Exclusif: Le discours de Lumumba, texte-fondateur
Les archives de la Société Générale de Belgique détiennent le texte écrit du discours prononcé par Patrice Lumumba le jour de l’indépendance du Congo. Retour sur les événements du 30 juin 1960.
Peu de discours ont autant marqué notre histoire que celui du Premier Ministre congolais Patrice Lumumba, le 30 juin 1960, jour de l’accession du Congo à l’indépendance. Ce discours peut être considéré comme l’acte de naissance du Congo moderne, pays qui sort alors de quatre-vingt ans de colonialisme et envisage son futur avec confiance. En Afrique, ce discours est considéré comme l’un de ces moments-clés qui ont propulsé le continent sur la scène internationale. Côté occidental, beaucoup y ont vu un appel aux armes qui ouvrira les hostilités belgo-congolaises, plongeant l’ex-colonie belge dans le chaos. Un chaos marqué par la chute du gouvernement Lumumba, en 1960, et par l’assassinat, en 1961, de celui qui est considéré au Congo comme le premier « héros national ».
Aujourd’hui, cinquante-cinq ans après l’indépendance, la version papier du texte lu par Lumumba refait surface pour la première fois. C’est la version définitive du discours. Il s’agit donc des feuilles que le Premier ministre congolais a emmenées à la tribune. Ce texte a été écrit et dactylographié pendant la nuit précédant la cérémonie et corrigé à la main juste avant et même pendant la cérémonie. On peut le considérer comme le document-fondateur du pays. Il a été retrouvé dans les archives de Finoutremer, l’ancienne Compagnie du Katanga, qui fut jadis l’un des joyaux de la Société Générale de Belgique. Ainsi, pendant plus d’un demi-siècle, les Congolais ont été privés d’un document essentiel de l’histoire de leur pays.
Baudouin prévient son gouvernement
Léopoldville (l’actuelle Kinshasa), le 30 juin 1960. Les invités de marque se pressent dans le Palais de la Nation, où l’on célèbre officiellement l’indépendance du Congo. L’impressionnant bâtiment, situé au bord du fleuve Congo, a été construit sous le gouverneur-général Pétillon. Il était conçu, au départ, pour servir de résidence aux membres de la famille royale en voyage en Afrique et, partiellement, de résidence au gouverneur général. Dans le Congo nouveau, le Parlement allait y tenir ses sessions. Comme si rien ne devait changer après la passation de pouvoir aux Congolais, la statue équestre en bronze de Léopold II, fondateur de l’État indépendant du Congo, continue à accueillir les invités. Parmi ceux qui gagnent l’hémicycle: les politiciens congolais fraîchement élus, les officiels belges, le corps diplomatique international, la presse nationale et étrangère.
L’élite belge, assez nerveuse, s’interroge. Contre toute attente, le nationaliste Patrice Lumumba est parvenu à former un gouvernement. La Belgique pourra-t-elle maintenir ses intérêts dans son ex-colonie? Depuis des mois, poussé par l’entourage de son père Léopold III, le jeune roi Baudouin prévient son gouvernement que « les droits imprescriptibles » de la Belgique au Congo devront être préservés.
Le gouvernement de Gaston Eyskens place tous ses espoirs dans l’armée congolaise. Cette « nouvelle » armée, dirigée par des officiers belges, devait « contenir » le gouvernement Lumumba. Un « pari congolais » risqué. Baudouin veut faire comprendre au Premier ministre congolais que la souveraineté congolaise a des limites. Pour les Africains, le discours royal du 30 juin frisait la provocation.
Léopold II « libérateur »
Au Palais de Laeken, on avait travaillé intensivement sur ce discours. Dans une ébauche du texte, Léopold II était décrit comme le « libérateur » du Congo, un État « formé par des traités librement conclus entre les chefs et les envoyés du Roi ». Le Premier ministre Eyskens, qui avait relu le texte, estimait que ce passage allait trop loin. Il voulait qu’on supprime complètement cette référence à Léopold II. Finalement, il s’est contenté du remplacement du terme « le libérateur » par « le civilisateur ». La phrase selon laquelle les chefs congolais avaient, de leur propre gré, offert le pays à Léopold II sera supprimée. Tout compte fait, il restait assez de matière, dans le projet, pour dire en termes voilés mais non équivoques quelle direction le Palais voulait que le Congo suive: un régime néocolonial garantissant les intérêts de Bruxelles, avec des dignitaires noirs en sous-traitants.
Le discours du président congolais Kasa Vubu, préalablement transmis à Bruxelles, et qui devait suivre celui de Baudouin, était si « plat » et « académique » qu’il allait, d’une certaine manière, confirmer les propos du roi, sinon les renforcer. Pour l’élite belge, la cérémonie s’annonçait sous de bons augures.
Le discours du roi
La cérémonie commence selon les souhaits de l’ancien régime colonial. Le roi Baudouin invite l’assistance à fêter la colonisation plus que l’indépendance. Le souverain donne l’impression de parler au nom de son grand-oncle, fondateur de l’État indépendant du Congo: « L’indépendance du Congo constitue l’aboutissement de l’oeuvre conçue par le génie du roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique (…) En ce moment historique, notre pensée à tous doit se tourner vers les pionniers de l’émancipation africaine et vers ceux qui, après eux, ont fait du Congo ce qu’il est aujourd’hui. Ils méritent à la fois, notre admiration et votre reconnaissance, car ce sont eux qui, consacrant tous leurs efforts et même leur vie à un grand idéal, vous ont apporté la paix et ont enrichi votre patrimoine moral et matériel. » Pas de place pour le peuple congolais dans cette histoire couronnée de succès. Après quoi, la mémoire de Léopold II est de nouveau évoquée, en ces termes: « Il ne s’est pas présenté à vous en conquérant mais en civilisateur ».
Après un résumé des apports de la colonisation au Congo, – infrastructure, soins médicaux, enseignement, industrie – suivent les remarques paternalistes. Le roi mets en garde les Congolais contre leur manque d’expérience politique, le danger des conflits tribaux et « l’attraction que peuvent exercer sur certaines régions des puissances étrangères ». Après un hommage à l’armée coloniale « qui a accompli sa lourde mission avec un courage et un dévouement sans défaillance », un dernier conseil: « Ne compromettez pas l’avenir par des réformes hâtives et ne remplacez pas les organismes que vous remet la Belgique tant que vous n’êtes pas certains de pouvoir faire mieux. (…) N’ayez crainte de vous tourner vers nous. Nous sommes prêts à rester à vos côtés pour vous aider de nos conseils, pour former avec vous les techniciens et les fonctionnaires dont vous aurez besoin. » Après Baudouin, Kasa Vubu lit son discours, des paroles vite oubliées.
L’image idyllique de la période coloniale présentée par Baudouin se heurte à la mémoire des colonisés: les millions de morts, conséquence des privations, travaux forcés, maladies et répression sous le règne de Léopold II; la répression brutale des révoltes dans les années 1920-1930; le terrible « effort de guerre » pendant la Seconde Guerre mondiale; les relégations et punitions corporelles à la chicotte, l’apartheid… Mais qui s’en soucie à Bruxelles? Une loi non écrite interdit de parler des abus de la colonisation et l’indépendance ne devait rien y changer. Tel était l’espoir de l’élite belge. Toutefois, Lumumba avait pris connaissance à l’avance des discours de Baudouin et Kasa Vubu. Bien que le protocole ne prévoyait pas de troisième discours, le Congo ferait entendre sa voix, « au nom d’un siècle de silence », pour reprendre une phrase de Jean Jaurès.
Tensions belgo-congolaises
Si le Premier ministre congolais veut s’exprimer, c’est aussi pour d’autres raisons. Juste avant l’indépendance, Bruxelles et les milieux coloniaux ont mis le couteau sous la gorge du gouvernement Lumumba. Le gouvernement belge a unilatéralement modifié le statut des compagnies à charte de droit colonial, devenues des compagnies de droit belge. De ce fait, le Congo perdait d’un seul coup ses portefeuilles d’actions dans les entreprises minières. Au Katanga, une tentative de sécession est déjouée, mais le lobby sécessionniste en sort impuni.
Autre incident: Lumumba voulait, pour l’indépendance, une mesure d’amnistie, mais le gouverneur-général Cornelis s’y était opposé. Cornelis proposait que le roi Baudouin prenne cette mesure le jour de son arrivée au Congo, le 29 juin. Lumumba marque son accord, mais le 29 au soir, le roi refuse carrément l’amnistie. Le lendemain matin, le Premier ministre congolais remet le texte dactylographié de son discours à ses ministres, pour amendement dans les heures qui suivent. Lumumba confie à Pierre Duvivier, actif dans son entourage, qu’il en a marre « de se faire traiter de petit enfant ». La décision du Premier ministre, lassé et menacé, est ferme: son discours devra galvaniser les masses congolaises.
Le discours imprévu de Lumumba
Après le discours du président Kasa Vubu, le président de la Chambre, Kasongo, donne la parole à Lumumba. Consternation de Baudouin et Eyskens. Car le service d’information a négligé de leur remettre un exemplaire du texte, pourtant fourni au préalable. Le contenu du discours les surprend plus encore. Dans son introduction, le Premier ministre ne s’adresse pas aux anciens « maîtres », mais aux « Congolais et Congolaises, combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux ». Sur le texte dactylographié, cette adresse est précédée par « Sire, Excellences, Mesdames et Messieurs. » Mais il ne prononce pas ces mots, il choisit de s’adresser directement à son peuple. Du coup, les éminences étrangères deviennent les spectateurs d’une célébration du mouvement nationaliste et de ses premiers succès.
La colonie, chef d’oeuvre de Léopold II? Lumumba donne la parole à l’Histoire. Le colonialisme était « l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force. (…) Nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire ». Il rappelle, en termes cinglants, « les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Qui oubliera qu’à un noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls blancs? Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient reconnaître que le droit du plus fort. Nous avons connu que la loi n’était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un blanc ou d’un noir: accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. »
La répression étayait le système: « Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort elle-même. (…) Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’une justice d’oppression et d’exploitation? »
Pas un généreux cadeau
Le Premier ministre congolais explique que l’indépendance n’est pas un cadeau généreux offert par l’État Belge, comme le roi avait voulu le présenter: « Nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte qu’elle a été conquise (…) Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste. » Le rôle de Bruxelles dans le processus de décolonisation est réduit à ses justes proportions: « La Belgique qui, comprenant enfin le sens de l’histoire, n’a pas essayé de s’opposer à notre indépendance. »
Lumumba se tourne ensuite vers le futur: « Nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. (…) Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique tout entière. » Il déclare ensuite solennellement: « Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. » Ces promesses au peuple congolais, dépossédé de millions d’hectares de terres pendant la période coloniale, montre son intention de libérer sa patrie du joug de l’héritage colonial et de combattre toute nouvelle tentative de récupération néocoloniale de son pays. Le Congo et la Belgique traiteront d’égal à égal et leur coopération sera « profitable aux deux pays ». Les biens des étrangers au Congo doivent être respectés. Mais le Congo restera vigilant. Fini aussi les monopoles de commerce: le pays acceptera le soutien « de nombreux pays étrangers », tant que la coopération sera « loyale » et « ne cherchera pas à nous imposer une politique quelle qu’elle soit ». Pour terminer, Lumumba réserve un message à l’Afrique: « Le Congo doit devenir un tremplin pour la libération de tout le continent africain. » Un avertissement à l’adresse d’autres puissances coloniales et du régime d’apartheid sud-africain.
Réactions contradictoires
Le discours de Lumumba est huit fois interrompu par les applaudissements nourris des Congolais présents. Son discours se termine sous une ovation. Il est écouté à la radio par des milliers de Congolais. Beaucoup n’imaginaient pas que l’on puisse parler ainsi aux Blancs. Ces minutes de vérité seront chéries et savourées après quatre-vingt ans de colonialisme. Pour la première fois dans l’histoire du pays, un Congolais s’est adressé à la nation et au monde. Il a redonné confiance à son peuple et a pris place parmi les leaders africains mythiques. Sa mort violente, sept mois plus tard, ne changera rien à ce statut surnaturel, bien au contraire. Des décennies plus tard des chercheurs constatent qu’au Sankuru, Lumumba, l’ancêtre, est toujours évoqué et sa réincarnation est attendue patiemment.
Le roi Baudouin, lui, est stupéfait. Il veut immédiatement quitter le pays, mais le Premier Ministre Eyskens le convainc de rester. Lumumba est prêt à tenir un discours « réparateur » en petit comité, pendant le dîner qui suit la cérémonie. Eyskens lui-même écrit ce discours. « Je fus le nègre de Lumumba », déclarera-t-il plus tard. La presse occidentale fustige Lumumba. Time parle d’« attaque venimeuse ». Monseigneur Van Waeyenberg, recteur de l’Université de Louvain, se demande s’il ne faudrait pas jeter Lumumba en prison. En revanche, les milieux officiels belges relativisent l’ampleur de l’incident, relève La Libre Belgique. L’ambassadeur britannique au Congo exprime de manière adéquate la façon dont on perçoit l’affaire dans les milieux politiques et diplomatiques: « Le discours brutal de Lumumba (…) était perçu comme une façon d’évacuer des pressions et de se positionner comme candidat pour une position éminente sur la scène Pan-Africaine. » Lors du conseil de cabinet du 4 juillet, à Bruxelles, un mécontentement est exprimé, mais l’ambiance est plutôt à l’optimisme.
Le colonel Frédéric Vandewalle, chef de la Sûreté coloniale, faisait partie de l’assistance au Palais de la Nation. L’officier qui, dans les années suivantes, jouera une rôle majeur dans la liquidation du nationalisme congolais, confiera plus tard: « Cette manifestation de défoulement, incongrue et offensante pour les Belges, était vengeresse pour beaucoup de Congolais. Elle connut un franc succès parmi ceux qui assistaient à la cérémonie sans y avoir été invités. Leurs applaudissements éveillèrent des échos dans la foule dehors. »
Rendre l’indépendance palpable
Vandewalle en est conscient: le peuple congolais veut que les autorités rendent l’indépendance palpable par des créations d’emplois, des promotions sociales et des hausses salariales. « Au cours de la parade martiale [après la cérémonie au Palais de la Nation], la foule africaine, pour un observateur plus attentif, applaudit surtout les noirs porteurs de l’étoile d’argent des adjudants. Elle consacrait la première brèche dans la barrière opposée par la tradition militaire du Congo, à une africanisation des cadres, peu raisonnable encore selon les critères belges, mais souhaitée par la plupart des Congolais. » Les leaders nationalistes avaient longuement insisté avant l’indépendance pour que le pouvoir colonial entame l’africanisation de l’armée. La pression de la masse ne faisait que s’accroître la veille de l’indépendance.
Le texte dactylographie du discours de Lumumba témoigne de l’importance de cette problématique. On y lit cet appel aux Congolais: « Je vous demande à tous de ne pas réclamer du jour au lendemain des augmentations de salaires inconsidérées avant que je n’ai eu le temps de mettre sur pied le plan d’ensemble par lequel je vais assurer la prospérité de la nation. » Sur le document, cette phrase a été rayée et le leader nationaliste n’a finalement pas prononcé ces mots. Pendant le discours du roi, Lumumba révisait encore son texte, ce qui fait supposer qu’il a attendu le dernier moment pour supprimer cette phrase. Le speech royal exigeait une réplique univoque, qui ne rejoigne jamais la ligne paternaliste de Baudouin.
Joindre l’acte à la parole
Quelques jours après la cérémonie, les invités officiels ont quitté le Congo. Sur un panneau du camp militaire de la capitale, le général Emile Janssens chef de l’armée congolaise, écrit: « Avant indépendance = après indépendance ». Ignorant le gouvernement Lumumba, il fait savoir aux soldats qu’ils ne doivent pas s’attendre à des promotions. Une révolte militaire se déclenche aussitôt. Lumumba la contrôle rapidement, grâce à l’africanisation du corps d’officiers. Janssens est renvoyé. Le Premier ministre joint ainsi l’acte à la parole du discours du 30 juin. Avec l’effondrement du corps d’officiers blancs, Bruxelles perd l’instrument qui devait tenir en main le gouvernement congolais. On connaît la suite: sous prétexte de vouloir protéger les Blancs au Congo – des soldats avaient violé des femmes blanches pendant la révolte militaire, mais ces actes étaient terminés – les troupes belges interviennent. Elles séparent le riche Katanga du pouvoir central. Diplomates et agents secrets complotent contre le Premier Ministre. En janvier 1961, Lumumba est assassiné, mais ses partisans n’abandonnent pas la lutte. En novembre 1965, après la répression sanglante des révoltes nationalistes, le général Mobutu s’empare du pouvoir, avec l’aide de la CIA et les encouragements du gouvernement belge.
Ludo De Witte, en collaboration avec Nicolas Manchia
Lire aussi, sur le sujet, le dossier du Le Vif/L’Express du 26 juin 2015.
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