Dixième journée de manifestation nationale, le 28 mars, et une détermination toujours aussi grande à forcer l’exécutif à renoncer à la réforme des retraites. © getty images

France: le succès des syndicats dépend de l’extension de la contestation au secteur privé

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Impasse, violence, et contestation diversifiée caractérisent désormais la mobilisation populaire. La critique de l’autoritarisme de Macron s’ajoute à celle de la réforme des retraites.

Depuis le recours à l’article 49.3 par le gouvernement français, qui a permis l’adoption formelle du projet de loi le 20 mars après le rejet des motions de censure, le mouvement de contestation de la réforme des retraites a pris une autre dimension. Sur la mobilisation organisée par les syndicats, qui s’est traduite par deux nouvelles journées d’action le 23 mars (1,089 million de participants, selon le ministère de l’Intérieur) et le 28 mars (740 000 manifestants), se sont greffées des actions spontanées. Quasiment chaque soirée, depuis la fin du parcours législatif du texte, a été l’occasion de rassemblements sauvages dans plusieurs villes de France.

Leur objet est toujours de dénoncer le recul de l’âge de la retraite de 62 à 64 ans. Mais aussi de fustiger le déni de démocratie que le «passage en force» du gouvernement pour faire adopter la réforme consacrerait. Mais plutôt que de dédoublement de la contestation, Laurent Frajerman, sociologue et chercheur associé au Centre de recherche sur les liens sociaux à Paris (Cerlis), préfère parler de chevauchement, d’autant que la volonté des syndicats de paralyser l’activité du pays se traduit depuis le 7 mars par des actions plus ciblées. «L’élément principal du mouvement reste une mobilisation organisée par les syndicats. A partir du moment où les blocages de raffineries ou de ports sont effectués par quelques milliers de personnes, il y a un risque d’interventions de la police pouvant donner lieu à des affrontements. C’est pour cela que je parle de chevauchement, précise le sociologue. Avant, le mouvement était centré sur ce que proposait l’intersyndicale d’une manière nationale et organisée. Désormais, cette dimension reste dominante mais elle s’accompagne de mobilisations avec des configurations très diverses. Par exemple, ce ne sont pas nécessairement tous les syndicats qui appellent à mener telle ou telle action. A Marseille, le blocage du port est le fait de la CGT (Confédération générale du travail), pas de la CFDT (Confédération française démocratique du travail). Pourtant, même si on perçoit un peu plus les différences de cultures syndicales, le mouvement reste uni. Il n’y a pas de crise au sein de l’intersyndicale.»

La France ne se dirige pas à la baguette. Aucune grande démocratie dans le monde ne se dirige comme cela.

L’effet négatif des violences

Le durcissement des actions au-delà des dix manifestations nationales organisées depuis le début de la contestation constituait un test pour l’unité des organisations syndicales. Test interne apparemment réussi. L’autre épreuve à laquelle sont confrontés les syndicats est la gestion des violences qui ne sont a priori pas le fait de leurs membres et sont généralement attribuées soit à des militants de groupuscules d’extrême gauche, soit à des jeunes pas nécessairement très politisés (lire page 48). L’après-manifestation du 23 mars a ainsi donné lieu à une série de violences à Paris, Rennes et, le plus spectaculairement, à Bordeaux, où une porte monumentale de la mairie a été incendiée.

Emmanuel Macron lors de son interview du 22 mars: entre intransigeance et timide ouverture.
Emmanuel Macron lors de son interview du 22 mars: entre intransigeance et timide ouverture. © tf1

«Par rapport à la violence délibérée des casseurs, il est clair que tous les syndicats ont bien conscience des effets négatifs à court et à moyen termes. S’il y avait une généralisation des violences, cela poserait question à toute l’intersyndicale, remarque Laurent Frajerman. Comment continuer à organiser des manifestations si elles sont détournées par une minorité violente? C’est un vrai enjeu pour le mouvement syndical.»

Au-delà du recours au 49.3, l’interview du président français, le 22 mars, a plutôt attisé qu’apaisé le climat entre le pouvoir et ses opposants. A l’égard des leaders syndicaux, accusés par Emmanuel Macron de ne pas avoir «proposé de compromis» sur la réforme – «Déni et mensonge», a répondu le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger. Et envers les manifestants eux-mêmes, assimilés aux partisans de Donald Trump responsables de l’assaut contre le Capitole et la démocratie, alors qu’ils réclament au contraire plus de démocratie.

«Le triple non de Macron: ni dissolution, ni référendum, ni remaniement ministériel… C’est une posture qui ne fonctionne pas quand les deux tiers des Français sont opposés à la réforme des retraites, que la colère est très grande et que vous ne disposez pas de majorité à l’Assemblée nationale, souligne Laurent Frajerman. C’est aussi ce qui fait la particularité de la situation: sur la crise sociale, se greffe une crise politique. La France ne se dirige pas à la baguette. Aucune grande démocratie dans le monde ne se dirige comme cela. Il y un vrai besoin d’entendre la démocratie sociale.»

La paralysie du pays?

L’antimacronisme est donc un moteur puissant de la contestation. Et les «ouvertures» faites par le président français lors de son interview et à la faveur de la conférence de presse finale du sommet européen, le 24 mars (discussions avec les syndicats sur l’usure professionnelle, les fins de carrière et les reconversions, contribution exceptionnelle demandée aux entreprises générant de hauts revenus), n’ont pas renversé la vapeur. Il est vrai que les syndicats s’accrochent toujours à l’espoir d’un renoncement à la loi. Et on ne voit guère qu’une paralysie du pays pour éventuellement y parvenir.

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«Les syndicats s’étaient fixé cet objectif lors du lancement de la deuxième phase de leur mobilisation à partir du 7 mars, rappelle le chercheur associé au Centre de recherche sur les liens sociaux. Comme ils n’avaient pas réussi complètement cette opération, la dynamique était plutôt négative. L’épisode du 49.3 a réinsufflé une dynamique positive. Ils peuvent davantage espérer bloquer le pays. Mais le problème pour eux est d’élargir, au-delà de leurs bastions traditionnels et des professions qui ont une grande capacité à mener une grève – les cheminots, les enseignants, les employés des raffineries… – , le spectre de leurs actions au secteur privé. Les difficultés pour atteindre cet objectif sont nombreuses. La France s’est fortement désindustrialisée. Le salariat s’est “ubérisé”. On compte au moins un million d’autoentrepreneurs… On a observé des signes de mobilisation dans le privé. Beaucoup d’employés ont, par exemple, mené une heure de grève alors qu’ils ne l’avaient jamais fait. Mais il faudrait changer d’échelle pour arriver à bloquer le pays.»

Si on perçoit un peu plus les différences de cultures syndicales, le mouvement reste uni.

La prudence du patronat

L’avenir du mouvement de contestation dépendra donc vraisemblablement de la capacité syndicale à convaincre les travailleurs du privé à l’importance de leur cause. Laurent Frajerman épingle à cet égard le silence notable du patronat qui avait pourtant poussé Emmanuel Macron à mener la réforme des retraites. «En janvier, le président du Medef (Mouvement des entreprises de France), Geoffroy Roux de Bézieux, avait encore incité publiquement et fortement Emmanuel Macron à se lancer. Mais aujourd’hui, avec l’inflation et les revendications salariales croissantes, le patronat, qui espérait que la mesure passe aisément, redoute qu’au fur et à mesure de la montée de la contestation, une culture de lutte se développe dans le secteur privé, comme cela fut le cas à d’autres époques.»

«En réalité, Emmanuel Macron a perdu la bataille des idées parce qu’il n’a pas convaincu les Français, par exemple, que les salariés qui devraient travailler deux ans de plus ne seraient pas licenciés. On a un patronat qui ne joue pas le jeu de l’emploi des seniors. Cette question n’est peut-être pas la plus sensible mais elle doit faire partie du débat. Car sous l’aspect politique, cette contestation révèle réellement les questions sociales sur les conditions de travail qui se sont dégradées, le rapport au travail ou les conséquences de l’inflation.»

C’est un peuple qui manifeste

Des slogans reflètent l’opinion des manifestants qui les brandissent ou les formulent. Quelques exemples récoltés depuis la fin du parcours législatif de la réforme des retraites.

• «Manu, fais comme moi, taxe tes potes», jeune manifestante à Paris.

• «Les gens répondent à des idées par des idées et à la violence par des violences», jeune manifestant à Besançon.

• «Ce n’est pas une foule qui manifeste, c’est un peuple», manifestante quadra à Nantes.

• «Il nous compare à des types déguisés au Capitole, quel mépris!», Xavier Boiston, secrétaire général du syndicat Force ouvrière dans le Rhône, à Lyon.

• «16-64: c’est une bière, pas une carrière», jeune manifestante à Reims.

• «La prochaine fois, je voterai blanc ; si c’est Le Pen qui passe, ce sera notre punition», manifestant à Paris.

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