«J’ai vu ma vie défiler»: les «hommes en noir» font régner la terreur en Géorgie
Les figures de l’opposition sont victimes d’intimidations de la part du gouvernement prorusse. Passage à tabac, harcèlement psychologique, pression sur l’entourage: opposants, journalistes et politiques témoignent.
«Pour ne pas mourir, j’ai tout fait pour ne pas m’endormir. Lorsqu’ils m’ont tabassé pendant sept longues minutes, je suis resté conscient.» En position semi-assise sur un canapé du salon, Davit Katsarava réajuste son coussin et reprend son souffle, péniblement. Cela fait huit jours qu’il n’est pas sorti de chez lui, après un passage en soins intensifs à la clinique Ingorokva de Tbilissi. L’histoire de Davit s’inscrit dans une sombre spirale dans laquelle plonge ce pays du Caucase depuis plusieurs semaines. Comme des centaines d’autres manifestants proeuropéens, il a été violemment agressé par de mystérieux «hommes en noir, masqués ou cagoulés», alors qu’il battait le pavé pour que son pays intègre l’Union européenne.
Entre deux râles, il redresse son imposante carrure et raconte d’une traite son agression, le 14 mai. Alors qu’il remonte le boulevard Shalva Dadiani, trois hommes à la carrure «de porte d’entrée» le tirent dans une allée adjacente, à l’abri des regards. Là commence un calvaire sans fin, les coups pleuvent, Davit encaisse, coûte que coûte. Il est ensuite traîné quinze mètres plus loin, puis jeté dans un 4×4 aux vitres teintées. A l’intérieur, ces hommes lui attachent les mains avec des menottes. Il entend parler russe et géorgien, dans un brouhaha interminable. «J’ai vu ma vie défiler quand ils m’ont étranglé pendant presque une minute, regardez mon cou», peste-t-il. Les lacérations sont toujours présentes dans sa chaire quinze jours après sa tentative d’assassinat. Dans le véhicule, Davit entend un appel du chef et la question de l’un de ses sbires: «On le tue?» Pas de réponse, puis il est éjecté sur le trottoir, presque mort. Ces hommes lui reprochent de ne pas être un «vrai Géorgien» avant de lui crier: «Bisou de la Russie.»
«Ma patrie est plus importante que ma santé.»
Loi liberticide
Ouvertement proeuropéen, Davit est ciblé pour son militantisme anti-Kremlin. Ancien membre de la Légion géorgienne, unité militaire composée de quelques centaines de combattants surentraînés, il combat en tant que soldat contre la Russie à deux reprises, en Ossétie du Sud en 2008 ainsi qu’en Ukraine contre l’invasion russe, durant la bataille de Boutcha en mars 2022. «Je suis une tête à abattre, ils m’ont ciblé intentionnellement. Je sais de sources sûres que ma tentative d’assassinat a été ordonnée par la Russie. Le pouvoir géorgien est de mèche avec eux. Si on perd ce combat, la Russie nous roulera dessus», conclut Davit, mâchoires serrées. Il est toujours en convalescence, après de multiples fractures et hémorragies. Les médecins ne sont pas certains qu’il retrouvera la vue de l’œil gauche, encore imbibé de sang. Terré dans un appartement de la capitale, il continue de suivre les manifestations sur son téléviseur, en boucle, avant de rejoindre les cortèges dans les prochains jours.
Comme Davit, 93 autres citoyens géorgiens ont dénoncé des «faits inappropriés» de la part de la police, dont 71 ont demandé l’ouverture d’une enquête. Pour l’heure, aucunes poursuites n’ont été engagées. Toutes ces victimes de violences policières ont pour point commun de manifester leur opposition à la loi sur les «influences étrangères», dite «loi russe», promue par le parti conservateur majoritaire, Rêve géorgien, dirigé en sous-main par son fondateur, le milliardaire pro-Kremlin Bidzina Ivanichvili. Cette loi stigmatise les ONG et médias dont la part de financement provenant de l’extérieur du pays dépasserait 20%. Revenu sur les devants de la scène politique en décembre 2023, Ivanichvili désigne clairement ses ennemis lors d’un discours aux relents kremlinois en avril: les Occidentaux, la société civile et l’opposition.
Après des semaines de contestation, le Parlement géorgien adopte définitivement cette loi le 28 mai, défiant frontalement l’opposition et l’Union européenne. Pour l’heure, les contestataires continuent de déferler dans la capitale pour dénoncer cette influence prorusse, un acte démocratique non sans risques. Des hurlements retentissent devant le Parlement lorsque la loi passe enfin. Spontanément, ils sont des milliers à affluer autour du bâtiment, les députés sont exfiltrés in extremis, tandis que des policiers antiémeutes sécurisent le périmètre. En ébullition, Luka Chvelidze, 21 ans, lève le point en l’air et hurle «fuck Poutine», «vive l’UE».
Comme Davit, il a récemment été victime de violence policière. Il parle vite, paraît stressé mais demeure néanmoins déterminé: «Ils viennent de passer la loi, on va persévérer, même s’ils me cassent les jambes, je viendrai protester en fauteuil roulant.» Il y a deux semaines, cet étudiant engagé reçoit des menaces sur son portable –«On va te casser les jambes », «te briser les bras»– mais il ne les prend pas au sérieux. Le 17 mai, il est roué de coups devant chez lui, à Tbilissi, et s’en sort miraculeusement grâce à la bombe au poivre qu’il a toujours sur lui. «Je n’ai pas peur car je fais ça pour mon pays. Ma patrie est plus importante que ma santé», précise-t-il. Quelques mètres plus loin, Vita, sa copine, paraît angoissée. «Vingt pour cent de notre territoire est occupé par les Russes (NDLR: référence aux territoires séparatistes de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie). Il faut stopper cette loi, ne pas refaire la même erreur», confesse la jeune étudiante.
Mouvance hooligan
Ce 28 mai au soir, comme les jours précédents, d’étranges groupes font planer une menace dans les rues de Tbilissi, les mêmes qui ont battu Davit et Luka. Difficilement identifiables, ils ne sont ni policiers ni militaires, mais portent d’imposants K-Way noirs, des masques et casquettes. Impossible de distinguer leurs visages, seuls leurs yeux dépassent. Ils sont surnommés les «titouchkis» par les Géorgiens, terme emprunté à la langue ukrainienne, apparu lors du soulèvement de la place Maïdan à Kiev, en 2014. A l’époque, l’ancien président ukrainien prorusse Viktor Ianoukovytch avait chargé Vadim Titouchko, un bagarreur notoire, de recruter des gros bras pour aller casser du manifestant. Bien que difficilement identifiable, nombre de Russes sont dans les rangs de ces «hommes en noir». Ils ne sont pas sous contrat avec le ministère géorgien de l’Intérieur. Néanmoins, d’anciens gardes du corps de Bidzina Ivanichvili font parler d’eux pour avoir créé des compagnies privées de sécurité, auxquelles ces hommes appartiennent. La plupart sont liés à la mouvance hooligan géorgienne et russe. «Il est tout à fait possible que ces hommes aient été formés par les services secrets russes, pour apprendre comment disperser les manifestations et les réprimer», lâche Levan Khabeishvili, membre du Parlement de Géorgie, sous l’étiquette du Mouvement national uni (MNU), parti fondé en 2001 par Mikheil Saakachvili.
«Plus ils briseront nos os, plus on sortira soutenir les manifestants.»
Dans les locaux du MNU, Levan Khabeishvili enchaîne les cigarillos à la vanille, un traducteur toujours à ses côtés. Lui aussi a tâté des coups des sbires d’Ivanichvili. Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, alors qu’il accorde une interview en direct à la télévision nationale, il voit un jeune homme être pris à partie par ces «hommes en noir»; il décide de s’interposer et se fait molester. Dès le lendemain, une photo de lui, le visage tuméfié, circule sur les réseaux sociaux. Levan Khabeishvili est méconnaissable. «J’ai subi deux opérations des pommettes en urgence. Le Rêve géorgien veut aussi déstabiliser notre parti d’opposition. Plus ils briseront nos os, plus on sortira soutenir les manifestants», grince-t-il en crapotant son cigarillo.
Levan Khabeishvili est habitué à vivre sous pression, son propre frère, ancien garde du corps de Mikheil Saakachvili, s’est exilé aux Etats-Unis. Lui préfère se concentrer sur les élections du 26 octobre 2024, réel tournant pour l’avenir de la nation géorgienne. «J’aimerais croire à un système d’élection équitable, mais je sais qu’il y aura des fraudes à l’automne prochain. Ma priorité est d’empêcher le Rêve géorgien de gagner, sinon notre pays glissera lentement comme le Bélarus.» Quelques jours après notre entretien avec Levan Khabeishvili, les locaux du MNU ont été attaqués par des manifestants propouvoir. Dans la nuit du 1er au 2 juin, une trentaine d’individus ont vandalisé les locaux du parti d’opposition, murs tagués d’insultes et menaces, sans que cela ne suscite la moindre réaction policière. Le ton se durcit contre le Mouvement national uni, un mois après le passage à tabac de Levan Khabeishvili.
Famille harcelée
Le lendemain, au sein de l’université de Géorgie, Gia Japaridze nous reçoit dans son bureau, au 32e étage du bâtiment. Eminent professeur de droit international et ancien diplomate pendant une dizaine d’années, il est connu dans tout le pays pour s’opposer au projet de loi sur l’influence étrangère. Dans son établissement, où la majeure partie de ses étudiants sont de fervents défenseurs de l’UE, il est admiré et respecté. Toujours aux aguets, il est constamment armé et accompagné d’un garde du corps. «On apprend à vivre avec, je n’ai plus le choix», dépeint-il les yeux cernés et la mine grise. Comme Davit, Luka, Levan et les autres, Gia Japaridze a été passé à tabac pour ses aspirations européennes. Contrairement aux autres, il subit du harcèlement psychologique digne de l’ère soviétique. Le 8 mai, à peine a-t-il atterri sur le tarmac de l’aéroport de Tbilissi de retour de vacances qu’il reçoit des dizaines d’appels de menaces localisés sur le continent africain. Ces boots contiennent son adresse postale ainsi que les prénoms de ses deux filles et les noms des écoles qu’elles fréquentent. Il sait déjà que les prochaines heures seront douloureuses.
«Ma vie a totalement changé, je fais attention à tout. La paranoïa se mélange à la réalité.»
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Le soir, il se rend à un cocktail diplomatique au Sheraton de Tbilissi. Sur le chemin du retour, il remarque qu’il est suivi par deux voitures Skoda noires. Devant son domicile, il ne reconnaît aucun véhicule habituellement garé près de la maison. Lorsqu’il monte les premières marches de son palier, il est violemment projeté au sol, puis c’est le trou noir. «La seule chose dont je me souvienne, c’est qu’ils étaient quatre ou cinq. Cela a duré cinq minutes. L’un d’eux parlait russe.» Deux jours plus tard, il se réveille à l’hôpital et fête ses 50 ans avec des hématomes sur tout le corps. Cette pression psychologique ne s’est pas arrêtée depuis lors. «Ma vie a totalement changé, je fais attention à tout. La paranoïa se mélange à la réalité: des voitures sont toujours garées devant chez moi, de l’aube au soir, parfois la nuit. Ils me montrent qu’ils sont là.» Après plus d’une heure de discussion, Gia Japaridze affirme avoir uniquement peur pour ses filles, et qu’il persistera à s’opposer au pouvoir jusqu’aux élections. «J’ai eu une belle vie, si je prends un garde du corps, c’est juste pour que mes filles n’aient pas a enterrer leur père avant leur majorité.»
Enquêtes menacées
Avec cette loi sur «l’influence étrangère», ce sont toutes les ONG et les journalistes d’investigation qui sont directement ciblés par le pouvoir. En ligne de mire, ils craignent le pire mais poursuivent leurs dénonciations des abus du pouvoir. «La loi russe ne fonctionnera pas dans notre pays et restera une enveloppe vide à laquelle personne n’obéira», ont assuré près de 200 ONG, le 29 mai, dans un communiqué commun, défiant frontalement le gouvernement. A Tbilissi, dans les locaux de Studio Monitor, une société de production indépendante, une quarantaine de journalistes d’investigation sont sur le pied de guerre. Dans son bureau, Nino Zuriashvili, directrice, enlève ses lunettes et s’affale sur son fauteuil; les dernières semaines ont été épuisantes.
La journaliste a subi des intimidations en vue de lui faire arrêter son métier, à savoir enquêter sur des scandales de corruption, de santé publique et financiers. «Ils ont fait des posters avec ma tête dessus, qu’ils ont placardés dans toute la capitale, confie-t-elle, il y est écrit « pas de place pour les agents étrangers dans le pays ».» Son média, financé par l’ambassade américaine et la fondation George Soros, a gagné des dizaines de grands prix internationaux. «Cette loi stigmatise les médias indépendants, dont le nôtre. Nous allons continuer nos investigations, mais il est impossible de prédire la suite. Les élections arrivent à grand pas, l’avenir est flou mais nous nous battrons jusqu’au bout contre la désinformation du pouvoir.»
A l’extérieur des locaux du média indépendant, les manifestants continuent de déferler devant le Parlement. Malgré les répressions et les vagues d’intimidations, citoyens, ONG, journalistes et politiques sont bien décidés à perpétuer leur lutte. C’est l’avenir du pays qui se joue à huis clos en Géorgie, et le sort de ses 3,7 millions d’habitants. Le futur est incertain sous le ciel de Tbilissi, avec un gouvernement toujours plus dépendant de Moscou.
«Nous nous battrons jusqu’au bout contre la désinformation du pouvoir.»
PAR PAUL BOYER
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