ deux mois pour contredire ce scénario.
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