France : «Attribuer à la seule ultragauche la paternité des violences est trop facile» (entretien)
Spécialiste de l’extrême gauche française, l’historien Christophe Bourseiller est frappé par la jeunesse des manifestants qui dénoncent le déni de démocratie du pouvoir.
On l’a connu comme acteur ; Christophe Bourseiller est aussi historien et spécialiste de l’extrême gauche française. Il a notamment publié Nouvelle histoire de l’ultra-gauche. Zadistes, «Black Blocs», situationnistes, néo-anarchistes, communistes libertaires… (éd. du Cerf, 2021). Il analyse l’évolution des manifestations contre la réforme des retraites et contre Emmanuel Macron.
Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a rejeté la responsabilité des violences lors des manifestations contre la réforme des retraites sur l’ultragauche. Cette accusation vous semble-t-elle pertinente?
Il me semble un peu trop facile d’attribuer à la simple petite ultragauche la paternité de telles violences. Depuis de nombreuses années, des militants autonomes s’immiscent dans les manifestations syndicales et étudiantes et tentent de former des cortèges de tête. Ils n’y sont pas vraiment parvenus dans les premières manifestations de la mobilisation contre la réforme des retraites. Tout simplement parce qu’il y avait un désir de la majorité des manifestants de s’inscrire dans un cadre légal pour que le mouvement ne soit pas décrédibilisé par des casseurs. Les syndicats s’étaient dotés de services d’ordre très efficaces. Les militants autonomes réussirent à créer quelques incidents, mais pas beaucoup. Cependant, depuis le 20 mars, beaucoup de gens ont perçu le recours à l’article 49.3 par le gouvernement pour faire passer la réforme comme un déni de démocratie. Cela a été le déclic qui a fait entrer les étudiants dans la danse. Ils ne s’étaient pas mobilisés pour les retraites parce que, pour eux, c’est une perspective lointaine et relativement abstraite. Mais quand ils ont vu le gouvernement refuser le vote à l’Assemblée nationale, ils ont aussi eu le sentiment d’un déni de démocratie. Le mouvement de haine contre Emmanuel Macron a été ravivé.
L’ultragauche aujourd’hui ou ce qu’il en reste politiquement, c’est un millier de personnes à travers la France.
Christophe Bourseiller
Peut-on définir une sociologie de ces jeunes manifestants?
Il ne s’agit pas du tout de jeunes des banlieues. Ce sont des étudiants, issus des classes moyennes.
Quel rôle jouent les black blocs dans les violences?
Les autonomes qui se forment en black blocs ne sont pas très nombreux, en général une petite centaine de militants en début de cortège et disséminés dans la foule. Leur objectif est de donner l’exemple pour que d’autres se joignent à eux. C’est ce qui s’est passé le 23 mars. Beaucoup de jeunes sont passés à l’action plus ou moins de concert avec les black blocs. Cependant, ce qui m’a frappé, c’est l’absence de structuration politique de ces cortèges insurrectionnels. Il n’y avait ni drapeaux noirs ni slogans politiques à part «Macron démission» et, dans la capitale, «Paris debout, soulève-toi» qui est assez parlant mais qui est proféré par des jeunes qui ne sont pas particulièrement politisés. Attribuer à la seule ultragauche la paternité des déprédations est lui faire beaucoup d’honneur alors qu’elle n’est pas capable aujourd’hui de faire descendre plus d’une centaine de personnes dans chaque ville. L’ultragauche aujourd’hui, ou ce qu’il en reste politiquement, c’est un millier de personnes à travers toute la France.
La contestation de la réforme des retraites s’est donc élargie à une lutte contre l’autoritarisme présumé de l’exécutif?
Les crises sociales démarrent généralement sur un événement déclencheur, soit un fait divers, soit la mesure de trop, qui ne passe pas. Et là, le 49.3 ne passe pas. C’est lui qui est responsable de cette flambée de violence. Mais à l’heure actuelle, nous ne sommes pas non plus dans un cadre de crise sociale généralisée, pour une raison très simple: il n’y a pas de crise sociale sans que les entreprises privées ne fassent grève. Or, pour l’instant, elles ne bougent pas. Les seuls grévistes sont des fonctionnaires, des gens qui sont assurés de ne pas perdre leur emploi… Pour le reste, on relève des débordements qui sont le fait des jeunes. Ils expriment la colère d’une grande partie de la population.
L’interview d’Emmanuel Macron, le 22 mars, n’a pas apaisé la situation…
Il fait tout pour mettre les gens dans une très grande colère. Citer les exemples des assauts du Capitole aux Etats-Unis et du palais présidentiel au Brésil n’était pas de nature à faire plaisir aux manifestants. Il y a là une sorte de provocation inconsciente chez Macron. Je me demande dans quelle bulle il évolue aujourd’hui pour être à ce point déconnecté de la réalité du terrain. Le peuple français est très attaché aux formes démocratiques et n’aime pas que l’on se moque de lui. Il existe une colère à l’égard d’un président semblant ne pas tenir compte de l’avis des citoyens, et, surtout, qui n’a pas respecté le vote démocratique. Si la réforme des retraites avait été adoptée au Parlement, il y aurait eu des protestations mais elles n’auraient pas eu le caractère violent qu’elles ont aujourd’hui. Emmanuel Macron a toujours gouverné de manière autoritaire sur le mode «Je suis droit dans mes bottes». C’est un style. Cela peut plaire à une partie de l’opinion. Mais j’ai l’impression que là, il est allé trop loin. Même des macronistes renâclent devant sa méthode. Alors, certes, il ne se représentera pas à la prochaine élection mais il sera très isolé dans les années à venir.
Pour certains, le recours à la violence vise-t-il à créer une forme de chaos?
Il n’y a pas de stratégie. Il y a simplement le fait que les black blocs, qui furent toujours présents, ont été rejoints par plein de jeunes, ce qui leur a permis de passer à l’action. C’est leur stratégie révolutionnaire. Mais cela s’arrête là. En revanche, il y a un vrai débat sur le constat que lorsqu’on respecte la loi et qu’on est pacifique, on n’obtient rien et que lorsqu’on brûle des poubelles et des voitures, comme l’ont fait les gilets jaunes, on obtient quelque chose. Donc, il y a de la part des manifestants une certaine mansuétude envers ces jeunes qui expriment leur colère en sortant du cadre légal.
La France insoumise n’a-t-elle pas aussi une position ambiguë, marquée par une forme de tolérance, à l’égard des violences?
Je ne crois pas. Il est vrai que La France insoumise s’est conduite de façon très infantile et très gauchiste à l’Assemblée nationale. Elle n’a pas acquis beaucoup de crédibilité. Mais de là à lui attribuer la paternité de violences, ce n’est pas sérieux. LFI s’est mise au service des syndicats, Jean-Luc Mélenchon voulant apparaître comme le grand rénovateur de la gauche du début du XXIe siècle. Mais il ne faut pas trop politiser les manifestations. Ce qui se passe est avant tout d’ordre social.
Y a-t-il une longue tradition d’activisme de l’ultragauche en France?
Les cortèges de tête des casseurs, des autonomes, de ceux que l’on appelait avant les provocateurs existent depuis 1971, date d’un célèbre pillage du Quartier latin à Paris. C’est une tradition française. Mais la méthode des black blocs n’a rien de franco-français. Elle a été inventée par les autonomes de Berlin en 1980.
Pourquoi l’audience de l’ultragauche en France est-elle très réduite?
Le problème auquel se heurte cette ultragauche est le fait qu’elle perd progressivement ses repères idéologiques. Les nouvelles générations sont beaucoup moins politisées que leurs aînées. Il y a moins de slogans, moins de tracts expliquant les actions… J’ai vu des black blocs qui avaient des drapeaux du PSG, l’équipe de foot. On perçoit une dépolitisation. On assiste dans l’ultragauche à un lent affaissement de la structuration idéologique au profit des passions.
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