Kamel Bencheikh
France-Algérie, la rente mémorielle (carte blanche)
Depuis quelques mois, les tensions entre la France et l’Algérie sont palpables, sur fond de passé colonial. Peut-on demander des comptes au nom du passé ? L’opinion de l’écrivain Kamel Bencheikh, qui « refuse d’être le dépositaire d’un quelconque héritage dans ce domaine ».
La mémoire algérienne n’arrive pas à s’apaiser, même après une soixantaine d’années d’une indépendance totale arrachée à l’ancienne puissance coloniale – une soixante d’années, une vie d’un être humain ou presque. Cela fait des lustres que la rancoeur et l’animosité font office, entre les deux pays, de lettres de créance.
Depuis quelques mois, la physionomie de ces relations a pris une tournure détestable. La controverse est repartie de plus belle. L’Algérie a totalement interdit son espace aérien aux aéronefs militaires français qui faisaient un trajet direct pour rejoindre la zone du Sahel. Elle ne s’est pas contentée uniquement de cela puisque l’usage de la langue française est désormais interdit dans les administrations et dans les établissements scolaires. L’Algérie présente ses décisions comme étant la conséquence des propos tenus par Emmanuel Macron sur « la rente mémorielle » sur laquelle s’est construit ce pays depuis la fin de la guerre d’indépendance et à la suite des mesures françaises de durcir les conditions d’obtention des visas pour les voyageurs algériens.
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Il est évident, dans ces conditions, que les points de vue des dirigeants des deux États sont irréconciliables. En Algérie, la guerre de libération est belle et bien devenue une sorte de viager, des arrérages sur lesquels les clans qui se sont succédé, faisant fi de toute culture démocratique, ont prospéré. En France, il faut prendre en compte les dépositaires des droits des harkis, des pieds-noirs et des anciens combattants, d’autant que l’élection présidentielle approche à grands pas et qu’il faut entretenir la flamme de ceux qui exploitent la mémoire du passé. En Algérie, nous ne sommes pas prêts de mettre la guerre de libération sous le tapis parce que c’est grâce à son souvenir que des dirigeants incultes et incompétents font leur beurre.
De part et d’autre, des présidents d’associations d’anciens combattants, des activistes de la haine, adeptes du rejet des autres, affirment qu’ils débattent au nom de ceux qui ont perdu la vie et demandent des comptes pour des crimes que les vivants n’ont pas commis. La forfaiture collégiale, voilà une tâche à expier pendant des siècles. L’idée que ce soit tout un peuple qui ait commis le péché et dont on prendrait en charge la responsabilité au regard de la couleur de son passeport.
Voilà donc un engrenage qui n’est pas près de s’arrêter. Nous sommes pris dans ses rouages et nous nous laissons emporter par sa noria qui ne s’arrêtera de tourner de sitôt. L’Espagne ira-t-elle jusqu’à demander des comptes aux pays nord-africains pour l’invasion menée par le général Tarik Ibn Zyad en 711 ? Les Egyptiens ont-ils pensé à mettre en cause l’empire Ottoman qui l’a occupée de 1517 jusqu’en 1798 ? Les richesses du Brésil ont été dilapidées par le royaume portugais sur une période allant de 1500 à 1823, plus de trois siècles d’occupation. Est-ce que Brasilia pourrait porter l’affaire devant les tribunaux pour récupérer le butin qui lui a été dérobé ?
On constate que l’histoire du monde a fluctué au gré des appropriations et des invasions. Tel peuple a été à un moment donné soumis et le même s’est révélé être un agresseur lors des siècles suivants. L’histoire passée a été une suite ininterrompue de dominations, d’agressions et d’invasions dont tous les pays ont soit souffert soit été à l’origine de la souffrance d’autrui. À décrypter le passé, nous serions tous, tour à tour, bourreaux et victimes.
Quant à moi, je refuse avec la plus extrême revendication que l’on puisse mettre sur mon compte des actions que je n’ai pas commises. Je n’accepte pas que l’on m’inculpe pour des crimes que je n’ai pas accomplis. Je n’ai aucun compte à rendre sur quelle qu’infamie du passé à laquelle je n’ai jamais participée. Je ne suis le dépositaire d’aucun héritage dans ce domaine et je clame haut et fort que je ne suis ni bourreau ni victime. Je crois, en revanche, au fait que nous ayons la faculté de façonner nos mémoires au regard des démarches historiques. Je crois que le passé est un formidable instrument pour saisir la marche du monde. C’est à travers cette méthode que nous saisissons la formidable évolution du chasseur-cueilleur jusqu’à sa métamorphose en informaticien et en pilote d’avion.
C’est en cela que je crois, parce que l’histoire est un formidable formateur qui nous initie à prendre ce qu’il y a de plus beau dans le passé pour le projeter dans le futur. Même si, parfois, je suis sûr que l’histoire peut se répéter, et que les ombres du passé viennent s’allonger sur les vitres de notre présent…
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