Femmes de pouvoir en Asie (2/4) : Tsai Ing-Wen, la rebelle
A la découverte de ces femmes leaders asiatiques qui font trembler leurs homologues masculins et, parfois, la population. Pour le deuxième numéro, focus sur Tsai Ing-Wen, la Présidente de TaIwan, qui ne plaît guère à Pékin.
Depuis la fuite vers Taïwan des nationalistes de Tchang Kaï-chek, en 1949, face aux troupes communistes de Mao Zedong, la petite île, à l’image du village d’Astérix vu depuis Rome, est décrite comme une simple » province rebelle » par Pékin, qui n’a de cesse de l’isoler sur la scène internationale. Non sans succès : aucun président américain n’avait parlé à un chef de l’Etat taïwanais depuis l’établissement des relations diplomatiques entre les Etats-Unis et la Chine, en 1979. Pourtant, peu après son élection, en novembre 2016, Donald Trump a stupéfié Pékin en prenant un appel de Tsai Ing-wen, la présidente de Taïwan, qui souhaitait le féliciter. Manipulé par son entourage ou peu au fait des relations internationales, le futur président américain ignorait le statut contesté de ce pays souverain, devenu, depuis une trentaine d’années, la seule démocratie du monde chinois. Partisane d’une indépendance pleine et entière à l’égard de Pékin, Tsai a ici démontré sa redoutable habileté.
Le premier coup d’éclat de cette universitaire discrète, au visage rond et au regard cerclé de lunettes fines, remonte à janvier 2016, lorsqu’elle remporte haut la main l’élection présidentielle de ce pays de 23 millions d’habitants. A la tête du Parti démocrate progressiste (PDP), Tsai Ing-wen met un terme à la domination du Kuomintang, qui perd aussi la majorité des sièges à l’Assemblée, en raison, notamment, de sa proximité avec Pékin. Après sa précédente tentative, quatre ans plus tôt, » Hsiao Ing (Petite Ing) » avait présenté des excuses à ses électeurs déçus. Certains auraient renoncé. Elle a pris date.
A 60 ans, elle est la première femme à diriger la République de Chine – le nom officiel de Taïwan – depuis sa fondation. Qu’une femme occupe une si haute fonction dans le monde chinois est inédit depuis le règne de l’impératrice Wu Zetian, au viie siècle. » Son élection n’a pas posé de problème car Taïwan compte parmi les pays d’Asie les plus avancés sur les questions d’égalité homme-femme, rappelle Alice Ekman, responsable des activités Chine à l’Institut français des relations internationales. En Corée du Sud, la nomination d’une femme ministre des Affaires étrangères, en juin dernier, a fait polémique. »
Tsai Ing-wen est la première femme à diriger Taïwan depuis sa fondation, en 1949
A la différence d’autres dirigeantes asiatiques, telles la Birmane Aung San Suu Kyi ou l’Indienne Indira Gandhi, Tsai Ing-wen n’est pas l’héritière d’une dynastie politique ou militaire. Son père, entrepreneur prospère dans l’automobile et l’immobilier, l’oriente vers le droit afin qu’elle le conseille dans ses affaires. L’étudiante s’inscrit à l’université Cornell, aux Etats-Unis, puis obtient un doctorat à la prestigieuse London School of Economics, avant de revenir enseigner dans sa patrie d’origine. A partir de 1998, elle conseille le gouvernement lors des négociations sur l’entrée de Taïwan dans l’Organisation mondiale du commerce. Repérée, elle rejoint le cabinet du président Lee Teng-hui, puis devient ministre du Conseil des affaires avec la Chine (2000-2004). Au fil du temps, la juriste forge son expérience de négociatrice avec le redoutable régime de Pékin. En 2004, Tsai rejoint les rangs du PDP, dont elle devient la patronne quatre ans plus tard, presque par hasard, faute d’autres candidats, à un moment où le parti est englué dans des affaires.
Célibataire, sans enfants, Tsai Ing-wen répugne à parler de sa vie privée, mais elle n’hésite pas à mettre en avant ses meilleurs agents électoraux : ses deux chats tigrés, Think Think et Ah Tsay, très populaires sur les réseaux sociaux – une page leur est consacrée sur Wikipédia ! Admiratrice, dans sa jeunesse, de la Première ministre britannique Margaret Thatcher, elle loue aujourd’hui le pragmatisme efficace de la chancelière allemande, Angela Merkel, à laquelle elle n’hésite pas à se comparer. C’est grâce à cette image de dirigeante moderne, forte et opiniâtre, capable de défendre les intérêts de Taïwan face au puissant voisin chinois, que les électeurs lui ont fait confiance.
Dans un pays où les questions identitaires sont très importantes, Tsai se considère avant tout comme taïwanaise, à l’instar d’une partie croissante de la population, née sur place. » Le fait que Tsai ait, de par sa grand-mère, des origines aborigènes a pu contribuer à la constitution de son identité taïwanaise « , avance Alice Ekman. Néanmoins, l’indépendantiste a fait campagne pour le maintien du statu quo avec la Chine. » Il est peu probable que Tsai cherche l’indépendance durant son mandat, compte tenu des risques de crise économique et militaire que cela pourrait provoquer, poursuit la chercheuse. Une partie significative de la population est en faveur du statu quo. Malgré la pression de la frange la plus indépendantiste de son électorat, Tsai devrait rester sur une ligne indirecte, relativement prudente. »
Toutefois, les relations se tendent à nouveau de part et d’autre du détroit. Sous la pression de Pékin, deux des derniers alliés de Taïwan, São Tomé-et-Principe et le Panama, viennent de rompre les relations diplomatiques. Quant à Donald Trump, il a refusé un second entretien avec Tsai, en avril dernier, afin de ne pas compromettre sa » relation personnelle » avec le président chinois. Protégé en principe par un accord de défense mutuel signé en 1954 avec les Etats-Unis, Taïwan s’estime de plus en plus menacé, au point de lancer, il y a peu, un projet de flotte sous-marine.
Sur le plan politique, la marge de manoeuvre de Tsai est limitée : pour la première fois, en mars dernier, un activiste taïwanais des droits de l’homme et membre du PDP, Li Ming-che, a été emprisonné par Pékin. Au-delà, la santé de l’économie et l’équilibre de la balance commerciale de Taïwan dépendent pour une large part de l’immense marché voisin. Or, Pékin est passé maître dans l’art de compliquer l’existence à l' » île rebelle « … L’année dernière, les tensions ont provoqué une chute de 42 % du nombre de touristes venus de Chine continentale. Les réformes engagées sur le temps de travail et les retraites ne suffisent pas à redresser la situation. Tandis qu’elle exhorte les Taïwanais à faire preuve de patience, Tsai Ing-wen, dix-huit mois après sa victoire, a déjà chuté dans les sondages. Sauf sur un point : plus de 56 % des personnes interrogées souhaitent qu’elle ne cède pas à Pékin. Mais ils mesurent, comme elle, les limites de leur ambition. Et la fragilité de leur démocratie.
Par Romain Rosso.
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