Faut-il encore discuter avec Poutine ? « Il est important d’avoir un canal de discussion »
Il faut garder des canaux de communication avec Vladimir Poutine pour régler des questions pratiques et préparer une issue diplomatique au conflit, soutient Pierre Hazan, auteur de Négocier avec le diable. Mais le médiateur doit être conscient des implications de son action.
La progression de l’armée ukrainienne et la mise au jour de nouvelles exactions présumées de militaires russes à Izioum ne sont pas de nature à favoriser la relance des discussions entre les belligérants. Pourtant, même Volodymyr Zelensky a affirmé, le 21 mai, que «la guerre sera sanglante, mais elle ne pourra prendre fin définitivement que par la diplomatie». Journaliste devenu conseiller senior auprès du Centre pour le dialogue humanitaire, Pierre Hazan publie Négocier avec le diable (1), un essai passionnant sur la médiation dans les conflits armés. Il explique pourquoi elle est plus difficile encore dans un monde multipolaire tel que celui qui prévaut dans cette guerre en Ukraine.
Le dialogue permet une clarification. Et la clarification est toujours utile pour limiter les risques d’escalade.
Pierre Hazan, conseiller senior du Centre pour le dialogue humanitaire.
Pourquoi la médiation a-t-elle connu un développement spectaculaire dans les années 1990?
Cet essor est lié à la fin de la guerre froide. On est dans une période, brève, d’incroyable optimisme. On a la conviction que grâce à la négociation, on pourra aider des pays à passer d’un régime autoritaire à une démocratie en leur inculquant les principes de l’Etat de droit et de la bonne gouvernance. C’est pendant cette période que l’Afrique du Sud se défait du système de l’apartheid et que les juntes militaires en Amérique latine et les régimes communistes en Europe centrale et orientale disparaissent. Et tout cela se fait de manière négociée. La médiation est vue comme un outil essentiel. Dans un monde où l’unilatéralisme américain domine, les Etats-Unis vont appuyer ce mouvement et encourager l’Organisation des Nations unies à travailler dans ce sens. Son secrétaire général de l’époque, Boutros Boutros-Ghali, publie, en 1992, Agenda pour la paix. Les médiateurs de l’ONU sont appelés à la fois à prévenir les conflits en travaillant sur leurs sources, la misère sociale, les inégalités, les violences structurelles, mais aussi à mettre en œuvre les accords de paix. Cela sera le cas au Cambodge, au Salvador, au Guatemala et dans d’autres pays. D’une certaine manière, ce temps de la médiation se clôt avec les attentats du 11 septembre 2001.
Le retour à un monde multipolaire complique-t-il la tâche des médiateurs?
Avec la pax americana, le contexte était favorable aux Nations unies. Dans un monde multipolaire, la situation est nettement plus complexe. L’ONU elle-même n’est pas toujours la bienvenue. Vous vous souvenez de la visite du secrétaire général António Guterres, le 27 avril, à Moscou, auprès de Vladimir Poutine. Vingt-quatre heures plus tard, au sortir de sa rencontre à Kiev avec le président Volodymyr Zelensky, les Russes envoient deux missiles sur la capitale ukrainienne pour bien lui faire comprendre que sa proposition de bons offices est refusée à ce moment-là. On est entrés dans un monde infiniment plus compliqué et plus fragmenté dans lequel même les normes et les valeurs sont âprement discutées. Néanmoins, des marges de manœuvre existent pour la discussion. Si on s’en tient uniquement à l’Ukraine, au moins trois médiations ont été menées ces derniers mois. Des échanges de prisonniers ont été réalisés avec l’aide du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et marginalement avec celle de l’ONU. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a pu se rendre début septembre sur le site de la centrale nucléaire de Zaporijia. Enfin, l’exportation des céréales d’Ukraine a fait l’objet d’un accord le 22 juillet dernier grâce à la Turquie, avec l’aide de l’ONU, trop contente de se replacer dans le jeu, et le soutien, discret, d’organisations de médiation privées.
Comment qualifieriez-vous la médiation de la Turquie?
Il est assez fascinant de voir le président Erdogan jouer un rôle aussi central. La Turquie est un pays membre de l’Otan. Mais elle a décidé de ne pas appliquer les sanctions contre la Russie. Elle fournit des armes à l’Ukraine. Mais elle entretient des rapports assez étroits avec Moscou. En Syrie, des accords lient la Russie et la Turquie. En Libye, ils se retrouvent dans des camps antagonistes. Recep Tayyip Erdogan est formidablement pragmatique. Il a réussi à jouer sur tous les tableaux.
Les contacts que le président français Emmanuel Macron a maintenus avec Vladimir Poutine ont été critiqués. Est-il utile de garder ouvert ce canal de discussion?
Il me semble important, que cela soit Emmanuel Macron ou un autre leader occidental, d’avoir un canal de discussion avec le président russe. Pour deux raisons au moins. La première, il faut prévenir des mauvaises communications et éviter ainsi des escalades qui pourraient survenir très facilement. La deuxième, il faut poursuivre les contacts pour régler un certain nombre de questions autour, par exemple, de l’application de l’accord sur les céréales ou la protection de la centrale nucléaire de Zaporijia. Dans le même temps, il faut être très clair: ce n’est pas parce qu’on discute que l’on se met en position de faiblesse. Le dialogue n’implique pas la faiblesse. Il permet une clarification. Et la clarification est toujours utile pour limiter les risques d’escalade.
Faut-il pouvoir négocier avec le diable?
J’insiste beaucoup sur l’éthique de responsabilité du médiateur. Ce dernier peut avoir des canaux de communication avec le diable. Mais il doit aussi être conscient des enjeux et des implications de son travail. De la même manière que le médecin doit s’engager à faire le bien, le médiateur doit tout faire pour ne pas contribuer à une dégradation de la situation. Il doit, par exemple, éviter que des accords de paix entre deux parties se concluent aux dépens d’une troisième ou qu’une médiation se retourne contre des populations. Dans la période actuelle marquée par ce monde multipolaire et fragmenté, il me semble important d’insister sur le rôle de la médiation.
Il ne faut pas que la Cour pénale internationale devienne le bras judiciaire de l’Otan. Elle doit intervenir de façon plus équilibrée qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent.
L’issue de la guerre en Ukraine passera-t-elle nécessairement par une médiation avec Vladimir Poutine?
Je ne sais pas. J’imagine qu’il y aura, de toute manière, un dialogue et qu’il faudra des intermédiaires pour l’organiser. Quelle sera la forme du règlement final? Il est impossible de le dire aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est que la Turquie et l’ONU ont déjà joué un rôle, que des organisations de médiation privées ont apporté leurs contributions, que demain, peut-être, la Chine sera aussi sollicitée… On verra bien. Mais comme Volodymyr Zelensky lui-même le disait, la solution, un jour, sera forcément diplomatique.
Vous rappelez que dans les années 1990, une «nouvelle utopie» prend aussi forme, celle de la justice internationale censée brider la violence. Pourquoi ce qui devait être une contribution à la paix est devenu, selon vous, une «arme de guerre»?
Tant les Etats que les ONG ont réalisé le potentiel de la justice pénale internationale pour installer un narratif dans l’espace public. On assiste souvent à des dépôts de plaintes dans ce but. La guerre médiatique est un des pôles de toute confrontation. Je vois bien l’importance de la justice pénale internationale pour sanctionner des crimes abominables et pour lutter contre l’impunité. En même temps, je vois aussi le risque qu’elle se transforme en une arme dans un conflit – c’est ce que les Américains appellent la lawfare, l’instrumentalisation de la justice. D’autant que beaucoup de pays ont le sentiment que la justice pénale internationale n’intervient que de manière sélective. Depuis des années, des plaintes ont été déposées devant la Cour pénale internationale (CPI) contre Israël pour son action en Palestine, contre les Etats-Unis pour les crimes commis en Afghanistan… La CPI met un temps infini à y répondre. En revanche, à propos de la Libye, le procureur de la CPI est intervenu en l’espace de quelques jours et a inculpé Mouammar Kadhafi. On assiste à la même précipitation en Ukraine. Il ne faut pas que la Cour pénale internationale devienne le bras judiciaire de l’Otan. Elle doit intervenir de façon plus équilibrée qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent.
Percevez-vous une instrumentalisation de la justice internationale aussi en Ukraine?
Il est tout à fait normal pour les Ukrainiens de vouloir utiliser toutes les armes qu’ils ont à leur disposition, y compris le recours à la Cour pénale internationale et d’autres voies judiciaires et politiques, notamment celle des sanctions. Il est tout à fait naturel que le monde occidental soutienne l’Ukraine dans cet affrontement avec la Russie après l’agression dont elle a été victime. Cela étant, une responsabilité particulière repose sur les épaules du procureur général et des juges de la CPI pour ne pas se focaliser uniquement sur un conflit alors qu’il y en a bien d’autres où des crimes particulièrement horribles sont aussi perpétrés. Beaucoup de pays se sont abstenus lors du vote aux Nations unies sur les sanctions à l’égard de la Russie. Une grande partie du monde non occidental s’interroge aujourd’hui sur la précipitation de la CPI à traiter certains dossiers. De surcroît, la CPI est censée n’intervenir qu’en dernier ressort. L’Ukraine a un système judiciaire qui fonctionne et qui a déjà commencé à inculper un certain nombre de soldats russes.
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