Saskia Bricmont
Exit la fast fashion, la mode est à l’éthique et la durabilité (carte blanche)
Huit ans après l’effondrement du Rana Plaza, il n’existe toujours pas de loi européenne sur la responsabilité sociétale des entreprises et de leurs sous-traitants. Les engagements volontaires des marques suite à la catastrophe faiblissent et ne suffisent pas : en 2021, une législation contraignante doit voir le jour. C’est une question de justice sociale.
Mordue de mode, j’ai longtemps envisagé de devenir styliste avant de m’engager dans des études universitaires qui m’ont amenées au Parlement européen. Si l’envie de créer ne m’a jamais quittée, la nécessité de révolutionner ce petit monde, avec les makers et les stylistes engagé.e.s dans un style tout autre que celui de la fast fashion, m’a accompagnée au Parlement.
Reconnaître l’énorme impact social et environnemental du secteur de l’habillement
Et pour cause. L’Union européenne est le premier importateur textile mondial pour le marché de l’habillement. 60% des vêtements qui y sont vendus sont produits ailleurs. Ce secteur est le quatrième secteur économique (après l’alimentation, le logement et les transports) ayant l’impact le plus important sur la Planète. La consommation de vêtements a augmenté de 40% depuis le début du siècle et chaque kilo de vêtement demande 200 litres d’eau pour sa fabrication. Sachant que chaque européen consomme en moyenne 26 kilos de vêtements par an, et en jette en moyenne 11 kg, c’est dire l’empreinte écologique du secteur. Sans parler du lavage des vêtements qui génère des microparticules de plastiques, qui se retrouvent dans l’eau que nous buvons et dans notre alimentation. Enfin, le secteur occupe la cinquième position en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, seulement 1% des textiles produits dans le monde sont recyclés pour en faire de nouveaux. Des vêtements venus du bout du monde y retournent, parfois à peine portés. Un paradoxe mis en évidence dans le documentaire « Unravel » : https://www.takeoneaction.org.uk/film/unravel/
Derrière ces tonnes de vêtements importés et vendus à bas prix, derrière la mode éphémère et jetable, il y a donc un coût environnemental énorme. Mais le coût est également social : quelque part, il y a quelqu’un qui paie. Au début de la chaîne des vêtements que nous portons, issus des grandes enseignes qui foisonnent dans nos rues et centres commerciaux, des hommes, et surtout des femmes et des enfants, travaillent dans des conditions que plus personne ne peut ignorer. Pourtant, les politiques, entreprises et consommateurs continuent à fermer les yeux. Loin des yeux, loin du coeur!
Sept ans après le drame du Rana Plaza, l’irruption de la pandémie de Covid a refait parler de la situation de ces travailleurs et travailleuses. En mars 2020, le lockdown généralisé a entraîné un arrêt soudain des exportations. Certaines grandes marques et entreprises d’importations et de distribution ont simplement considéré qu’elles pouvaient s’exonérer du paiement des commandes passées avant la crise, sans crier gare et au mépris de leurs obligations contractuelles. Les entreprises en début de chaîne ont été contraintes de fermer, leurs travailleu.r.se.s et leurs familles laissé.e.s sans revenu ni aide de gouvernements aux finances déjà exsangues.
Nous avons exigé des marques européennes qu’elles honorent leurs engagements. C’est la teneur d’un courrier que j’ai adressé aux principaux représentants belges du secteur textile. Mais peu l’ont fait, car peu se sentent responsables ou concernés. Alors que la Commission européenne prenait contact avec nombre d’entreprises pour les mobiliser dans la production d’équipements de protection sanitaire, de défibrillateurs et autres, je demandais, avec l’appui de collègues eurodéputés, d’intervenir auprès des entreprises européennes du textile pour qu’elles exercent leurs responsabilités sociétales. Il en est assez du greenwashing et du marketing des marques, qui se traduisent uniquement sur les étiquettes mais pas dans les faits.
La crise sanitaire a ainsi révélé au monde un des pires travers de la mondialisation néolibérale : l’exploitation des travailleurs de bout de chaîne, que nous ne côtoyons pas, mais qui fabriquent nos vêtements pour un salaire dérisoire, dans des conditions de travail et sanitaires précaires. C’est cette situation que dénonce la campagne « who made my clothes« . Les conditions salariales des travailleu.r.se.s du secteur, payé.e.s moins de 1 € de l’heure, soumis à des cadences infernales, sont scandaleuses. Ce sont en grande majorité des travailleuses, ce qui contribue à creuser les inégalités salariales.
Une loi contraignante sur la responsabilité sociétale des entreprises et de leurs sous-traitants
La Commission européenne, dans la veine du Green Deal, a présenté plusieurs stratégies, dont la stratégie économie circulaire. Elle en annonce d’autres en lien avec les Objectifs onusiens pour le Développement Durable et pour inclure le textile dans les objectifs d’une société neutre en carbone en 2050. Elle déposera cet été une proposition de législation sur la responsabilité sociétale des entreprises, qui sera ensuite examinée par les Ministres et eurodéputés. Si les commémorations de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh sont un moment clé pour exiger une législation contraignante, plusieurs législations sont nécessaires pour assurer la cohérence des politiques.
Cette exigence n’est pas neuve. L’effondrement du Rana Plaza il y a huit ans, dont nous commémorons les 1134 victimes ce 24 avril, a révélé la nécessité de renforcer la responsabilité sociétale des entreprises. Les bonnes volontés, aussi sincères soient-elles, ne suffisent pas. Une loi est une condition sine qua non pour améliorer les conditions de vie des travailleurs.euses tout en réduisant l’empreinte écologique du secteur. Il s’agit également d’assurer un « level playing field », indispensable pour éviter que les normes européennes ne soient contournées en délocalisant ou en sous-traitant vers des pays moins-disants sur le plan social et environnemental. Quelques 60 entreprises belges se sont d’ailleurs exprimées en ce sens récemment : https://www.tdc-enabel.be/en/2021/02/12/ministers-kitir-and-dermagne-receive-letter-from-60-companies-for-due-diligence-legislation/?fbclid=IwAR3wYupWe6GlZ2d3tjvy-k0aRzvZrNNcKCy_NdXIZvvWJbr591isWROmKvk
En tant que membre du groupe de suivi parlementaire de l’accord économique avec le Bangladesh, je suis particulièrement effrayée par l’expiration, à la fin du mois de mai, de l’accord mis en place après la catastrophe du Rana Plaza. Les entreprises avaient consenti à des efforts de différentes natures qui ont produit des résultats concrets sur le terrain. Aujourd’hui, elles cherchent à se dégager du contrôle exercé par les syndicats et les ONG pour ne recourir qu’à des initiatives volontaires, jugeant elles-mêmes de la nécessité d’agir et des moyens à y consacrer. Gageons que leurs actionnaires seront disposés à investir les fonds nécessaires…
Une stratégie pour le secteur textile
Il est donc temps de faire honneur à la « Stratégie pour du Textile, de l’Habillement, du Cuir et de la Chaussure Durable et Équitable » déposée il y a tout juste un an par 65 ONG.
En tant que client majeur de l’industrie mondiale du textile (60 % des exportations du Bangladesh sont par exemple à destination de nos pays), l’UE a le pouvoir d’influer sur les pratiques du secteur. Les propositions visent à faciliter les travaux de vérification des autorités et de la société civile quant à l’origine des produits et les comportements desdites entreprises. La législation européenne devrait – pour être pleinement dissuasive – engager la responsabilité civile, voire pénale, des dirigeants d’entreprises lorsque des problèmes tels que le non-respect des droits humains ou des dégradations environnementales consécutives aux activités de production sont avérés. Des mécanismes effectifs de plaintes, accessibles sans difficultés pour les victimes présumées, doivent être conçus.
Une législation pour lutter contre les pratiques commerciales déloyales
La course vers des prix bas est à l’origine de pressions de plus en plus insupportables au fur et à mesure que l’on remonte la chaîne de production. La Commission devrait donc déposer une législation pour lutter contre les pratiques commerciales déloyales dans les relations inter-entreprises comme il en existe une pour régler le problème au sein de la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire.
Il faut également faciliter la réutilisation et assurer le respect des normes d’éco-conception pour faciliter la récupération et la réutilisation des habits qui ne sont plus portés.
Le coût social et environnemental de la mode ne se mesure pas dans nos achats quotidiens mais s’avère être énorme. Réduire, changer nos habitudes de consommation, revoir la manière dont les vêtements sont produits pour être éco-conçus, encourager l’économie circulaire, les échanges et soutenir les entrepreneurs qui montrent aujourd’hui la voie; adopter une loi contraignante sur la responsabilité sociétale des entreprises et de leurs sous-traitants, généraliser les normes du commerce équitable sont autant de mesures aussi urgentes que nécessaires, car la « mode jetable » n’est pas gratuite. In fine, il y a toujours quelqu’un qui paie. Il est donc grand temps de soutenir une industrie mondiale de la mode durable, qui préserve et restaure l’environnement ; éthique, qui valorise les gens avant la croissance et le profit.
Saskia Bricmont (Ecolo) – Députée européenne
Membre de la Commission du Commerce international
Membre du groupe de suivi des relations commerciales entre l’Union européenne et le Bangladesh
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