Guerre en Ukraine : « La mobilisation en Russie va plonger des millions de personnes dans la pauvreté »
Des hommes fuient la Russie pour échapper au recrutement. Des femmes, des enfants, des vieux vont plonger dans la pauvreté. La détestation du régime augmentera. Mais il est peu probable qu’il soit pour autant menacé.
Depuis l’annonce par Vladimir Poutine, le 22 septembre, d’une «mobilisation partielle» de la population pour soutenir l’effort de guerre en Ukraine, quelque 261 000 Russes au moins ont quitté le pays, selon un décompte livré par les autorités elles-mêmes en date du 27 septembre. Un nombre de personnes quasi équivalent à celui que la mobilisation s’est officiellement fixé a ainsi échappé à l’embrigadement pour la guerre en Ukraine, soit 300 000 recrues. A l’échelle de la population de la Russie, 146 millions d’habitants, le ratio pourrait paraître négligeable. Mais quand on additionne les exilés, les futurs appelés qui se cassent un bras pour éviter l’enrôlement et les manifestants arrêtés (plus de 2 300, d’après l’ONG OVD-Info), on approche tout de même d’un mouvement de fond de nature à ébranler la société. Maître de conférences à Sciences Po Paris sur les relations entre l’Europe et la Russie et présidente d’Eastern Circles, centre analytique français sur la géopolitique dans les pays de l’ex-URSS, Anastasiya Shapochkina décrypte les enjeux profonds de cette mobilisation.
Cette mobilisation n’est pas partielle mais globale.» Anastasiya Shapochkina, présidente du think tank Eastern Circles.
Existe-t-il deux visions de la mobilisation: celle annoncée par Vladimir Poutine dans son discours du 21 septembre et celle couchée dans le décret qui l’instaure?
On a appris par Novaïa Gazeta Europe (NDLR: site d’information russophone créé en Lettonie par d’anciens journalistes exilés du journal russe éponyme) que l’article 7 du décret de mobilisation, derrière lequel ne figure que la mention «à usage officiel», était secret. Selon le pouvoir, il fixe le nombre total de personnes qui seront appelées à servir dans l’armée, qui pourrait aller jusqu’à un million. Mais on ignore s’il ne renferme pas encore d’autres clauses secrètes, par exemple sur les catégories de la population concernées par la mobilisation. En théorie, certaines franges en sont exemptées. Par exemple, les étudiants, les gens qui n’ont pas d’expérience militaire, les personnes au-delà d’un certain âge ou qui peuvent se prévaloir d’impossibilités médicales. Donc, un premier problème est que l’on ne sait pas exactement ce qu’il y a dans le décret. Un deuxième est qu’entre la théorie et la pratique, il existe une différence en Russie. Pour comprendre ce qui se passe, il suffit de se remémorer l’histoire russe. Cette question de la mobilisation pour la guerre en Ukraine me rappelle beaucoup L’Archipel du goulag (Seuil, 1973), 565 p., le livre d’Alexandre Soljenitsyne. Il n’y décrit pas seulement l’expérience des personnes ; il y décrit aussi tout un système. Un chiffre est fixé par le système pour envoyer des gens en prison dans le goulag. Ensuite, ce sont les autorités locales qui sont chargées de «remplir les chiffres». Dans le cas de la mobilisation pour l’Ukraine, il s’agit des gouverneurs des 85 entités de la Fédération de Russie. Eux-mêmes dispatchent à leur tour les ordres aux autorités des villes et villages sous leur responsabilité.
Il y a donc un décalage entre l’intention affichée et la réalité du terrain?
Si dans un village peuplé de peu d’habitants, le réservoir de personnes correspondant aux critères prescrits est inférieur au quota requis, le responsable local ne se posera plus la question de l’âge de la personne recrutée ou de son statut d’étudiant ou pas pour satisfaire à la demande. Un exemple parlant: les jeunes qui étudient à distance ou en soirée pour conjuguer leur apprentissage avec un emploi ne pourront pas échapper à la mobilisation. Plus significatif encore: on a rapporté des cas où la police est venue au sein même des universités pour recruter des étudiants et les conduire directement dans les bus qui les emmenaient dans les centres de formation. Les médias russophones (Meduza, Novaya Gazeta, Echo de Moscou, qui travaillent tous maintenant hors de la Russie) témoignent aussi de nombreux cas d’arrestations de manifestants contre la mobilisation, suivies directement par leur mobilisation sur place.
Pour arrêter la contre-offensive ukrainienne, […] on remplace la qualité par la quantité.
Cela explique-t-il, par exemple, la réaction de deux députés de la Douma qui se sont plaints de la mobilisation de personnes qui n’avaient jamais effectué leur service militaire?
Parmi mes contacts, les blogueurs libéraux ou les médias indépendants, les témoignages sont extrêmement nombreux d’actes contraires au texte du décret. Cette mobilisation n’est pas partielle mais globale. Une représentante du gouvernement a fait une annonce officielle, le 23 septembre, pour spécifier douze catégories de personnes exclues de la mobilisation. Au même moment, des reportages montraient exactement l’inverse: des citoyens appartenant à ces catégories étaient mobilisés. Cela explique aussi pourquoi tant d’hommes ont décidé de quitter la Russie. Parce qu’ils savent très bien que les critères du décret ne seront pas respectés. Certaines régions ont déjà fermé leurs frontières pour éviter un exode trop massif et les témoignages, dans la presse libérale russe, d’hommes qui ont été empêchés de quitter la Russie par les garde-frontières sont nombreux. Une fermeture totale des frontières, au moins pour les hommes mobilisables, est la prochaine étape la plus probable à court terme.
Pour certains, n’y a-t-il pas d’alternative à une fuite?
S’ils ne partent pas, c’est l’armée ou la prison. Pour les hommes russes qui fuient le pays, c’est le seul moyen de préserver leur vie. Ils savent qu’il n’y aura pas trois mois d’entraînement militaire. Pour arrêter la contre-offensive ukrainienne, il faut compenser le manque d’expertise et de stratégie par la quantité des effectifs déployés sur le terrain. Donc, on remplace la qualité par la quantité. C’est la même option qui fut utilisée avec beaucoup de succès par la Russie pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi le bilan des morts de l’Union soviétique est-il le plus élevé de tous les belligérants, 27 millions? Les historiens russes modernes spécialistes de la Seconde Guerre mondiale expliquent qu’il n’y avait pas de raison pour l’URSS de perdre autant de soldats. Aujourd’hui, les experts militaires occidentaux assurent qu’on n’est pas dans le même contexte et qu’amener des masses de soldats sur le front ne suffit pas à gagner une guerre parce qu’un conflit comme celui-là se joue grâce à l’armement moderne. Pourtant, mes contacts ukrainiens sur le front sont stupéfiés par de nombreuses pertes humaines russes dans le cadre de cette contre-offensive ukrainienne. Et ce qui les impressionne le plus, c’est la masse d’hommes qui est ainsi sacrifiée: des soldats qui arrivent à devoir marcher sur les corps de leurs camarades.
Cette mobilisation peut-elle susciter un mouvement de révolte populaire?
D’un côté, en tant qu’observateur, on a tendance à affirmer qu’il n’y a plus de contestation en Russie, que toute opposition a été éradiquée. En vérité, avec Alexeï Navalny en prison et les dizaines de milliers de personnes qui l’ont soutenu hors de la Russie ou en détention, le mouvement protestataire dans le pays a perdu beaucoup en nombre: nous voyons des centaines et parfois seulement des dizaines de manifestants contre la mobilisation dans les grandes villes de la Russie depuis le 22 septembre, alors qu’ils étaient des dizaines de milliers à se mobiliser lors de la contestation de 2011-2012. Les protestations existent, mais elles ne pèsent pas sur le pouvoir. La mobilisation pour la guerre en Ukraine va certainement mécontenter des millions et des millions de personnes. Je vous laisse imaginer ce que certaines femmes ressentent quand elles se retrouvent avec des enfants, des crédits, mais plus de mari. La Russie est un pays où beaucoup de femmes ont tendance à prendre un congé de maternité de trois ans pour chaque nouveau-né. Derrière un million d’hommes mobilisés, il y a des millions de femmes, d’enfants et de vieux qui plongeront dans la pauvreté du jour au lendemain. Parce que la mobilisation se passe aussi directement sur les lieux de travail, nous verrons aussitôt des conséquences sur l’économie. Beaucoup de personnes, individuellement touchées, détesteront le régime. Cela débouchera-t-il sur une contestation de masse? Si la plupart sont des femmes avec des enfants, ce n’est pas une population qui sortira facilement dans la rue pour manifester. Leurs maris ont été mobilisés pour se faire tuer en Ukraine, elles ne vont pas risquer de se retrouver en prison et de devoir abandonner leurs enfants. Les femmes au Daghestan montrent un exemple de protestation. Mais je ne vois pas des millions de femmes bouger contre le régime. D’autant qu’elles ne sont pas toutes géographiquement proches. De plus, certaines recevront de l’argent en guise de compensation pendant quelque temps. Cela contribue aussi à l’absence de contestation.
Les protestations existent mais elles ne pèsent pas sur le pouvoir.
Le régime n’est donc pas menacé?
Certainement pas par ces manifestations. Aujourd’hui, les protestataires sont trop peu nombreux pour inquiéter le pouvoir. La seule possibilité de s’opposer au régime est de recourir à la force. C’est ce qui a rendu possible la révolution de 2014 en Ukraine. Mais les Russes, eux, n’ont jamais été prêts à cela. Les Biélorusses non plus. Résultat: les régimes totalitaires se maintiennent au pouvoir. Peut-être le pouvoir russe pourrait-il être menacé par une révolte générale de la population? Mais les révolutions sont toujours imprévisibles. On se demande toujours si les gens finiront par se révolter. Historiquement parlant, face au régime autoritaire russe, est-on proche de l’année 1917 (révolution bolchevique aboutie), de 1930 (durcissement extrême de la machine répressive stalinienne) ou de 1985 (quelques années avant la fin de l’URSS)? On ne sait pas.
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