France: la laïcité à géométrie variable de Macron (décryptage)
Le gouvernement d’Elisabeth Borne est sur les rails. La nomination au ministère de l’Education de Pap Ndiaye, au profil très différent de son prédécesseur, questionne le rapport d’Emmanuel Macron à la laïcité républicaine.
Etre Premier ministre ou Première ministre n’est décidément pas un long fleuve tranquille en France. Le premier conseil des ministres du gouvernement d’Elisabeth Borne a été obscurci, le 23 mai, par les accusations de violences sexuelles portées contre le nouveau ministre des Solidarités, Damien Abad, l’ancien président du groupe parlementaire Les Républicains à l’Assemblée nationale. Une plainte a été classée sans suite par la justice et pas pour prescription. «La justice est la seule à devoir ou pouvoir trancher», a commenté la porte-parole du gouvernement, Olivia Grégoire.
Elisabeth Borne aurait vécu sa première colère de cheffe de gouvernement après avoir pris connaissance, le 21 mai, des soupçons sur son ministre par des révélations de Mediapart alors qu’ils étaient connus par beaucoup. La veille, c’est la nomination de Pap Ndiaye à l’Education qui avait surtout retenu l’attention à l’annonce de la composition de son équipe. Le choix de l’historien, spécialiste des minorités aux Etats-Unis, a suscité les critiques des tenants d’une ligne dure en matière de laïcité. Le philosophe Guy Haarscher, professeur émérite à l’ULB, spécialiste de la laïcité à laquelle il a consacré un numéro de la collection Que sais-je? (La Laïcité, PUF, 2017 pour la dernière édition) et grand connaisseur des Etats-Unis, est bien placé pour décrypter l’enjeu de ce débat.
Pap Ndiaye n’est pas un ‘indigéniste’ comme Marine Le Pen le prétend.
Guy Haarscher
Que vous inspire l’agitation autour de la nomination de Pap Ndiaye au ministère français de l’Education?
Une telle controverse ne m’étonne pas parce que cette nomination consacre un changement radical par rapport au précédent ministre, Jean-Michel Blanquer. Mais il y a deux phases dans ce débat. Une phase légitime, parce que Pap Ndiaye a défendu un certain nombre d’orientations ; il est normal qu’on puisse en discuter. Et puis, il y a les critiques d’extrême droite qui sont exagérées ou sans pertinence. Il n’est pas un «indigéniste» comme Marine Le Pen le prétend: il n’est pas de ceux qui comparent la situation des minorités en Occident à celle des indigènes dans les anciennes colonies. Sans compter les propos racistes qui circulent sur les réseaux sociaux.
Pap Ndiaye et son prédécesseur Jean-Michel Blanquer défendent-ils deux visions opposées de la laïcité?
On établit souvent une opposition caricaturale entre une laïcité assez dure, qui est celle d’un ministre de droite, Jean-Michel Blanquer, mais qui est aussi partagée par des leaders de gauche comme l’ancien Premier ministre Manuel Valls, et une laïcité dont on dit qu’elle est plus «molle» ou «ouverte», celle de Pap Ndiaye. Il faut d’abord lui faire confiance et voir comment il agira. Beaucoup d’attaques visant à montrer qu’il n’est pas laïque ne sont pas confirmées par les faits. Il a soutenu le Cran (Conseil représentatif des associations noires), un mouvement qui lutte contre les discriminations à l’encontre des populations d’origine africaine, antillaise… Et comme cela arrive dans tous les groupes militants, certaines de ses actions ont été inacceptables. Le Cran avait, par exemple, appelé au boycott de la pièce de théâtre Les Suppliantes, d’Eschyle, parce que les acteurs portaient des masques noirs. Cela relevait, selon ce mouvement, du blackface, une pratique raciste et méprisante. Or, cela n’avait rien à voir puisque les Grecs mettaient des masques pour jouer les pièces des grandes tragédies. Pap Ndiaye n’a pas participé lui-même à cette action. Mais comme membre fondateur du Cran, il a été critiqué. Des mouvements comme le Cran connaissent des tendances qui prônent un repli communautaire. Elles cautionnent, par exemple, les attaques contre les policiers noirs parce qu’ils sont considérés comme des «collaborateurs du régime». Pap Ndiaye s’est positionné très clairement sur le sujet. Il a reconnu l’importance du travail de la police, tout en précisant qu’il ne fallait pas sous-estimer le phénomène du racisme en son sein. Il a dit explicitement qu’il n’y avait pas de racisme d’Etat. Mais, a-t-il ajouté, ce n’est pas pour cela qu’il faut nier les violences racistes et un certain racisme «dans» l’Etat.
L’ancien ministre français de l’Education, Luc Ferry, tient Pap Ndiaye pour un adepte de la «théorie critique de la race», répandue aux Etats-Unis, et qui, pour lui, est à l’opposé de l’universalisme français. Qu’en pensez-vous?
La théorie critique de la race est un des chiffons rouges de la droite républicaine aux Etats-Unis. Il y a là des enseignements où les professeurs essaient de rendre visibles l’histoire de la ségrégation, les discriminations actuelles, qui sont des enjeux importants dans la lutte pour l’égalité. Mais il existe aussi des mouvements qui prônent la cancel culture, la culture de l’annulation, et qui encouragent le repli communautaire, la «racialisation» des problèmes. C’est très dangereux. D’après ce que j’ai lu de ses écrits, ce n’est pas la position de Pap Ndiaye. Un exemple: à propos des réunions réservées aux personnes «de couleur» à l’occasion de telle ou telle lutte dans une université, il a exprimé son désaccord. «Même s’il est logique que les associations spécifiques attirent majoritairement des personnes concernées au premier chef, il est néanmoins vital pour elles d’accueillir à bras ouverts toutes les personnes de bonne volonté», a-t-il déclaré.
Le passage de flambeau entre Jean-Michel Blanquer et Pap Ndiaye n’illustre-t-il pas les hésitations d’Emmanuel Macron sur la laïcité?
Oui. On avait déjà l’impression que le Emmanuel Macron ministre de l’Economie sous François Hollande ou candidat à la présidentielle de 2017 ne partageait pas la position des tenants de la fermeté contre le risque de grignotage de la laïcité par les mouvements identitaires et par l’islamisme, lequel diffère des premiers par sa dimension religieuse intégriste. Je pense qu’il ne voulait pas enflammer le débat. Ensuite, il a nommé Jean-Michel Blanquer au ministère de l’Education. Progressivement, des désaccords entre eux ont dû se mani- fester. Le ministre est devenu très militant, jusqu’à inquiéter à cause de ses interventions directes dans l’enseignement. Lui et sa collègue ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, qui a diligenté une enquête sur l’islamo-gauchisme à l’université, ont défendu une conception assez intransigeante de la laïcité. Je soutiens cette position de fermeté, sauf quand elle conduit à un raidissement assez absurde. Emmanuel Macron opère un mouvement inverse en nommant Pap Ndiaye. Cela montre qu’il hésite beaucoup sur ces questions. Peut-être a-t-il soutenu à l’époque Jean-Michel Blanquer parce qu’il voulait «casser» la droite. Ce serait une explication politicienne. Mais on ne connaît pas vraiment ses convictions personnelles sur le sujet. La désignation de Pap Ndiaye est quand même un signe envers une certaine partie de la population française qui se sent souvent non représentée.
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