Grèce : un scandale d’espionnage déstabilise le sommet de l’Etat
Les révélations se multiplient, provoquent des démissions et suscitent nombre d’interrogations dans la république hellénique. Elles inquiètent aussi sur l’état de la démocratie dans le pays.
Un scandale d’écoutes téléphoniques aux allures de série télévisée amène chaque jour son lot de rebondissements en Grèce. Entre affaires familiales et imbroglios politico- médiatiques, il sème la panique au sommet de l’Etat. Le Premier ministre, Kyriákos Mitsotákis (Nouvelle Démocratie, droite conservatrice), s’est adressé à la nation pour annoncer la création d’une commission d’enquête et tenter de désamorcer cette histoire potentiellement explosive. La présidente de la République, Katerina Sakellaropoulou, a demandé un «éclaircissement immédiat» et assuré que «la protection du secret téléphonique est une condition fondamentale d’une société démocratique». Face aux interpellations de la gauche (Syriza), même la rentrée parlementaire est avancée. Et de nombreux observateurs interrogent: où en est la démocratie grecque?
Il semblerait que le travail journalistique soit assimilé en Grèce à une menace à la sécurité d’Etat, ce qui est affligeant car dangereux pour la démocratie.
«Quand un gouvernement met sous surveillance les téléphones de responsables politiques et de journalistes, il ne s’agit pas seulement d’une crise politique mais d’une crise démocratique», estime ainsi le journaliste Thanassis Koukakis, à l’origine de la flambée du scandale avec son confrère Stavros Malichudis et le député européen Níkos Androulákis, également chef du parti soialiste grec Pasok.
Koukakis a été mis sur écoute lorsqu’il enquêtait sur des affaires financières empreintes potentiellement de corruption, Malichudis alors qu’il travaillait sur les questions migratoires et Androulákis fut écouté lors de sa campagne pour conquérir le parti, au dernier trimestre 2021. Les services de renseignement (EYP) étaient à la manœuvre de ces écoutes «légales», c’est-à-dire menées avec l’aval du procureur. Toutefois, nulle explication n’a été donnée sur la raison de celles-ci. L’affaire s’est corsée lorsque Níkos Androulákis et Thanassis Koukakis ont découvert que leurs téléphones portables avaient également été infiltrés par le logiciel espion illégal Predator. Or, «il y a de fortes indications que l’EYP a profité du logiciel Predator», affirme Yannis Souliotis, du quotidien Kathimerini, qui mène les investigations sur le sujet. Il a notamment démontré qu’il existe une relation entre la compagnie qui commercialise le spyware et Grigoris Dimitriadis, le neveu du Premier ministre, qui était secrétaire général du gouvernement lorsque les écoutes ont été commises. Un poste qu’il a obtenu dès que Kyriákos Mitsotákis et son parti ont remporté les élections législatives, en juillet 2019, faisant craindre la concentration des pouvoirs dans les mains d’une famille. En effet, la sœur du Premier ministre, Dóra Bakoyánni, est également députée, tout comme le fils de celle-ci, Kóstas Bakoyiánnis.
Une autre nomination a choqué à l’époque: celle du directeur de l’EYP, Panagiotis Kontoleon, qui a les faveurs de Kyriákos Mitsotákis. Pour obtenir la direction du Renseignement, la loi fut en effet modifiée. Dans le même temps, le groupe des radios et télévisions publiques, ERT, a été placé sous la tutelle directe du Premier ministre, ainsi que des services du Renseignement, transformant l’«EYP en une armée personnelle», selon Dimitris Terzis, journaliste au Journal des rédacteurs (EfSyn), le premier média à avoir révélé ces écoutes. Acculés par les révélations, Grigoris Dimitriadis et Panagiotis Kontoleon ont démissionné le 5 août. Trois jours plus tard, le Premier ministre prononçait un discours à la télévision dans lequel il affirmait ne pas avoir été mis au courant des écoutes «légales» et proposait une série de mesures pour encadrer l’EYP.
«Predatorgate»
«Nous regrettons que le Premier ministre, qui a sous son contrôle direct l’EYP, a évité d’évoquer le mot “Predator” dans son discours», déclare Pavol Szalai, responsable des Balkans pour Reporters sans frontières (RSF). Pour lui, «il semblerait que le travail journalistique soit assimilé en Grèce à une menace à la sécurité d’Etat, ce qui est affligeant car dangereux pour la démocratie.» En mars dernier déjà, le Centre européen pour la liberté des médias et de la presse (ECPMF), en coopération avec plusieurs organisations – Reporters sans frontières, la Fédération européenne des journalistes… – alertait dans son rapport « Contrôler le message: les défis pour le journalisme indépendant en Grèce»: la situation s’est «détériorée» depuis le retour de Nouvelle Démocratie au pouvoir et les journalistes font «l’objet de poursuites pénales liées à leur travail». En cause, deux lois: l’une sur les fake news qui peut être un outil de pénalisation des journalistes, l’autre qui accorde au Conseil supérieur de l’audiovisuel grec le pouvoir de contrôler les «dérives» supposées des médias, y compris ceux de la presse écrite. Les organisations s’inquiètent des attaques contre les journalistes, mais aussi que l’enquête judiciaire sur l’assassinat du journaliste Giórgos Karaïváz, en avril 2021, n’avance pas. En conséquence, Reporters sans frontières a dégradé la Grèce dans son classement annuel sur les libertés de la presse, faisant passer Athènes de la 65e place en 2019 à la 70e en 2020 et même à la 108e sur 180 pays en 2021! Dans son «Rapport 2022 sur l’état de droit», la Commission appelle la Grèce à «établir des garanties de nature législative ainsi que d’autre nature pour renforcer la sécurité physique et améliorer l’environnement de travail des journalistes.»
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Pour Tasos Telloglou, du site insidestory.gr, «ce qui se passe est le résultat d’une longue érosion de la liberté de la presse» qui trouve sa source dans le financement des médias. «Ils ont pu être maintenus à flot par le crédit», souligne-t-il. Quand la crise grecque a éclaté, «ils étaient dans l’impossibilité de rembourser leurs prêts et ont été achetés par des armateurs. Il est devenu difficile d’écrire sur certains sujets, comme les banques.» Parallèlement, indique-t-il, «les téléphones des journalistes ont été mis sur écoute.» Ce suivi n’a jamais cessé: les écoutes ont augmenté de 150% entre 2017 et 2021 (passant de 7 000 à 17 000). Sauf qu’un pas supplémentaire vient d’être franchi: l’utilisation d’un logiciel espion, interdit dans le pays et par l’UE.
«Toute tentative des services de sécurité nationaux d’accéder illégalement aux données des citoyens, y compris des journalistes et des opposants politiques, si elle est confirmée, est inacceptable», a déclaré Anitta Hipper, la porte-parole de la Commission européenne. Les socialistes européens demandent que le Parlement consacre une session à la question. La tournure européenne met le gouvernement grec sous pression et le place, en quelque sorte, sous surveillance.
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