La révolte en Iran ne faiblit pas : « La première contestation du monde musulman initiée par des femmes «
La contestation des jeunes ne faiblit pas contre le régime des ayatollahs mais elle pèche par son absence d’organisation et de leadership, estime le spécialiste de l’Iran Farhad Khosrokhavar. Si elle parvient à s’étendre aux autres générations et aux acteurs du bazar, elle pourrait sceller le sort du pouvoir.
Le contexte
Plus de trois cents morts, dont quarante enfants, selon le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme ; 378 personnes décédées parmi lesquelles 47 très jeunes, d’après l’ONG Iran Human Rights basée en Norvège ; 625 tués en vertu d’un bilan établi par le groupe d’opposition Organisation des moudjahiddines du peuple iranien: plus de deux mois après la mort en détention de Mahsa Amini, jeune femme kurde de 22 ans arrêtée pour «infraction» aux règles sur le port du voile, la contestation du régime des ayatollahs, qui fédère au-delà de la cause des femmes, maintient une pression rarement observée. Face à elle, le pouvoir ne répond que par une répression sanglante.
La révolte de la jeunesse iranienne, déclenchée après la mort, le 16 septembre, de Mahsa Amini alors qu’elle avait été arrêtée pour «port de vêtements inappropriés» par la police des mœurs, est entrée dans son troisième mois. Malgré la répression meurtrière et les nombreuses arrestations, le mouvement perdure et est susceptible de faire tache d’huile dans des secteurs professionnels. Pourquoi cette révolte revêt-elle un caractère particulier? Pourquoi le régime des ayatollahs, vieux de quarante-trois ans, pourrait-il vaciller? Eléments de réponse avec Farhad Khosrokhavar, sociologue, directeur d’études émérite à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess) à Paris, et éminent spécialiste de l’Iran.
On assiste au premier mouvement de contestation au sein du monde musulman où les femmes ont une position d’avant-garde.» Farhad Khosrokhavar, sociologue, spécialiste de l’Iran.
Qu’est ce qui distingue ce mouvement de contestation des autres que l’Iran a connus ces dernières années?
Il s’est forgé autour d’un acteur commun, à savoir les femmes, voire les jeunes femmes. Il diffère des précédents mouvements pour cette raison. Auparavant, il n’y avait pas d’unité. Aujourd’hui, il y en a une. Elle se fonde sur le rejet du voile obligatoire. Il ne s’agit pas du tout de rejeter le voile en tant que tel mais de rejeter le voile obligatoire. D’ailleurs, des femmes voilées participent aux manifestations parce qu’elles pensent que c’est un choix qui relève de la femme et qui ne doit pas être imposé. Une sorte de complicité s’est aussi développée entre les femmes et les hommes, avec comme revendication partagée la contestation des comportements imposés. On impose aux hommes et aux femmes la non-mixité, l’interdiction de sortir ensemble dans la rue ou de se rencontrer si on n’est pas mariés. Ils subissent énormément de contraintes. Le voile contraint symbolise aussi la vie contrainte. C’est un autre paramètre significatif de ce mouvement: cette fois-ci, ce sont les hommes qui suivent les femmes. Il s’agit d’un phénomène tout à fait nouveau au Moyen-Orient et dans le monde musulman. D’habitude, les femmes suivent les hommes, comme épouses, sœurs, mères, en tant que personnes qui ne sont pas autonomes. On assiste donc au premier mouvement de contestation au sein du monde musulman où les femmes ont une position d’avant-garde, et d’initiatrices.
Ce constat infirme-t-il l’image d’une société iranienne conservatrice?
L’Iran n’est pas une société conservatrice, surtout dans sa jeunesse. Quand des jeunes, hommes et femmes confondus, ont manifesté en 2009 contre l’élection frauduleuse à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad aux dépens de Mir Hossein Moussavi, ce n’était pas du conservatisme. Il faut rappeler que cette contestation a précédé les manifestations du «printemps arabe» en 2011 et qu’elle se fondait sur les mots d’ordre de la dignité du citoyen et de la non-violence. L’image de conservatisme associée à la société iranienne me paraît une construction artificielle qui ne tient absolument pas compte de son évolution après quarante-trois ans de théocratie.
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On a vu des vidéos de jeunes faisant tomber le turban des mollahs dans la rue. Les dignitaires religieux sont- ils directement visés par la contestation actuelle?
C’est un mouvement anticlérical mais pas anti-islamique. Il dénonce la complicité du clergé iranien avec ce pouvoir théocratique et répressif. Le clergé continue à jouer un rôle extrêmement important dans la répression, notamment par le biais du système judiciaire qui, après la révolution de 1979, a consacré une régression, dans la mesure où la femme, sur beaucoup de plans, a alors «valu» la moitié de l’homme. Elle se retrouve dans une zone de non-droit pour ce qui touche au divorce, à la garde des enfants, au voyage… Tout cela a été mis en place par le clergé, d’abord sous l’égide de l’ayatollah Khomeini, par la suite sous celle de l’ayatollah Khameneï. Cette réaction anticléricale est donc tout à fait compréhensible.
Après 2015, la répression en Iran s’est alignée sur le modèle syrien.
La répression des manifestations connaît-elle une intensité différente cette fois-ci?
On peut établir deux périodes dans la répression sous la République islamique d’Iran: celle d’avant 2015 et celle d’après 2015. Avant 2015, la répression s’exerce progressivement. Elle étouffe le mouvement en recourant notamment à l’assassinat de manifestants, mais de manière modérée, selon les normes du Moyen-Orient. Lors de la contestation de 2009 qui a vu plusieurs centaines de milliers de personnes descendre dans la rue pendant plusieurs mois, on a dénombré aux alentours de 150 morts et plusieurs milliers d’arrestations. En 2015, on recense déjà plus de trois cents morts. Et entre 2015 à 2019, on a enregistré plus de 1 500 morts et plus de huit mille arrestations, avec de nombreux actes de torture. En résumé, la répression après 2015 en Iran s’aligne sur le modèle syrien. Elle s’exerce de manière aveugle alors que le mécontentement populaire bat tous les records, surtout après 2019. Pour une raison assez simple: jusqu’alors, le pouvoir autorisait l’existence d’une frange réformatrice en son sein, qui assurait une forme de médiation avec la société. Celle-ci avait le sentiment que l’expression d’une opinion différente était encore possible, malgré la répression, malgré le pouvoir autocratique. Ensuite, les réformateurs ont été éliminés. Par conséquent, aucune médiation ne semble plus possible entre la société civile et l’Etat. On le voit aujourd’hui. L’Etat recourt massivement à la répression. C’est pour cela que je dis que cet Etat a été successivement théocratique, ploutocratique du fait de la corruption dont a bénéficié un nombre réduit de personnes, kleptocratique parce qu’il procède au pillage des ressources au profit d’une minorité, et qu’il est aujourd’hui thanatocratique, parce qu’il puise sa légitimité dans sa faculté d’asséner la mort et de faire peur. La répression touche aujourd’hui énormément de catégories de la population: les jeunes, les femmes, les avocats, les derviches, mystiques musulmans, les Bahaïs, groupe religieux dissident, etc. Ceux qui subissent la répression ou vivent dans l’insécurité faute de libertés forment quasiment la totalité de la société civile. Y échappent seulement 5 à 10% de la population.
Vous parlez d’insoumission généralisée. La contestation touche-t-elle toutes les couches sociales, dans tout le pays, aussi bien les régions rurales que les villes?
Les milieux ruraux, en Iran, n’existent pratiquement plus. Plus de 75% des Iraniens vivent dans des villes ou dans des territoires quasi urbains en raison des liens qu’ils entretiennent avec une ville à des fins de négoce. Il est vrai, cependant, que comme les agglomérations rurales ont des dimensions réduites, elles sont plus aisément contrôlables par le régime puisque tout le monde connaît tout le monde. C’est dans les villes que tout se passe. Le plus important est de constater que l’insoumission généralisée est soutenue par une immense partie de la société civile. Jusqu’à présent, ce sont surtout les jeunes et les très jeunes, entre 15 et 25 ans, qui se lancent à corps perdu dans les manifestations, ce qui explique que le nombre de morts au sein de cette génération est de loin supérieur au nombre de personnes décédées dans les autres. La génération des pères et des mères, des quadragénaires, et celle des grands-pères et des grands-mères, qui ont fait la révolution de 1979, ne se jettent pas si facilement dans la rue, même s’ils partagent l’opinion des très jeunes. Ils se sont fait réprimer par le passé. Ils ont donc intériorisé la peur. Ils ont une peur viscérale de ce pouvoir thanatocratique. Ces générations d’Iraniens se sont jusqu’à présent montrées timides. Mais si elles décidaient de rejoindre le mouvement, le régime pourrait ne pas survivre. Autre incertitude, on assiste maintenant à des tentatives pour lancer des grèves ou fermer le bazar dans différentes villes. C’est un enjeu essentiel parce que, symboliquement, le bazar (NDLR: qui ordonne tout le commerce de détail) est très lié au clergé. Si cela se produit, ce sera le signe d’une rupture.
Le pouvoir pourrait-il être menacé?
Il est déjà menacé et il le sent. Mais cela ne signifie pas qu’il puisse être renversé aisément. Jusqu’à présent, les organismes de répression, à savoir les pasdarans (NDLR: corps des gardiens de la révolution islamique), les bassidji (NDLR: milice paramilitaire du régime), et la police ne montrent pas de traces de fissures. Il faudrait que puisse survenir une fissure au sein de ses appareils de répression pour que le régime soit mis en cause dans son existence. On est entré dans le troisième mois de la révolte. Les manifestations se poursuivent alors que chacun pensait qu’elles ne dureraient que quelques jours. Cela signifie que ce mouvement fait œuvre de résilience. Mais il a aussi deux points faibles: l’absence d’organisation et de leadership. Le mouvement a été spontané et il continue à l’être dans une très grande mesure. Non pas parce que les critiques du régime ne veulent pas s’organiser mais parce qu’à chaque fois que se profile une tentative d’organisation, le pouvoir arrête, torture, tue afin d’éliminer les éventuels organisateurs. En outre, ce mouvement n’a pas de leadership. C’est aussi un problème, y compris pour le pouvoir qui ne sait pas à qui s’adresser, parce qu’il a empêché toute tentative d’organisation et d’émergence d’un leadership. De l’autre côté, l’absence de direction et de structuration rend le mouvement extrêmement fragile.
Jusqu’à présent, les organismes de répression ne montrent pas de traces de fissures.
Aucune structure politique ne pourrait ambitionner de remplir ce rôle de leadership?
Non, parce que le pouvoir politique les a brisées. Auparavant, il y avait la mouvance des réformateurs au sein du régime. Mais le pouvoir, et en particulier le guide suprême de la révolution, l’ayatollah Khameneï, l’a réduite à néant. Les derniers responsables de ce courant soit sont en prison, soit se taisent. Et quand ils parlent, ils disent des choses insignifiantes. L’Iran est confronté à une rupture de dialogue dont le responsable ultime est l’Etat théocratique, qui n’a toléré aucune forme d’opposition légale. Il a voulu réaliser cette espèce d’unité qui est en réalité une unité fascistoïde: imposer les normes de l’Etat à la société sans lui donner la possibilité d’exprimer un quelconque désaccord avec lui.
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