Guerre en Ukraine: Makiïvka, nouveau symbole de l’amateurisme militaire russe
Le lourd bilan de frappes ukrainiennes sur un «centre de déploiement provisoire» d’appelés près de Donetsk est la conséquence d’un défaut de vigilance de l’armée russe. Le fiasco peut-il avoir des conséquences à Moscou?
Aux premières heures de 2023, le décalage de professionnalisme entre l’armée ukrainienne et sa rivale russe, déjà observé lors des dix premiers mois de guerre, a trouvé une nouvelle illustration dans la république autoproclamée de Donetsk, une des quatre provinces ukrainiennes annexées par la Russie.
Lors de la nuit du réveillon, six missiles ont été tirés par un lance-roquettes américain Himars (high mobility artillery rocket system) contre un bâtiment universitaire de trois étages dans la localité de Makiïvka, proche de la ville de Donetsk, et située à une vingtaine de kilomètres du front du Donbass. Deux ont été interceptés, pas les autres. La cible n’était pas civile. Le bâtiment avait été transformé, de l’aveu même du ministère russe de la Défense, en «centre de déploiement provisoire» des soldats russes recrutés à la faveur de la «mobilisation partielle» décrétée le 21 septembre 2022 par Vladimir Poutine. Fait rare, le ministère a reconnu moins de 48 heures après l’attaque, la mort de 63 de ses hommes. Les autorités ukrainiennes ont évoqué un bilan beaucoup plus lourd, allant de trois cents à quatre cents tués. Le blogueur militaire russe Rybar a indiqué que le lieu visé accueillait six cents appelés, ce qui donnerait du crédit à la revendication ukrainienne. L’infrastructure abritait un dépôt de munitions dont l’explosion aurait aggravé les dommages au bâtiment, réduit en gravats.
Placer du personnel n’importe où dans des bâtiments au lieu de les mettre dans des abris, c’est une aide directe à l’ennemi.
Piégés par leur portable
L’attaque ukrainienne du réveillon est de nature à provoquer un choc en Russie. Par son bilan, par la qualité des victimes – des conscrits peu ou prou contraints de s’engager sans expérience de la guerre –, et par le modus operandi de l’opération. Il semble que l’émission des téléphones portables que les soldats avaient été autorisés à utiliser pour contacter leur famille en Russie a permis à l’armée ukrainienne de localiser dans cette université une forte présence militaire, ce qui en faisait une «cible de choix». L’expertise du renseignement ukrainien, la capacité de réaction de l’armée de Kiev, la technologie de pointe américaine et l’imprudence russe ont donc permis à l’Ukraine d’ajouter à son actif un nouveau fait de guerre spectaculaire, après la destruction du croiseur Moskva en mer Noire, l’attaque du pont de Kertch entre Russie et Crimée, ou le bombardement de bases aériennes à l’intérieur du territoire russe.
Dans le camp russe, l’opération de Makiïvka questionne à nouveau le professionnalisme de l’armée présentée comme une des plus puissantes au monde le 24 février 2022. Elle pose question au moins sur trois points: la concentration d’un tel nombre de militaires en un même lieu, la proximité de ce casernement avec un dépôt de munitions et l’absence de mesures de sécurité qui auraient notamment justifié l’interdiction de l’usage de téléphones portables. Vice-ministre de l’Information de la république autoproclamée de Donetsk, Daniel Bezsonov a exprimé son incompréhension: «J’espère que les responsables de cette décision (NDLR: le rassemblement des appelés dans le même lieu) seront punis. Il y a suffisamment d’installations abandonnées, de bâtiments solides et de sous-sols dans le Donbass où le personnel peut être réparti.» «Dix mois après le début de la guerre, il est dangereux et criminel de considérer l’ennemi comme un imbécile qui ne voit rien. […] Placer du personnel n’importe où dans des bâtiments au lieu de les mettre dans des abris, c’est une aide directe à l’ennemi», a enchéri Andreï Medvedev, le vice-président de l’assemblée législative de la ville de Moscou. Mais les troupes russes apprennent-elles de leurs erreurs? Fin octobre, des combattants tchétchènes avaient été ciblés après que leur localisation dans la région de Kherson a été repérée par la diffusion de photos sur les réseaux sociaux. Le président de Tchétchénie Ramzan Kadyrov avait reconnu la mort de 23 «kadyrovtsy».
Manifestations de mères de soldats
Au vu de la célérité avec laquelle les autorités russes ont étouffé toute contestation de l’intervention de l’armée en Ukraine depuis le déclenchement de la guerre, y compris auprès des mères de soldats tués ou blessés, il est difficile d’imaginer que la tragédie humaine et le fiasco opérationnel de Makiïvka auront de notables conséquences. «Quelles conclusions seront tirées? Qui sera puni?», s’est tout de même permis le député à la Douma Mikhaïl Matveïev. Membre du Parti communiste, il a été élu en 2021 dans une circonscription de la région de Samara, à un millier de kilomètres au sud-est de Moscou. Plusieurs conscrits tués la nuit du réveillon dans le Donbass étaient originaires de cette ville et de localités avoisinantes. L’émotion suscitée par le drame a donné lieu le 3 janvier à des hommages de collègues et à des manifestations de mères à Samara, Togliatti et Syzran.
Par l’ampleur probable des pertes, par l’incurie que les circonstances de l’attaque révèlent, par la succession d’erreurs attribuées à l’état-major malgré la désignation du réputé général Sergueï Sourovikine comme commandant des opérations militaires en Ukraine, l’opération de Makiïvka peut-elle induire des changements dans la conduite russe de la guerre? La saga des mystères du Kremlin s’est enrichie d’un nouvel épisode.
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