Guerre en Ukraine: «Le but de l’incursion en Russie est plus politique que militaire» (entretien)
«Cette opération veut signifier au pouvoir russe qu’il est temps de négocier», juge l’historien militaire Boris Laurent. Mais elle n’est pas sans risque…
Spécialiste en histoire des relations internationales et en histoire militaire, Boris Laurent a publié Histoire de l’armée russe (1). Il décrypte les enjeux de l’opération de l’armée ukrainienne en Russie et analyse les failles de l’armée russe à l’aune de son histoire.
Comment analysez-vous l’incursion de l’armée ukrainienne en Russie? Vous paraît-elle intelligente?
Il y a beaucoup d’audace dans cette opération. Elle montre que l’armée ukrainienne est encore agile et peut agir en dépit de ce qu’on avait dit sur l’immobilisation du champ de bataille, dû aux nouvelles technologies. Le champ de bataille étant devenu ultratransparent, aucune armée ne pouvait bouger sans être repérée, voire écrasée d’obus et de missiles par son adversaire. On observe que l’opération a pris les Russes de court. Par ailleurs, la manœuvre, si longtemps absente du champ de bataille, a fait son retour. Quel est l’objectif de cette opération? Il est éventuellement de soulager le front dans le Donbass où cela ne se passe pas très bien pour l’armée ukrainienne puisqu’elle se fait grignoter du terrain… Je ne pense pas qu’il soit d’occuper le territoire russe puisque l’armée ukrainienne n’en a pas les moyens. Il peut être d’adresser un «coup de poing» au pouvoir russe pour lui signifier qu’il est temps de négocier et ainsi avoir une nouvelle carte à jouer à la table des négociations. L’Ukraine y arriverait moins en position de faiblesse qu’elle ne l’était auparavant. Il est peut-être là le vrai objectif, politique et moins militaire. En tout cas, cette opération montre à la Russie et aux Russes qu’ils sont vulnérables, que leur armée est fragile, que l’infrastructure défensive du territoire russe n’a pas fonctionné, que leur système de renseignement est défaillant… On n’avait pas vu cela depuis 1941.
Cette opération ne comporte-t-elle quand même pas des risques?
C’est une opération très risquée. L’Ukraine y consacre des ressources, des moyens mobiles, des unités solides à haute valeur combative dont on peut penser qu’elles auraient été utiles sur la ligne de front en Ukraine. Attendons de voir comment les Russes vont réagir. On est dans une période assez grise. Jusqu’où cette opération ira-t-elle? Quel effet produira-t-elle chez les Russes? En useront-ils comme prétexte pour passer à un degré supplémentaire dans la menace nucléaire? Le problème est qu’on ne sait jamais comment la Russie va réagir. La doctrine russe sur l’utilisation du nucléaire stipule que si les intérêts vitaux et l’existence même de la Russie sont menacés, Moscou s’autorise à utiliser l’arme nucléaire. En menaçant Koursk, la survie de la Russie est-elle en péril? Cette zone grise est très complexe. Mais avec les Russes, il y a toujours un risque nucléaire.
Que représente pour les Russes la bataille de Koursk, ville éventuellement ciblée par l’attaque ukrainienne, dans le déroulement de la Seconde Guerre mondiale?
Koursk est la plus grande bataille de matériel de l’histoire. Et pour la dernière fois dans cette guerre, on a le meilleur de l’Armée rouge contre le meilleur de la Wehrmacht. Cette dernière possède les meilleurs «cerveaux», les meilleurs soldats, les meilleurs matériels. L’Armée rouge aligne ses meilleurs officiers, ses meilleurs soldats, ses meilleurs matériels. C’est un choc de Titans. Le système défensif soviétique permet de briser l’offensive allemande. Mais ce qui est formidable avec Koursk, c’est qu’il y a deux contre-offensives menées par l’Armée rouge, grâce notamment à une opération d’intoxication remarquable qui déroute de puissantes unités de l’armée allemande. Donc, on a une opération défensive puis offensive. C’est la bataille parfaite. C’est la première fois que l’Armée rouge bat la Wehrmacht sur terrain découvert à la belle saison. Ça ne s’était jamais vu. C’est une double victoire, défensive et offensive, contre une armée allemande au meilleur de sa forme. Koursk est donc pour les Russes tout un symbole, largement enseigné.
Si le drapeau ukrainien venait à flotter sur un bâtiment emblématique de Koursk, serait-ce un symbole douloureux pour les Russes?
Ce serait terrible non seulement pour les dirigeants, parce que ça montrerait leur échec de la gestion de la guerre, mais aussi pour toute la population russe. Il y a un monument gigantesque à Koursk honorant la bataille de la Seconde Guerre mondiale. Il est à la hauteur de ce que le pouvoir et les Russes pensent de cette bataille. Un tel scénario serait un coup porté au moral de la population. Elle pourrait néanmoins resserrer les rangs contre l’Ukraine si ça se passait comme cela. Mais sans doute l’objectif des Ukrainiens n’est-il pas de planter un drapeau sur un bâtiment de Koursk, juste d’ébranler la confiance des Russes dans leur outil militaire et d’être dans une position moins défavorable pour d’éventuelles négociations.
Dans votre livre, vous insistez sur l’usage de l’art opératif par l’armée russe et soviétique. De quoi s’agit-il? Et comment la Russie en a-t-elle fait une spécialité?
La pensée occidentale s’est longtemps focalisée sur la bataille et sur l’anéantissement des forces de l’adversaire. La pensée opérative russe, puis soviétique, se concentre non pas sur l’anéantissement biologique de l’adversaire mais sur la décapitation de ses centres de pouvoir, de commandement militaire, et de production. C’est une vision beaucoup plus large et plus profonde que la vision occidentale. Cette pensée, née à la fin du XIXe siècle, trouve un aboutissement avec Alexandre Svetchine, ancien officier impérial passé dans le camp bolchevique et qui disparaîtra dans les purges staliniennes à la fin des années 1930. Les objectifs seront recherchés loin dans la profondeur du champ de bataille et du système adverse. Pour arriver à ses fins, l’armée russe puis rouge va organiser les unités en leur octroyant des rôles particuliers à jouer à des moments donnés. L’art opératif est un outil par lequel la stratégie fixe les objectifs à atteindre. Il est le chaînon manquant entre la tactique et la stratégie. Il est l’instrument par lequel la stratégie ordonnance toute l’activité militaire afin que les combats se mettent au service des objectifs recherchés. Cette pensée est complètement novatrice au début du XXe siècle. Elle est en rupture totale avec ce qui se faisait jusqu’alors. Elle permettra aux Soviétiques, dans les années 1940-1945, de triompher de la meilleure armée du monde de l’époque, l’armée allemande.
«Les Russes useront-ils de cette opération comme prétexte pour passer à un degré supplémentaire dans la menace nucléaire?»
La victoire de la Russie sur l’Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale est-elle le couronnement de cet art opératif?
Absolument. La victoire sur la Wehrmacht est l’exemple flagrant de la supériorité intellectuelle des Russes sur les Allemands. D’ailleurs, ce succès sur l’Allemagne nazie se doublera d’une victoire incroyable sur le Japon en Mandchourie où, là aussi, l’art opératif est la clé du succès.
Lire aussi | Dans les coulisses de l’armée russe
Est-ce la raison pour laquelle, aujourd’hui encore, la Grande Guerre patriotique est vantée comme un événement exceptionnel pour les Russes?
La Grande Guerre patriotique est la référence ultime pour les Russes, et notamment pour Vladimir Poutine. D’abord parce que c’est le sacrifice du peuple. On estime a minima qu’il y eut 26 millions de morts en URSS pendant cette guerre. C’est aussi le triomphe de l’ouvrier et du paysan face à une armée allemande jugée très aristocratique par les Russes –ce qui n’était pas tout à fait vrai. Et c’est le triomphe d’une pensée militaire en avance sur celle des Occidentaux, qui sont en quelque sorte enfermés dans la pensée napoléonienne puis prussienne de la guerre. Cela durera assez longtemps. Les Russes insistent aujourd’hui sur le poids de l’URSS dans la victoire alliée, ce qui est totalement fondé, puisque 70% des effectifs de l’armée allemande se trouvaient en URSS. Le conflit entre le IIIe Reich et l’URSS est en fait une guerre dans la guerre, l’affrontement entre les deux grands totalitarismes du XXe siècle.
Comment expliquer que cet art opératif a été «oublié», comme vous l’écrivez, par la Russie lors du déclenchement de l’«opération militaire spéciale» en Ukraine?
Il a été masqué par une perception de la guerre développée par les Russes depuis les années 2000. Ils se sont un peu auto-intoxiqués à cause de leurs succès. Les réussites qu’ils ont connues en Géorgie, en Syrie, dans le Donbass ukrainien, en Crimée les ont convaincus qu’un type de guerre très indirecte, incluant la confrontation informationnelle, la cyberguerre, l’envoi de petites unités des forces spéciales, leur suffisait pour engranger des victoires. Ils ont cru qu’en Ukraine, un engagement plutôt limité produirait le même résultat. Mais les Russes n’ont pas vu que l’Ukraine de 2022 n’était pas la même que celle de 2014. Son armée avait complètement changé dans son armement et son organisation, notamment grâce à la formation dispensée par les Américains et les Britanniques. Les Russes se sont dit qu’une opération «coup de poing» avec une intervention sur l’aérodrome d’Hostomel et la traque du gouvernement ukrainien à Kiev serait suffisante. Quid de la question logistique, pourtant capitale? Quid du nombre de soldats engagés en Ukraine? En fait, «l’opération spéciale» porte bien son nom. Elle devait être limitée et avait pour objectif de décapiter le pouvoir ukrainien. De l’autre côté, mis à part l’échec de la contre-offensive de 2023, les Ukrainiens démontrent qu’ils ont une pensée militaire très agile. Ils s’adaptent très vite à leur environnement, parviennent à surprendre leur adversaire et prennent des décisions avec une grande liberté d’action, ce que n’ont jamais fait les Russes ou les Soviétiques.
«L’opération en Russie montre que l’armée ukrainienne est encore agile et peut agir.»
Y a-t-il des défauts récurrents observés au sein de l’armée russe tout au long de son histoire?
Ce qui est récurrent, c’est qu’il n’y a pas ou peu de niveaux intermédiaires entre l’officier et la troupe, ce qu’on appelle les sous-officiers en Europe. Ils sont les chevilles ouvrières de l’armée. C’est grâce à eux que les commandements passent et que les ordres sont exécutés. Les sous-officiers forment les militaires du rang, leur transmettent l’esprit d’équipe, le sens de la discipline. Or, il y en a très peu dans l’armée russe. C’est une tradition qui remonte avant même l’ère soviétique. D’autre part, il n’y a jamais eu de liberté d’action telle qu’elle existe dans nos armées occidentales. Dans celles-ci, l’officier fait confiance à sa troupe. Il y a énormément de transparence dans les ordres donnés. Entre l’ordre donné et son exécution, on laisse à la troupe l’initiative d’être créative. Enfin, la corruption est apparue à la chute de l’URSS où l’armée s’est retrouvée sous l’ère Eltsine dans un état chaotique, avec un degré de corruption et de violences internes exceptionnel, sans parler de la violence venant du monde civil à l’encontre de l’armée, chérie et respectée sous l’ère soviétique. Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, le règlement de cette question a été une priorité. Le problème s’est résorbé, mais il subsiste.
L’atout de la masse fonctionne-t-il encore aujourd’hui comme il a pu fonctionner lors de la Seconde Guerre mondiale?
Il fonctionne encore aujourd’hui, mais il n’est plus du tout de même nature que lors de la Seconde Guerre mondiale. La Russie ne retrouvera jamais une force du type de l’Armée rouge. Elle n’en a pas les moyens financiers ni humains. Ce serait trop lourd à porter. En 1945, l’Armée rouge comptait plus de six millions de combattants répartis dans 488 divisions d’infanterie et 35 corps blindés composés de plus de 15.000 chars et canons autopropulsés. La production industrielle a tourné à plein régime pendant la Grande Guerre patriotique. Toutes les usines ont produit massivement au-delà de l’Oural, dans des conditions de travail inimaginables pour un Occidental, sous la menace constante de la police politique. La Russie ne peut plus faire cela. Néanmoins, elle s’est mise en ordre de marche. Elle entre dans une économie de guerre. Et donc, elle continue à disposer de cet avantage, même s’il n’est plus aussi décisif.
(1) Histoire de l’armée russe. Des tsars à Poutine, par Boris Laurent, Nouveau monde éditions, 560 p.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici