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Guerre en Ukraine: «L’imprévisibilité de Donald Trump devient prévisible»

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

La séquence télévisée actant publiquement la rupture entre les présidents Trump et Zelensky, d’une rare violence, a provoqué la sidération. Mais pas seulement, assure le psychologue Olivier Luminet.

La scène télévisée à laquelle le monde entier a assisté, le vendredi 28 février dernier, mettant aux prises en public le président Volodymyr Zelensky et le président Donald Trump, a constitué une onde de choc, individuellement et collectivement. Passé un moment de sidération, cette séquence pourrait toutefois avoir des conséquences bénéfiques inattendues, affirme Olivier Luminet, professeur de psychologie des émotions à l’UCLouvain et à l’ULB et chercheur au FNRS.

Après cette séquence télévisée, le sentiment de sidération l’a-t-il emporté sur tous les autres?

Je reprendrais certainement cette notion de sidération, un ressenti émotionnel très intense, dans lequel on se retrouve un peu figé, sans mots. Cela s’explique d’abord par le fait que l’on est confronté à une scène hors norme. En général, le langage diplomatique utilisé est beaucoup plus policé et les choses sont dites moins frontalement que ce qui se passe lors de ces discussions entre politiques. Mais ici, on est dans un niveau de violence sans précédent, en décalage complet par rapport à ce qu’on voit d’habitude. On ne dispose donc pas de schéma de référence pour cela. Or, l’individu fonctionne beaucoup en termes de schéma: a priori, une rencontre politique ressemble à une discussion entre des gens qui parfois ne s’apprécient pas, mais qui disent quand même qu’ils s’apprécient un peu. On n’en a pas du tout la représentation d’un langage aussi direct, aussi accusateur, aussi culpabilisant.

Le sentiment de trahison de la part des Etats-Unis, pays considéré comme historiquement ami, joue-t-il dans ce sentiment de stupeur?

Oui. L’amitié avec les Etats-Unis est ancrée dans notre socle depuis qu’ils sont entrés en guerre pour nous défendre, lors de la Première Guerre mondiale. Ça fait plus de 100 ans: tous les gens en vie aujourd’hui en Europe ont l’image d’Etats-Unis alliés. Le président Donald Trump a violemment cassé cette image-là. La question qui se pose désormais est: les Etats-Unis sont-ils notre nouvel ennemi? Non seulement ils ne sont plus là pour nous aider mais ils se montrent hostiles. Ce sont des changements majeurs qui se sont produits en très peu de temps.

Les dirigeants belges devraient réfléchir à des actions concrètes à proposer à la population, en dehors de l’aide militaire. Car son potentiel de solidarité est très élevé.»

Dès lors que notre cadre de références politiques et diplomatiques a implosé, on peut avoir le sentiment que tout est à présent possible. On ne sait plus à quoi s’attendre. Cette incertitude génère-t-elle aussi des émotions négatives?

Oui. Cette notion de «tout est désormais possible» fait référence à la perte ou au manque de contrôle, ce qui est l’un des déclencheurs essentiels de l’émotion. Ce qui est remarquable, c’est qu’assez vite après cette séquence, il y a eu des réactions pour tenter de reprendre le contrôle. Les sommets européens organisés dans la foulée et l’accueil du président Zelensky à Londres ont ainsi permis une espèce de réparation. Après un état de sidération, la capacité de réagir, de voir les choses de manière différente et avec du recul, permet de reprendre progressivement le contrôle. Ce qui est nécessaire car rester dans un état de sidération est beaucoup trop anxiogène. L’état d’anxiété de la population était sans doute très élevé vendredi.

Avez-vous le sentiment qu’outre la réaction personnelle des individus, une émotion a touché collectivement la population?

Je crois que l’onde de choc a été assez forte: cette situation touche tout le monde. La guerre en Ukraine, que certains considéraient sans doute comme un problème lointain, est d’un coup devenue beaucoup plus palpable. Comme les menaces potentielles de la Russie qui se rapprochent. Par ailleurs, regarder les images de cette séquence le jour même ou quelques jours plus tard n’a pas le même effet sur le spectateur. Vendredi, nous avons été confrontés à l’image brute, sans explication ni traduction: nous avons ramassé en pleine figure cette situation sidérante d’un président américain qui dénigre et humilie en public le président ukrainien. Découvrir les mêmes images le lendemain, avec une analyse, de la réflexion et du recul était déjà moins choquant.

«Le soutien des Européens vis-à-vis du président Zelensky a sans doute augmenté après cette séquence. Plus fort que quand on le voit sur le champ de bataille en Ukraine.»

Ceux qui ont vu cette séquence ont-ils pu s’identifier au président ukrainien et ressentir l’humiliation qu’il a subie?

Je pense, oui. D’autant qu’il était seul face au président et au vice-président américains qui, tour à tour, l’ont humilié et injurié devant un parterre de journalistes. Pris dans cette espèce de guet-apens, Volodymyr Zelensky a dû ressentir de la honte et de l’impuissance. Il n’avait plus que sa parole pour se défendre, dans une langue qui, de plus, n’est pas la sienne. Il était plus difficile pour lui de s’exprimer et de bien s’exprimer, dans une situation à laquelle il ne s’attendait pas. Le spectateur découvre donc quelqu’un qui est attaqué de toutes parts, qui plus est par un pays que l’on pensait soutenant et qui essaie tant bien que mal de résister. Cela a dû créer une onde d’empathie dans la population, bien plus que quand on voit le président Zelensky sur le champ de bataille en Ukraine. Avec le sentiment que ce qui se passe n’est pas juste, qu’il ne mérite pas ça. Le soutien à son égard a probablement augmenté en Europe à ce moment-là, peut-être même fortement.

A l’instar d’autres dirigeants européens, le Premier ministre Bart De Wever a aussi manifesté rapidement une solidarité très forte envers le président ukrainien. Ces messages de soutien contribuent à apaiser cette impression d’humiliation: elles montrent au président ukrainien qu’il est soutenu, qu’il est pas seul ni abandonné. Et son pays non plus.

Comment l’individu peut-il digérer le choc qu’a représenté cette séquence télévisée?

Il ne faut certainement pas rester sur l’image, mais lire des commentaires et des analyses. Les médias servent à digérer des nouvelles comme celles-là. Ensuite, il faut identifier des solutions, des pistes de réaction, pour aller vers des émotions plus distanciées et des sentiments positifs de solidarité et d’empathie. Par exemple se rendre compte que l’Europe est beaucoup plus importante qu’on le pensait, qu’on a là une communauté d’idées et d’esprit qui va au-delà de toutes nos divisions et que, en dehors de l’extrême droite, il y a en Europe un tissu commun de gens, de la gauche à la droite, qui pensent de la même manière et partagent une même identité. En termes d’identité européenne, cette séquence historique peut avoir un effet assez important. D’ailleurs, depuis que Bart De Wever est Premier ministre, on oublie un peu sa casquette de nationaliste flamand. Quand il se positionne sur l’Ukraine, il ne le fait pas comme Flamand ni comme Belge, mais comme Européen. On est à un autre niveau d’identité, plus collectif. C’est un phénomène que l’on n’observe pas souvent. On l’a vu au moment des attentats du 11-Septembre, par exemple, lorsque la solidarité s’est manifestée dans l’autre sens, vis-à-vis des Américains.

Comment dépasser le sentiment d’impuissance que l’on a pu ressentir en Europe, après vendredi soir?

Il est vrai que, contrairement aux situations de catastrophes naturelles où la population réagit spontanément en versant de l’argent ou en apportant des vivres et des vêtements, ici, les individus n’ont pas la possibilité d’agir. Il serait sans doute intéressant et important que le monde politique belge réfléchisse à ce point, à côté de ses décisions sur le soutien militaire à proposer à l’Ukraine. La population belge est aujourd’hui touchée émotionnellement et davantage prête à donner de son temps et de son énergie pour soutenir, d’une manière ou d’une autre, la population ukrainienne, en souffrance depuis trois ans. Il y a peut être des actions concrètes qui devraient être imaginées, parce que ce potentiel de solidarité est très élevé. Il y a différentes manières d’aider l’Ukraine. Pas seulement sur le plan militaire mais aussi –je parle en tant que psychologue– pour répondre aux terribles problèmes de santé mentale là-bas, ou au niveau éducatif.

«Quand Bart De Wever dit soutenir l’Ukraine, il ne le dit pas comme Flamand ni même comme Belge. Il parle en tant qu’Européen.»

En raison du renforcement de l’identité européenne à laquelle on assiste, les marqueurs politiques habituels pourraient-ils évoluer?

Ce qui est intéressant ici, c’est que cette identité et cette solidarité européenne transcendent le clivage habituel entre la gauche et la droite. Certes, la Première ministre italienne Giorgia Meloni se met un peu hors-jeu en ne réagissant pas beaucoup. Mais le futur chancelier allemand, très à droite, le français Emmanuel Macron, plutôt au centre, et les dirigeants espagnols de gauche sont sur la même longueur d’onde. Le sentiment d’urgence transcende tout: nous devons prendre nos responsabilités, nous retrousser les manches et si on ne réagit pas par rapport à l’Ukraine, notre intégrité sera menacée. Cela rappelle un peu, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements d’union nationale ralliant des communistes et la droite conservatrice. Cette séquence pourrait donc avoir, d’une certaine manière, un effet bénéfique.

Les positions changeantes de Donald Trump, qui traite Volodymyr Zelensky de dictateur puis assure ne pas s’en souvenir, ajoutent-elles à la confusion?

Oui. En six semaines, c’est-à-dire depuis son investiture, Donald Trump a créé une déstabilisation énorme. Mais on commence à gérer son imprévisibilité: si on prenait ses positions au pied de la lettre au début, on sait désormais qu’il ne faut plus forcément les considérer comme argent comptant. On ne peut pas être imprévisible de manière permanente. Les gens vont se rendre compte que même si Donald Trump occupe constamment la scène médiatique, il n’est pas seul à décider de tout. Son imprévisibilité devient prévisible.

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