Guerre en Ukraine : la Russie usera-t-elle de son « pouvoir de nuisance » sur les dossiers internationaux ?
La glaciation de ses relations avec les Occidentaux peut-elle pousser la Russie à saboter le règlement de dossiers de géopolitique? Balkans, Iran, Syrie…: les possibilités ne manquent pas. Mais la défense de ses propres intérêts et de ceux de ses alliés la retiendra de céder au revanchisme irrationnel.
Le président américain Joe Biden et ses conseillers de politique étrangère et de défense étudient, depuis le 15 août, la réponse de l’Iran à une proposition de l’Union européenne en vue d’une réactivation de l’Accord sur le nucléaire iranien de 2015. Il a été signé par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Chine, Russie) et l’Allemagne. En mai 2018, sous l’impulsion de Donald Trump, les Etats-Unis se retiraient de cet arrangement «désastreux». Le processus diplomatique actuel vise à rencontrer le souhait de son successeur démocrate de le réintégrer et à offrir à l’Iran une embellie économique par la levée de sanctions. Depuis la glaciation des relations entre la Russie et les Occidentaux en raison de la guerre en Ukraine, une incertitude plane cependant sur la conduite de tous les dossiers de géopolitique: Vladimir Poutine pourrait-il faire payer aux Occidentaux les sanctions qu’ils ont pris à l’encontre de la Russie en sabotant la résolution de litiges sur lesquels elle dispose d’un pouvoir d’influence?
La politique étrangère de la Russie est réaliste, avec des intérêts éternels, mais pas d’ennemis éternels.» Tanguy de Wilde d’Estmael, professeur de relations internationales à l’UCLouvain.
La réponse à l’interrogation est complexe. Professeur de relations internationales à l’UCLouvain, Tanguy de Wilde d’Estmael pose, en préambule, le contexte qui autorise ce questionnement à propos de la Russie, de par la position importante qu’elle occupe sur l’échiquier international. «Elle est un membre permanent du Conseil de sécurité. Or, un accord entre les cinq membres permanents est nécessaire quand ladite communauté internationale veut déployer une action multilatérale, souligne le spécialiste. Ce statut amène la Russie – c’était déjà le cas du temps de l’URSS – à s’intéresser à tous les dossiers internationaux. Corollairement, elle a donc une capacité de blocage et la possibilité d’empêcher la mise en action du multilatéralisme.»
La nature de la diplomatie russe dictera aussi l’usage ou non d’un «pouvoir de nuisance». «Dans sa politique étrangère, la Russie n’a pas besoin d’amis. Elle a des intérêts et des partenaires, assure Tanguy de Wilde. Un exemple: elle est capable de s’entendre avec la Turquie après que celle-ci eut abattu un de ses avions dans le ciel de la Syrie (NDLR: le 24 novembre 2015). Rapidement, Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine, qui sont deux réalistes, ont fait taire les récriminations autour de l’incident pour trouver un terrain d’entente, même s’ils ne soutiennent pas le même partenaire en Syrie. La politique étrangère de la Russie est réaliste, avec des intérêts éternels, mais pas d’ennemis éternels. Elle se déploie en fonction de ses intérêts.»
Pour l’expert en relations internationales, «la Russie, vu la situation actuelle, est capable de pratiquer un linkage négatif. Dans une politique réaliste, on peut avoir la volonté de faire avancer plusieurs dossiers de front et, dès lors, de les lier lors d’une discussion avec des partenaires. Dans le cas présent, la Russie leur explique que les désagréments qu’ils subissent résultent de l’attitude euro-américaine. Vladimir Poutine a beau jeu d’entonner auprès des pays africains l’antienne de la responsabilité des anciens pays coloniaux pour justifier leurs déboires, par exemple sur le risque de la rupture dans l’approvisionnement en blé. On sait pourtant que la situation était plus compliquée que cela. Cela n’a pas empêché Moscou d’utiliser un discours opportuniste qui surfait sur une vieille rhétorique anticolonialiste.»
Depuis le 24 février, une épée de Damoclès pend donc au-dessus de plusieurs dossiers de politique internationale. Revue des contentieux les plus sensibles ou susceptibles de l’être.
Les conflits «gelés» en Europe
On a longtemps cru qu’avec l’irruption de la guerre en Ukraine, la région autonomiste prorusse de Transnistrie, en Moldavie voisine, allait connaître de graves turbulences. Le scénario ne s’est pas réalisé. Raison tactique. C’est une percée de l’armée russe vers la ville ukrainienne d’Odessa et au-delà, écartée pour le moment, qui permettrait une continuité géographique entre le sud ukrainien occupé et la partie orientale de la Moldavie, la Transnistrie, sous influence russe. Le cheminement inverse serait encore plus compliqué. Raison politique aussi. «Malgré les incitations de l’Union européenne en faveur d’une coopération entre Chisinau et Tiraspol (NDLR: respectivement capitale de la Moldavie et «chef-lieu» de la Transnistrie), ce n’est pas demain qu’une unification du pays s’opérera, garantit Tanguy de Wilde. D’autant que la guerre en Ukraine ne favorise pas le rapprochement. Un scénario d’annexion de la Transnistrie à la Russie, comme il a été opéré en Crimée, n’est donc pas vraiment nécessaire.»
L’impression est quand même que la Serbie demeure, en dépit des discours nationalistes, plus intéressée par un rapprochement avec l’Union européenne.
Le professeur de l’UCLouvain ajoute que si on regarde l’évolution au cours des vingt dernières années de la Moldavie et aussi de la Géorgie, théâtre, en 2008, d’une guerre avec la Russie qui conduisit à la séparation du pays des républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, désormais sous la coupe de Moscou, elles ont eu des gouvernements qui n’ont pas toujours été défavorables à la Russie. C’est le cas à Tbilissi aujourd’hui. En Géorgie, la Russie a de toute façon obtenu ce qu’elle voulait: la création de facto deux petits Etats croupions, avec une zone de sécurité élargie depuis la guerre de 2008 pour l’Ossétie du Sud.
La «poudrière» des Balkans
En décembre 2021, sous l’impulsion du leader politique des Serbes de Bosnie, Milorad Dodik, le parlement régional de Banja Luka a adopté des résolutions réclamant la sortie des institutions bosniennes de la République serbe de Bosnie dans les six mois. Ce projet remet en cause les accords de Dayton de 1995, socle de la pacification de la Bosnie-Herzégovine. Il n’a pas été mis à exécution. L’occasion serait «belle» pour la Russie, alliée de la Serbie, elle-même alliée de la Republika Srpska, de torpiller une construction étatique alambiquée voulue par l’administration américaine, et, de la sorte, d’ajouter un foyer de tensions à la frontière de l’Union européenne.
«La question est de savoir quel est, à terme, l’intérêt de la Serbie: un rapprochement avec l’Union européenne ou le basculement complet vers la Russie?, tempère Tanguy de Wilde d’Estmael. L’impression est quand même que la Serbie et le Monténégro demeurent, en dépit des discours nationalistes et même s’ils ne suivent pas complètement la politique restrictive de l’Union européenne à l’égard de la Russie depuis le déclenchement de la guerre, plus intéressés par un rapprochement avec l’UE. Pour la Serbie, cette perspective est aussi liée à une solution satisfaisante pour toutes les parties à propos du Kosovo.»
La politique de l’Union européenne à l’égard de cette région est donc cruciale, alors que l’adoption expresse de la candidature de l’Ukraine à l’Union, actée lors du sommet des chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Sept le 23 juin, a pu crisper les prétendants sur la liste d’attente, dans les Balkans ou ailleurs. «On n’en est tout de même plus au temps où, au XIXe siècle et au début du XXe jusqu’à la Première Guerre mondiale, la Russie était “la protectrice des Balkans”. De même, l’Union européenne n’est pas la “méchante Autriche-Hongrie” qui s’oppose à la Serbie. Elle représente au contraire un pôle d’attractivité, notamment pour la population jeune, en Serbie et même chez les Serbes de Bosnie. Que l’attention de l’UE doive se porter sur ces régions est évident. C’est la périphérie la plus proche. Il y a un discours à tenir, non pas celui de la fatigue de l’élargissement, mais celui des progrès concrets vers l’adhésion. C’est là que la puissance douce et attractive de l’UE, y compris dans sa dimension économique, peut être plus forte que l’attractivité de la Russie. Mais, sur ce processus, je suis d’avis qu’il vaut mieux indiquer que le chemin sera relativement long plutôt que de faire des promesses que l’on ne pourra pas tenir», avance le professeur de l’UCLouvain.
Une «place à prendre» en Afrique
La pénétration de la Russie en Afrique était une réalité avant le choc de l’invasion russe en Ukraine. On a vu, à travers l’accord scellé par la Russie avec les Nations unies et la Turquie sur le transport sécurisé des céréales ukrainiennes, l’importance que les intérêts de ses partenaires africains ont prise dans la politique étrangère de la Russie. L’accroissement de l’emprise de Moscou sur des Etats sahéliens fragilisés dépend cependant davantage de circonstances locales que du contexte de tensions entre les Occidentaux et la Russie.
L’actualité du Mali en fournit un éloquent exemple. «L’occurrence est propice. Quand on analyse l’histoire de la présence française au Mali – applaudie d’abord, confortée, puis fondue dans des forces plus multilatérales –, il y a clairement eu un revirement de la part des Maliens, et une volonté que l’on pourrait même qualifier d’antifrançaise, énonce Tanguy de Wilde. La place était à occuper. La géopolitique a horreur du vide. Il a été essentiellement rempli, là, par la Russie, à travers le groupe Wagner. Mais c’est une tendance que l’on observe depuis la présidence de Dmitri Medvedev (NDLR: de 2008 à 2012): une relance tous azimuts de la politique étrangère de la Russie.»
L’équilibrisme en Syrie
Protectrice du régime de Bachar al-Assad qu’elle a sauvé de la chute en intervenant militairement à ses côtés en 2015, la Russie est un acteur incontournable de la recherche d’une solution durable à la pacification de la Syrie. L’alternance démocratique ou fondamentaliste à la tête de l’Etat n’étant plus d’actualité, le plus grand défi auquel Damas est aujourd’hui confronté est la restauration de l’unité du pays, entre le maintien d’une enclave, sanctuaire des derniers éléments djihadistes, sous le contrôle de la Turquie dans la région d’Idlib, au nord-ouest du pays, et la réponse à la volonté récurrente d’autonomie du territoire administré, au nord-est, par les Kurdes avec le soutien des combattants du Parti de l’union démocratique (PYD).
La Russie sait que le franchissement du seuil nucléaire militaire par l’Iran entraînera un processus semblable par l’Arabie saoudite. Elle ne le souhaite pas.
Ceux-ci sont l’objet de toutes les attentions actuelles puisque le président turc Recep Tayyip Erdogan, en quête de flambée du sentiment nationaliste qui, espère-t-il, devrait faciliter sa réélection lors de la présidentielle de 2023, a annoncé une vaste offensive contre les Kurdes de Syrie pour instaurer à la frontière de la Turquie une zone de sécurité pour prévenir toute violence de ses ennemis. La Russie pourrait-elle favoriser ce projet? «Sa position de médiatrice dans le conflit ukrainien renforce la position de la Turquie, décrypte Tanguy de Wilde. Sur le dossier, de manière assez réaliste, ce qui importe le plus à la Russie, c’est le maintien du régime, avec l’argumentaire répété à l’envi qu’il vaut mieux conserver ce pouvoir plutôt que de voir le djihadisme s’installer partout. Là est son intérêt. Et, à cette aune, la question kurde peut être considérée comme plus secondaire. On pourrait donc imaginer que la Russie ferme les yeux sur les initiatives turques dans ce domaine.»
Le nucléaire iranien
Sur ce dossier dont l’actualité a été présentée plus haut, la Russie est écartelée entre le respect des intérêts de son allié iranien et une réticence viscérale, et aujourd’hui décuplée, à servir ceux des Etats-Unis. «Avant le 24 février 2022, d’après les échos que l’on avait pu avoir, on avait constaté une assez forte implication de la Russie dans les négociations. Les efforts des négociateurs et des diplomates russes étaient assez intenses avec une réelle volonté d’aboutir. Les échos suivants semblaient dire qu’ils avaient fait place à des atermoiements. Le processus avait relativement bien démarré en 2021, était sur le point d’aboutir en 2022 et a été sapé par la détérioration du contexte», analyse le professeur en relations internationales.
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Comme dans le dossier des Balkans, la question est d’identifier à qui profiterait une relance de l’Accord sur le nucléaire iranien de 2015. «Les Etats-Unis y gagneraient quelque chose puisqu’il vise à les réintégrer dans un accord dont ils sont sortis. Mais, sur le fond, la Russie entretient une alliance de longue date avec l’Iran tout en ne souhaitant pas que son partenaire devienne une force nucléaire militaire. Elle n’a pas intérêt à une déstabilisation du Moyen-Orient. Elle sait que le franchissement du seuil nucléaire militaire par l’Iran entraînera un processus semblable par l’Arabie saoudite. Elle ne le souhaite pas», répond Tanguy de Wilde.
Sur l’Iran comme dans les Balkans, conclut l’expert, «la Russie n’exercera son “pouvoir de nuisance” que si elle estime pouvoir obtenir quelque chose. La diplomatie russe est suffisamment subtile pour ne pas tomber dans les errements. Elle est relativement bien pensée, même si elle ne pense pas comme nous.»
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