Guerre en Ukraine : pourquoi l’Asie centrale est l’objet de toutes les convoitises
Les cinq républiques ex-soviétiques se méfient des prétentions hégémoniques de Vladimir Poutine et n’expriment que peu de solidarité avec la Russie. Elles cherchent à diversifier leurs partenariats tant pour des raisons économiques que politiques.
Dans la lutte d’influence que se livrent la Russie et les pays occidentaux depuis le début de la guerre en Ukraine, en 2014, l’Asie centrale a pris une place singulière. Les cinq Etats d’Asie centrale qui composent cet espace géographique, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan, auraient vocation, par leur histoire et leur passé de républiques soviétiques, à se tourner naturellement vers la Russie. Mais l’attaque lancée par l’armée de Vladimir Poutine, le 24 février 2022, contre son voisin occidental a révélé que ce tropisme était loin d’être évident.
Ainsi aucun de ces pays ne s’est aligné sur la position des plus férus défenseurs de la Russie (le Bélarus, la Corée du Nord, la Syrie) lors des votes à l’Assemblée générale des Nations unies sur les résolutions condamnant l’invasion russe, le 2 mars, réclamant l’arrêt immédiat des hostilités le 24 mars et dénonçant l’annexion des territoires ukrainiens le 12 octobre. Le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan se sont systématiquement abstenus. L’Ouzbékistan n’a pas participé au premier vote et s’est abstenu lors des deux suivants. Et le Turkménistan, en vertu de sa politique de neutralité permanente reconnue par l’ONU depuis 1995, a joué la politique de la chaise vide à trois reprises. On a déjà connu soutien plus ferme à la politique de Vladimir Poutine.
Aucun dirigeant d’Asie centrale n’a envoyé de troupes en soutien de l’armée russe engagée en Ukraine.
Les cinq républiques ex-soviétiques n’ont pas pour autant décidé d’appliquer les sanctions édictées par les Occidentaux contre la Russie. Le défi au président russe a des limites. Elles ont cependant assuré qu’elles n’aideraient pas Moscou à les contourner. Une hausse étonnante des importations de lave-linge et de… tire-lait vers le Kazakhstan a bien été observée au cours du premier semestre de l’année, laissant supposer qu’un trafic de leurs composants électroniques dont la Russie aurait un cruel besoin pourrait être organisé. Mais on n’a pas eu confirmation d’un contournement des sanctions à grande échelle.
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Le préjudice économique
En réalité, la guerre en Ukraine embarrasse les pays d’Asie centrale pour trois raisons principales: leur dépendance à l’égard de la Russie, les conséquences économiques du conflit et de l’application des sanctions, et l’afflux de réfugiés russes. «Ces pays sont frappés de plein fouet par les conséquences éco- nomiques de la guerre. La Russie est un partenaire important. Qu’elle soit sous sanction leur pose énormément de problèmes. D’abord dans les relations commerciales, mais aussi parce que beaucoup de leurs nationaux travaillaient en Russie et renvoyaient leur salaire dans les familles. Et particulièrement dans les républiques d’Asie centrale les plus pauvres, le Tadjikistan et le Kirghizistan, analyse Thierry Kellner, maître de conférences au département de science politique de l’ULB et spécialiste de l’Asie centrale.
Il en a résulté des déclarations exprimant des inquiétudes sur la prolongation du conflit. «Il est temps de chercher ensemble une solution de paix. Nous ne pouvons pas accepter que les peuples frères russe et ukrainien soient séparés pour des décennies ou des siècles pour des griefs mutuels», s’est ainsi permis de commenter le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev lors du sommet de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) à Erevan, en Arménie, le 23 novembre. L’OTSC est une alliance militaire créée en 1994 et qui réunit l’Arménie, le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan.
L’invasion de l’Ukraine rappelle crûment la mainmise que la Russie veut imposer à son «étranger proche». De quoi soulever quelques inquiétudes. «Des craintes sont ravivées quant aux ambitions impériales de Vladimir Poutine. Elles sont peut-être plus fortes au Kazakhstan parce que ce pays partage une frontière très longue, plus encore que celle de l’Ukraine, avec la Russie. Surtout, une minorité ethnique russe est très présente dans tout le nord du Kazakhstan. Des membres de l’entourage de Vladimir Poutine ont critiqué vertement le Kazakhstan pour ses positions sur la guerre. Dmitri Medvedev (NDLR: président russe de 2008 à 2012) a ainsi affirmé que le Kazakhstan est un pays qui n’existait pas, usant de la même rhétorique que celle employée pour l’Ukraine», souligne Thierry Kellner.
Défaut de solidarité?
Les dirigeants à Moscou ont peu goûté, en réalité, que le président Kassym-Jomart Tokaïev fasse preuve d’aussi peu de solidarité avec la Russie alors qu’il a bénéficié du soutien militaire de celle-ci en janvier dernier pour mater une révolte populaire motivée par une hausse des prix des carburants. Quelque deux mille soldats avaient été envoyés au Kazakhstan, le 6 janvier, en vertu du traité de l’OTSC qui, sur le modèle de celui de l’Otan, impose un devoir d’aide aux Etats membres mis en danger. Huit jours plus tard, le «calme» revenait dans les principales villes du pays. Kassym-Jomart Tokaïev a été réélu à la présidence à l’issue d’un scrutin organisé le 20 novembre et remporté avec 81% des voix.
«Aucun dirigeant d’Asie centrale n’a envoyé de troupes en soutien de l’armée russe engagée en Ukraine. Certains pays ont même averti leurs nationaux qu’ils encourraient des peines de prison à leur retour s’ils partaient se battre aux côtés des soldats russes en Ukraine, indique Thierry Kellner. Le président kazakh justifie son positionnement sur le conflit ukrainien par la défense des intérêts nationaux en raison de la présence de la minorité russe dans son pays. Cela explique aussi que le Kazakhstan s’est rapproché ces dernières années de la Chine. La première visite effectuée par le président Xi Jinping à l’étranger après l’émergence de l’épidémie de Covid a été au Kazakhstan, à l’occasion du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, mi-septembre à Astana. C’est aussi un message subliminal envoyé à l’intention de Vladimir Poutine.»
Dmitri Medvedev a affirmé que le Kazakhstan est un pays qui n’existait pas, usant de la même rhétorique que celle employée pour l’Ukraine.
Une place à prendre
L’Asie centrale se trouve donc au centre d’ambitions géopolitiques et économiques où s’affrontent la Russie, la Chine et l’Union européenne. Quel est l’enjeu éco- nomique? «Des dynamiques sont développées par les pays de la région pour contrer les effets de la guerre en Ukraine sur l’activité économique, analyse le maître de conférences de l’ULB. Parmi ces dynamiques, figure le rapprochement avec d’autres acteurs, la Chine, l’Iran, la Turquie… Les itinéraires ferroviaires des routes de la soie chinoises vers l’Europe qui traversaient la Russie sont fermés. Les pays d’Asie centrale ont l’opportunité ou la nécessité de trouver des solutions pour pouvoir tirer profit des réorientations du commerce qui résultent des sanctions contre la Russie.» Les ambitions de la Chine et des pays les mieux dotés de la région, comme le Kazakhstan, se rejoignent donc autour de cet enjeu économique.
La Chine pourrait-elle sortir grande gagnante de ce processus? «En raison de la politique très agressive de la Russie et des incertitudes qu’elle a créées, il est clair que la Chine peut apparaître comme un partenaire alternatif aux Etats d’Asie centrale, acquiesce Thierry Kellner. Sauf que le soutien que la Chine apporte à la Russie, ne fût-ce que dans sa rhétorique, gêne aussi en Asie centrale. Et au lieu d’apparaître comme un contre-poids, elle pourrait être mise sur la même ligne que la Russie. Les républiques d’Asie centrale sont dans une position délicate. C’est aussi pour cela qu’il y a des appels du pied à d’autres pays pour diversifier un maximum leurs partenariats, s’offrir des marges de manœuvre, les pays européens, les Etats-Unis, l’Iran, la Turquie, l’Inde… Mais globalement, la Chine pourrait tout de même en retirer des dividendes, du moins d’un point de vue économique, parce qu’elle offre des opportunités que la Russie ne peut plus du tout offrir.»
Entrisme européen
Dans ce contexte, l’Union européenne a aussi une carte à jouer. Elle a développé in tempore non suspecto, à savoir avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, une politique spécifique sur l’Asie centrale. Stratégie qui, il est vrai, a enclenché une vitesse supérieure depuis le conflit en Ukraine.
Le président du Conseil européen, Charles Michel, s’est rendu au Kazakhstan fin octobre où il a eu des entretiens avec les chefs d’Etat des cinq républiques. Mi-novembre, une délégation de la Commission européenne emmenée par le haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Josep Borrell, et la commissaire aux Partenariats internationaux, Jutta Urpilainen, a fait le voyage du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan pour vanter notamment l’initiative Global Gateway, un programme d’investissement dans des projets de connectivité et d’infrastructures, autrement dit des routes de la soie à la mode et à la dimension européennes. «L’Asie centrale veut avoir une relation avec l’Europe qui pourrait contrebalancer les autres acteurs, a commenté à cette occasion Josep Borrell. Si nous ne faisons rien, il est certain que les autres auront plus d’influence que nous.»
Si l’Europe est déjà bien présente en Asie centrale, étant même l’investisseur le plus important dans la région en termes agrégés, les opportunités d’y développer son ancrage se sont accrues. C’est un nouvel effet inattendu et contre-productif de la guerre lancée par Vladimir Poutine, le 24 février.
L’Arménie fâchée avec la Russie
Si la Russie est intervenue au secours du régime du président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, en janvier de cette année, elle n’a pas réagi au dernier épisode de la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, dans le Caucase. Les 13 et 14 septembre, l’armée azerbaïdjanaise a attaqué une trentaine de villes et villages sur le territoire arménien, causant la mort de deux cents militaires et de trois civils. L’objet principal du conflit entre les belligérants est l’enclave à majorité arménienne du Haut-Karabakh en Azerbaïdjan. Une offensive directe contre l’Arménie peut donc légitimement être considérée comme une escalade. Lors du sommet de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui s’est tenu le 23 novembre à Erevan, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian n’a pas caché son courroux de ne pas avoir été aidé militairement par la Russie au nom du devoir de solidarité entre Etats membres de l’organisation, dont ne fait pas partie l’Azerbaïdjan. Le Kirghizistan a lui aussi critiqué l’inaction de l’OTSC, et donc de la Russie, à la suite des affrontements frontaliers qui l’ont opposé au Tadjikistan, les 14 et 20 septembre. Son aventure en Ukraine fait donc aussi perdre de sa crédibilité à la Russie aux yeux de certains de ses alliés.
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