Guerre en Ukraine et danger nucléaire : « Les belligérants ne prennent pas de risque inconsidéré »
La mission de l’AIEA à Zaporijia témoigne de la prise de conscience par la Russie et l’Ukraine des risques que provoquerait un bombardement de la centrale. Mais des coupures d’électricité et le stress du personnel sont aussi des enjeux cruciaux, estime Emmanuelle Galichet, chercheuse en sciences et technologies nucléaires.
Alors que l’Ukraine a lancé une contre-offensive sur plusieurs axes contre l’armée d’occupation dans la région de Kherson avec des résultats incertains, le ministère russe de la Défense affirmant le 30 août l’avoir repoussée, l’attention reste portée sur la centrale nucléaire de Zaporijia, située à Enerhodar, dans une autre région méridionale d’Ukraine contrôlée par les Russes.
Une équipe de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a été dépêchée sur place pour ce que son directeur général Rafael Grossi, qui la conduit, a appelé une «mission d’ordre technique». Un objectif qui situe à la fois l’importance et la limite de l’opération visant à sécuriser le site, cible ces dernières semaines de faits de guerre. Dans une interview au Monde, le patron de l’AIEA a dit espérer pouvoir obtenir des belligérants un maintien permanent d’experts de son agence à Zaporijia.
Enseignante-chercheuse en sciences et technologies nucléaires au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) à Paris, Emmanuelle Galichet suit de près la situation dans la centrale ukrainienne. Elle décrypte les enjeux de la mission de l’AIEA.
Que la mission de l’AIEA à Zaporijia puisse être menée n’est-il déjà pas un signe de la prise de conscience par les Russes et par les Ukrainiens de l’importance de protéger le site?
C’est un signe encourageant. Les Russes et les Ukrainiens semblent avoir compris que l’on ne prend pas en otage une centrale nucléaire en pleine guerre. Cette mission résulte d’une demande collatérale. Je suis optimiste. Une escalade n’est dans l’intérêt de personne.
Le directeur général de l’AIEA, Rafael Grossi, a évoqué un «risque réel de catastrophe nucléaire» avant d’entamer cette mission. Partagez-vous son inquiétude?
Je partage l’inquiétude sur un risque nucléaire. Mais je serais moins alarmiste que Rafael Grossi, qui est dans son rôle quand il tape du poing sur la table. Jusqu’à présent, il m’a tout de même semblé que les belligérants savaient ce qu’ils faisaient. Ils sont tous les deux très au fait du fonctionnement des centrales nucléaires. Celle de Zaporijia a été construite par les Russes. Elle est exploitée par les Ukrainiens. Ils la connaissent par cœur. Depuis début mars, les actions menées étaient assez éloignées d’un risque nucléaire. Elles ont fait peur. Mais elles n’ont pas abîmé les bâtiments où il y avait un risque de rejet radioactif dans l’environnement. Les belligérants ne prennent pas de risque inconsidéré.
Jusqu’à présent, les belligérants ne prennent pas de risque inconsidéré.
Au-delà d’un éventuel dommage aux réacteurs nucléaires, le danger ne réside-t-il pas aussi dans la possibilité que le dépôt de déchets radioactifs signalé sur le site soit touché par un bombardement?
Il existe plusieurs installations de déchets radioactifs à Zaporijia. Les combustibles usés qui sont juste sortis du cœur du réacteur, hautement radioactifs, sont dans une piscine. Celle-ci est dans le bâtiment du réacteur, donc elle est autant protégée que le cœur par l’enceinte de confinement. Zaporijia comprend aussi un site de stockage de combustible usé à sec. Mais ce combustible est très ancien. Une grande partie de sa radioactivité a déjà diminué. L’Ukraine ne fait pas du recyclage comme on le fait en Belgique et en France. Elle doit donc obligatoirement posséder des zones de stockage de déchets sur ses sites nucléaires. Mais ils sont beaucoup moins radioactifs. C’est pour cela que je suis moins alarmiste que certains. Les conteneurs de ces déchets radioactifs sont en béton et assez robustes. Ils n’ont, certes, jamais été dimensionnés pour être bombardés. Ils pourraient être fissurés et, dans cette hypothèse, il y aura bien un rejet de radioactivité. Mais il ne sera pas très important. Il se répandra autour de l’impact. Il n’y aura pas de nuage radioactif dans la haute atmosphère, qui pourrait ensuite être transporté dans toute l’Europe.
Que pose comme défi à la centrale de Zaporijia une rupture d’alimentation en électricité, comme celle que l’on a observée le 25 août?
L’électricité est un point crucial. L’enjeu majeur de sûreté est de conserver toujours une source d’eau et une source d’électricité. Effectivement, on peut être beaucoup plus inquiet par l’endommagement de l’alimentation extérieure en électricité. Les réacteurs ont besoin d’électricité pour refroidir. Même quand ils sont arrêtés, il subsiste une chaleur résiduelle, du fait de la radioactivité du combustible. De l’électricité et de l’eau sont nécessaires pour refroidir le cœur du réacteur. Une centrale est alimentée par des sources électriques extérieures. Elle dispose aussi de groupes électrogènes de secours.
De combien de groupes électrogènes la centrale de Zaporijia est-elle pourvue?
A Zaporijia, chaque réacteur possède trois groupes électrogènes de secours. Deux autres sont bunké- risés sur le site. Au total, ce sont une vingtaine de groupes qui peuvent prendre le relais si l’alimentation extérieure est coupée. Pendant un certain temps, évidemment. Il leur faut du carburant pour fonctionner. Il me semble qu’il existe à peu près une semaine à dix jours de réserve de carburant sur le site, pour pouvoir continuer à refroidir les cœurs. Ensuite, il faudra retrouver de l’électricité, soit en réparant les lignes électriques extérieures qui auraient été endommagées, soit en livrant du carburant pour faire fonctionner les groupes électrogènes. Si ce n’est pas le cas, on pourrait assister à ce qui s’est passé à Fukushima, un «accident de perte totale de l’électricité». L’ eau qui permet, à l’intérieur du cœur, de le refroidir en évacuant la chaleur résiduelle à l’extérieur vaporisera. Le combustible est «dénoyé». Il est à l’air libre. Il est très très chaud. Il montera très vite en température, jusqu’à environ 2 300 degrés. Une fonte du combustible et des structures métalliques qui le tiennent se produira ; on appelle cela un corium, une sorte de plasma fait de combustibles, de produit de fusion, de structures métalliques, etc. Ce corium est très radiotoxique, très corrosif et, dans certaines conditions et au bout de quelque temps, il peut percer la cuve du cœur du réacteur, la couche en béton située en dessous. Et il pourrait s’introduire dans le sol. C’est la crainte majeure que l’on nourrit aujourd’hui à propos de Zaporijia.
La centrale présente-t-elle d’autres risques?
Le premier risque est une coupure de l’alimentation électrique. Le deuxième réside dans les conditions de travail du personnel de la centrale. L’erreur humaine est un enjeu crucial de sûreté nucléaire. Donc, opérer un réacteur sous menace d’un ennemi, dans des conditions dramatiques de guerre, avec la peur de subir un bombardement ou de voir des membres de sa famille tués ou blessés, ce n’est pas travailler dans des conditions sereines. Au début du mois de mars, l’AIEA avait mis en avant sept piliers pour exploiter une centrale en toute sûreté. Le troisième, en haut de la liste, évoquait les conditions de travail de l’exploitant. C’est une dimension à laquelle il faut être très attentif. Je suis admirative de ce que font les hommes et les femmes employés dans la centrale de Zaporijia. Ils connaissent très bien leur machine. Ils ont été formés pour cela. Mais travailler dans un contexte de guerre n’est pas facile. Pour l’instant, ils n’ont pas fait d’erreur. J’ai envie de louer leur professionnalisme.
Je suis admirative de ce que font les hommes et les femmes employés dans la centrale de Zaporijia. Travailler dans un contexte de guerre n’est pas facile. Pour l’instant, ils n’ont pas fait d’erreur.» Emmanuelle Galichet, enseignante en sciences et technologies nucléaires au Conservatoire national des arts et métiers, à Paris.
Le site de Zaporijia a été mis en service en 1985, avec une activation des réacteurs étalée jusqu’en 1995. L’ancienneté des infrastructures peut-elle susciter des inquiétudes particulières?
C’est une «jeune» centrale. La durée de vie de ce type d’installation est assez longue. Le seul problème qui pourrait l’arrêter est la fissuration de la cuve d’un réacteur. A Zaporijia, leur état est suivi 24 heures sur 24. A ma connaissance, on n’a pas eu d’informations avant le déclenchement de la guerre d’un quelconque problème de vieillissement accéléré de cette centrale. De surcroît, après les accidents de Tchernobyl et de Fukushima, beaucoup d’améliorations ont été apportées au fonctionnement des centrales à travers le monde. Celle de Zaporijia a fait partie de ce programme. Elle est aussi sûre et robuste que les centrales des parcs français et belge.
Qu’est-ce qui devrait être mis en place, selon vous, pour protéger davantage les centrales ukrainiennes à l’issue de la mission de l’AIEA?
Techniquement, il n’y a pas grand-chose à faire de plus. Les autorités de sûreté dans tous les pays demanderont des démonstrations de sûreté prenant en compte, à l’avenir, des chutes de missiles. Aujourd’hui, elles ne le sont pas. Sont pris en compte les chutes d’avion ou de foudre, les séismes, etc. Pas la guerre. Sur le plan géopolitique, il faudrait qu’un jour, l’ensemble des belligérants de la planète s’engagent à suivre le cadre international existant: en l’occurrence, la Convention de Genève amendée, pour sa dimension nucléaire, par des annexes adoptées jusqu’en 2009. Le cadre international est très exigeant. Il faut qu’il soit respecté par tout le monde. La Russie et l’Ukraine l’ont d’ailleurs signé. Mais je ne suis pas assez experte en géopolitique pour définir comment on oblige des Etats à faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire…
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