Laurent de Sutter
« Fuck Mai 68, fight now »
Les commémorations ont ceci d’intéressant qu’elles aboutissent toujours à la mise en ordre de ce qui, un jour, avait pu se présenter comme transgression. Les cérémonies qui se multiplient ces jours-ci pour souligner l’importance des événements de Mai 68 en fournissent un parfait exemple : derrière les trémolos officiels, c’est en fait une fanfare de police qu’il faut entendre.
Ainsi, à l’université de Nanterre, où les étudiants réclament depuis des semaines de pouvoir se réunir en assemblée, le président, Jean-François Balaudé, trop occupé à célébrer le passé, a cru bon d’opposer un refus. Mai 68 est trop important pour que des rassemblements d’étudiants prétendant discuter des conditions d’accès à l’université soient autorisés : les désordres d’il y a cinquante ans doivent pouvoir être célébrés dans l’ordre. Le paradoxe est piquant et n’a pas manqué d’être relevé par tous les observateurs.
Lorsque Karl Marx écrivit, pensant à Louis-Napoléon Bonaparte, que l’histoire avait toujours lieu deux fois, la première comme tragédie, la seconde comme farce, il n’imaginait sans doute pas combien cela serait vrai, bien plus tard, d’une révolte telle que celle de Mai 68. Face à la tragédie (mesurée grâce à la pondération du préfet de police de Paris, Maurice Grimaud) des événements d’il y a un demi-siècle, la seule réponse qu’une autorité universitaire contemporaine a trouvée est la bouffonnerie.
Dans un très beau livre consacré à l’analyse des discours pieux entourant Mai 68, François Cusset avait déjà souligné, naguère, cette dimension comique. La commémoration, et son cortège de discours graves, est la forme officielle de ce dont la figure de Polichinelle, d’après Giorgio Agamben, offre le visage populaire, théâtral, clownesque. Pour Cusset, dans Contre-discours de Mai, paru à l’occasion des 40 ans des événements, les reprises ministérielles et les jets de bile d’anciens combattants partageaient la même volonté de fossoiement. Là où quelque chose, pendant un instant, avait été possible (ou plutôt : avait tenu que quelque chose d’autre était possible), les commémorations et les reniements prétendirent qu’il n’y avait plus rien. L’aventure était close, voire même n’avait été qu’un échec ; ce qu’il s’agissait de commémorer, c’était donc l’établissement définitif et officiel de l’impossibilité de ce qui avait été possible – ou avait été tenu pour tel par ceux qui y avaient cru.
Ce qui a compté dans Mai 68 n’est pas la possibilité d’un objet, quel qu’il soit – mais le fait même qu’un objet, quel qu’il soit, l’ait été. Mai 68 a été la révolte du possible dans un monde qui reposait sur l’impossible, et qui n’avait pas peur de le répéter – répétition qui est encore celle, plus satisfaite que jamais, des ministres, des recteurs et des présidents siégeant aux commémorations. Mai 68 ne se commémore pas ; Mai 68 se fait, au présent ; c’est-à-dire que, comme le disait un slogan sur les murs d’Athènes, il y a dix ans, il n’y a de Mai qu’aujourd’hui. Fuck Mai 68, donc. Et fight now.
Contre-discours de Mai. Ce qu’embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers, par François Cusset, Actes Sud, 2008, 176 p.
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