Guerre en Ukraine : l’Europe se dotera-t-elle des moyens de sa défense?
Alors que les besoins en armes de l’Ukraine sont de plus en plus grands, les dirigeants de l’Union européenne et de l’Otan discutent de la meilleure façon de lui venir en aide et de se réarmer ou de mieux s’armer face à la menace russe.
Sommets de l’Union européenne, du G7 et de l’Otan: les «grands» de ce monde se réunissent à tout va avant la fin juin pour discuter de la réponse à apporter à l’agression russe contre l’Ukraine. La visite à Kiev, le 16 juin, des présidents français et roumain, Emmanuel Macron et Klaus Iohannis, du chancelier allemand, Olaf Scholz, et du Premier ministre italien, Mario Draghi, venus signifier au président Volodymyr Zelensky que son pays accédait au statut de candidat à l’Union européenne, et l’avis en ce sens formulé le lendemain par la Commission européenne ont focalisé l’attention sur le volet géopolitique de l’avenir de l’Ukraine. Un engagement, à confirmer par les vingt-sept chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union ces 23 et 24 juin, qui a été salué par les dirigeants ukrainiens.
La guerre en Ukraine est gourmande en matériel de haut niveau et les Ukrainiens en demandent toujours plus.
Mais cette promesse d’un ancrage fort à l’Europe des démocraties libérales ne fait pas oublier les difficultés du moment. Dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine, l’armée peine à résister à l’offensive massive des soldats russes et des miliciens des républiques autoproclamées de Louhansk et de Donetsk. Or, sur ce plan, c’est surtout sur les Etats-Unis que les Ukrainiens peuvent compter pour éviter une débâcle qui réduirait à néant leurs aspirations politiques et civilisationnelles. Le 18 mai, la Commission européenne a formulé des propositions visant à renforcer la coopération entre armées nationales et à créer des économies d’échelle, notamment par des achats en commun. Les chefs d’Etat et de gouvernement réunis en sommet les 30 et 31 mai en ont approuvé le principe. Mais dans l’immédiat, seul un projet pilote a trouvé un financement. Cependant, la guerre appelle des réponses urgentes. Alors, l’activisme diplomatique des Européens ne vise-t-il pas aussi à masquer leur relative impuissance dans le domaine militaire? Et si c’est le cas, comment se montrer plus efficaces? Eléments de réponse avec Pierre Haroche, chercheur en sécurité européenne à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem), à Paris.
La guerre en Ukraine a-t-elle fait prendre conscience aux Etats européens de la nécessité d’accroître et de mieux coordonner leurs moyens en matière de défense?
Des actes concrets ont été posés par des Etats membres, mais chacun de son côté. Le chiffre de 200 milliards d’euros d’augmentation des budgets de défense a été évoqué pour l’ensemble des pays européens, dont le plan de 100 milliards, hors budget, de l’Allemagne (NDLR: en Belgique, le gouvernement s’est accordé, le 18 juin, sur l’objectif de consacrer 2% du PIB au budget de la défense à partir de 2035). Des efforts sont faits. On observe aussi une mobilisation des industriels pour suivre le mouvement parce que la guerre en Ukraine est très gourmande en matériel de haut niveau et que les Ukrainiens en demandent toujours plus. Un des enseignements de ce conflit est l’importance des masses. Les Européens disposent de matériel de bonne qualité dans certains domaines. Mais ils ne sont pas du tout crédibles en matière de masse. La question importante est de savoir si l’effort à fournir, on le fait à l’échelon européen…
Armer l’Ukraine, réarmer les Etats membres de l’Union européenne, c’est maintenant qu’il faut le faire.
Quel avantage y aurait-il à développer un budget européen de défense?
Comme des masses importantes d’armement sont en jeu, les achats doivent être coordonnés. Sinon, l’effort ne sera pas suffisamment crédible et important. L’achat conjoint du même matériel présente de nombreux avantages. Il favorise l’interopérabilité entre les forces armées des pays européens. Là où il existe un char de combat principal dans l’armée russe, on en dénombre onze modèles dans les armées de l’Union européenne. L’achat conjoint permet des économies d’échelle. Il évite des coûts de production plus importants, des difficultés à exporter plus grandes et la concurrence. La discussion est relancée à un moment opportun puisque tout le monde souhaite investir dans la défense en même temps et avec le même conflit en tête, donc en ciblant le même matériel. La Commission européenne veut stimuler ce projet d’achats communs avec de l’argent de l’UE, en prolongeant les efforts déjà mis en œuvre au moment de la création du Fonds européen de la défense sous la commission précédente, celle de Jean-Claude Juncker. Celui-ci en est resté à l’état de prototype. Mais on n’est plus en temps de paix. On ne peut plus faire un essai et attendre quelques années avant de se saisir du problème. Armer l’Ukraine, réarmer les Etats membres, c’est maintenant qu’il faut le faire. Si l’Union européenne arrive dans deux ans avec un programme très bien ficelé, cela n’aura pas servi à grand-chose et pourra même être contre-productif. Toutes les ambitions européennes de création d’une base industrielle et technologique de défense et d’une convergence des armées nationales à travers des achats communs auront été vaines puisque que les armées se seront rééquipées entièrement et auront dépensé tout leur argent durant cette période. Il est vrai que, sur le long terme, c’est une petite révolution qui aura des conséquences très grandes. Une forme d’intégration militaire.
Peut-on s’inspirer de la stratégie mise en place lors de la crise sanitaire pour l’achat des vaccins?
La situation n’est pas exactement la même. Pour l’achat des vaccins, il n’y avait pas d’argent du budget de l’Union européenne qui était mis sur la table. L’UE a négocié au nom des Vingt-Sept mais chaque Etat membre a payé ses propres vaccins. L’enjeu était d’avoir un négociateur commun, ce qui a permis d’avoir plus de poids dans la négociation que si chacun avait discuté dans son coin avec les grands laboratoires, voire en concurrence avec les autres. Si on achète du matériel militaire chacun de son côté, une différence sera faite entre les gros et les petits acheteurs, avec le risque de livraisons tardives pour ces derniers. Autre écueil, l’afflux de demandes au même moment aboutira à une concurrence entre Etats et donc à une hausse des prix. Posons aussi la question de la sécurité d’approvisionnement. Si l’on est dépendant d’acteurs extérieurs à l’Union européenne, il est possible qu’en cas de crise, on se retrouve vulnérables à des décisions prises hors de l’UE. Imaginons qu’une guerre éclate demain dans la région indo-pacifique impliquant la Chine et les Etats-Unis, ceux-ci pourraient nous signifier que tel ou tel composant d’une arme est désormais réservé en priorité à ses besoins ou à ceux de leurs alliés dans la région. Et puis, il existe un argument économique. Si on encourage l’achat de matériel européen, on entretient notre tissu industriel et notre capacité à produire. Si elle veut se réarmer, il est légitime que l’Union européenne le fasse au bénéfice de son industrie pour que le contribuable y trouve aussi son intérêt.
Comment financer cette ambition d’aide militaire à l’Ukraine et de réarmement des Etats membres de l’UE?
Le débat est un peu confus sur les modes de financement. La Commission a déjà proposé d’utiliser de l’argent du fonds Next Generation EU, mis en place dans le cadre de la réponse à la crise du Covid, pour ses propositions en matière énergétique. Ne pourrait-elle pas le faire également en matière de défense? On pourrait aussi imaginer la création d’un fonds d’urgence. C’est d’ailleurs déjà un peu la logique suivie pour financer l’armement de l’Ukraine. Le financement des livraisons d’armes est en train de dépasser les montants disponibles à travers le mécanisme de la Facilité européenne de paix (FEP). On envisage d’augmenter les plafonds au fur et à mesure et, donc, d’adopter des solutions qui s’adaptent aux besoins en temps réel. Dans un deuxième temps, on pourrait mettre en place des instruments plus solides d’un point de vue juridique et financier, dans une logique plus axée sur le budget de l’UE.
Vingt-sept petites armées n’en font pas une grosse.
La défense européenne doit-elle rester intégrée dans le cadre de l’Otan?
L’intérêt de cet aspect budgétaire est qu’il n’est pas en concurrence avec l’Otan. On est sur le même terrain. Il s’agit de renforcer la sécurité de l’Europe face à la Russie. Mais on ne le fait pas sur le terrain opérationnel, celui de l’Otan. Et on utilise un avantage comparatif de l’UE: elle a des instruments financiers que n’a pas l’Alliance atlantique. J’y vois vraiment une complémentarité, même pour des pays extrêmement atlantiques et attachés à la primauté du rôle de l’Otan, comme les pays baltes.µ
Des experts rappellent que le budget militaire cumulé des pays de l’UE est quatre fois supérieur à celui de la Russie. L’enjeu n’est donc pas seulement une question d’argent?
Vingt-sept petites armées n’en composent pas une grosse. En regardant les chiffres, on peut avoir l’impression qu’il n’y aucun problème. Il y a plus d’un million de soldats dans l’Union européenne contre 800 000 à 900 000 en Russie. Mais si tous les pays dupliquent les mêmes fonctions et développent des armées qui ne sont pas capables, pour la plupart, de se battre dans des combats de haute intensité, en réalité, on ne dispose pas du tout des mêmes moyens. Si on s’en tient à la rentabilité des investissements et à une vision économique, alors les arguments en faveur d’une plus grande intégration militaire sont évidents. Mais il existe aussi des arguments politiques qui freinent l’intégration parce que plus vous êtes intégré, moins vous avez de marge de manœuvre si vous voulez prendre une décision propre. Cette réticence a pu s’exprimer en France parce qu’elle a voulu intervenir en avant-garde à certains moments, comme cela s’est passé au Mali. La France n’accepterait pas de dépendre de moyens d’autres partenaires pour agir. La guerre en Ukraine met en lumière l’importance cruciale de la logistique et des moyens. Cela étant, il faut aussi relativiser les comparaisons budgétaires. Le budget militaire de la Russie est à peu près comparable à celui de la France. Mais si vous regardez les capacités des deux pays en matière de chars de combat, vous vous apercevez que la France possède environ 220 chars Leclerc tandis que la Russie en a déjà perdu plus de mille en Ukraine et qu’elle en a encore des milliers d’autres en service ou en stock. Sur un segment du matériel qui importe aujourd’hui dans la guerre en Ukraine, on n’est pas du tout dans les mêmes proportions.
Volodymyr Zelensky a affirmé que son armée disposait de 10% des armements dont elle aurait réellement besoin. Les Etats-Unis et l’Europe sont-ils en capacité de combler ce déficit?
Si on donnait satisfaction aux Ukrainiens, ils auraient la plus grande armée d’Europe. Ce n’est pas un niveau que l’on peut atteindre aisément. Parce qu’une ambition pareille entre en concurrence directe avec les efforts de réarmement des Etats membres de l’UE et parce que, d’un point de vue industriel, les Etats-Unis et l’Europe n’ont pas forcément les moyens d’aller aussi vite et aussi massivement que cela. Il n’empêche, Volodymyr Zelensky a raison de tirer la sonnette d’alarme. Le conflit en Ukraine devient de plus en plus une guerre d’artillerie. Et là, pour le coup, on assiste à un décalage très net entre le nombre de canons que les Russes sont capables de mettre sur le front et le nombre de ceux que les Ukrainiens peuvent déployer. Il serait dommage qu’après tout le courage dont ont fait preuve les Ukrainiens, ils soient obligés de flancher simplement parce qu’ils n’ont pas la quantité de matériel nécessaire pour combattre.
Celui qui remportera la guerre sera-t-il celui qui, sur la durée, se montrera le plus solide en matériels et en hommes?
Ce sera incontestablement une variable importante, même si d’autres dimensions entrent aussi en jeu dans cette guerre: les sanctions économiques, la dépendance à l’énergie, le soutien de l’opinion publique… Il est sûr qu’en matériel, les Russes disposent de la plus grande puissance de feu. Il faut toutefois aussi prendre en compte l’aspect qualitatif. On reproche à la France de ne pas livrer beaucoup d’armes. Or, le canon Caesar est exactement le type d’armes dont les Ukrainiens ont besoin dans la guerre du Donbass. Il faut pouvoir frapper sans être soi-même frappé. Les canons Caesar sont très utiles parce qu’ils sont capables de se mettre en position, de tirer et de s’en aller rapidement, sans se faire détruire.
Il serait dommage qu’après tout le courage dont ont fait preuve les Ukrainiens, ils soient obligés de flancher parce qu’ils n’ont pas la quantité de matériel nécessaire pour combattre.
Le sentiment qui prévaudra ne sera-t-il pas, en définitive, que ce seront les Etats-Unis qui auront sauvé l’Ukraine?
Quelle que soit la motivation que l’on peut associer à leur action, il est clair que ce sont les Etats-Unis qui sont capables de mettre le plus de moyens sur la table. Cela étant dit, débattre d’instruments financiers permettant de mobiliser l’effort de guerre européen et développer l’idée que l’on doit passer d’une logique de paix où l’on envoie quelques stocks limités à l’Ukraine à une logique d’économie de guerre où il faut produire plus et plus vite pour nous et pour les Ukrainiens est un message important à transmettre. Si l’Union européenne disposait d’instruments financiers ambitieux permettant d’injecter assez rapidement des sommes d’argent importantes pour le financement de l’effort de guerre en Ukraine et le réarmement des Etats membres, elle montrerait qu’elle est à la hauteur.
UE, G7, Otan: des décideurs et des invités
La guerre en Ukraine sera au menu de discussions au plus haut niveau mondial à l’occasion de trois réunions prévues d’ici à fin juin.
Sommet de l’Union européenne. Les 23 et 24 juin, les Vingt-Sept se réuniront à Bruxelles. Au menu, entre autres, le feu vert au statut de candidats à l’adhésion de l’Ukraine et de la Moldavie. L’unanimité est requise.
Sommet du G7. Les dirigeants des sept pays les plus industrialisés – Etats-Unis, Royaume-Uni, Canada, Japon, Allemagne, France et Italie – se rencontrent à Krün, en Bavière, les 26, 27 et 28 juin. Volodymyr Zelensky a été invité à se joindre à eux par l’hôte des lieux, le chancelier allemand Olaf Scholz. On ignore s’il sera physiquement présent ou en visioconférence. L’aide à l’Ukraine, les sanctions à l’encontre de la Russie et les conséquences de la guerre sur le commerce mondial y seront discutés.
Sommet de l’Otan. Lors de leur réunion à Madrid les 28, 29 et 30 juin, les dirigeants des Etats membres de l’Organisation du traité de l’Alliance atlantique adopteront leur nouveau concept stratégique qui définit les tâches politiques et militaires. Ils discuteront aussi des demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande que l’obstruction de la Turquie pourrait faire traîner. A noter aussi que le Premier ministre japonais, Fumio Kishida, son homologue australien Anthony Albanese, et le président sud-coréen, Yoon Suk-yeol, tous trois en fonction depuis quelques mois ou semaines, participeront également au sommet de Madrid. De quoi alimenter un parallèle entre la situation actuelle en Ukraine et la conjoncture à venir à Taïwan.
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