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Enrico Letta: «L’épargne des Européens finance des sociétés américaines qui rachètent nos entreprises»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Enrico Letta, ancien Premier ministre italien, président de l’Institut Jacques Delors et auteur du rapport sur une réforme du marché unique, souligne l’importance pour l’UE de valider l’accord sur le Mercosur. Et de créer un marché commun de l’industrie de la défense.

Après avoir sillonné les pays de l’Union européenne pendant huit mois, l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta a remis le 18 avril 2024 aux chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Sept un rapport sur le marché intérieur dont le titre portait à lui seul une ambition, «Much more than a market» (bien plus qu’un marché). Parmi ses propositions, l’extension du marché unique aux domaines des télécommunications, de l’énergie et des services financiers, l’utilisation de l’épargne européenne pour financer «la transition verte, équitable et numérique» et un vaste projet de connexion des capitales européennes par des trains à grande vitesse.

Celui qui fut aussi secrétaire du Parti démocrate italien (centre-gauche) et qui préside aujourd’hui aux destinées de l’Institut Jacques Delors retrace dans un livre, Des idées nouvelles pour l’Europe, les ressorts de cette mission pour donner un nouveau souffle à l’Union européenne au moment où elle est ébranlée par des vents contraires venus des mouvements populistes et où elle a en partie perdu la confiance du citoyen. Pourtant, la succession de crises auxquelles l’Europe a été confrontée depuis dix ans (le Brexit, la crise migratoire, la pandémie de Covid, la guerre en Ukraine…), et demain la confrontation politique avec le nouveau président américain Donald Trump amènent Enrico Letta à en tirer une leçon «irréfutable»: «Le caractère irremplaçable de l’Union européenne». Il est «reconnu aujourd’hui par presque tout le monde, y compris par ceux qui contestaient auparavant l’existence même de l’UE.»

Pour entretenir ou raviver la flamme du rêve de l’Union européenne, plus vivace aujourd’hui à Kiev et à Tbilissi qu’à Bruxelles et à Rome, encore faut-il donner des raisons d’espérer en la vigueur et l’utilité de son projet. C’est ce à quoi s’attache Enrico Letta, lors de l’interview qu’il nous a accordée depuis Vilnius, dans la continuité de l’élan insufflé par Jacques Delors, le président de la Commission européenne de 1985 et 1995 et l’infatigable bâtisseur de ponts entre les Européens.

Vous êtes en Lituanie, où l’on ressent plus qu’ailleurs dans l’Union européenne le souffle de l’invasion russe de l’Ukraine. Depuis le 24 février 2022, on a assisté à une accélération de la communautarisation de la politique de défense européenne. Quelle devrait être pour vous la prochaine étape?

C’est une des missions les plus importantes de l’Union européenne dans les prochaines années. Cette législature sera probablement caractérisée par l’intégration de l’Europe de la défense. Elle est nécessaire pour garantir notre sécurité à cause des menaces de Vladimir Poutine. En tant que pro-Européen convaincu, je pense que c’est une façon de faire plus d’Europe. Lorsque l’on est dans les Pays Baltes, on se rend compte de la menace réelle et de la nécessité d’une défense européenne de plus en plus grande.

Cela devrait-il passer, par exemple, par «un marché commun de l’industrie de la sécurité et de la défense»?

Cela doit passer par trois pistes fondamentales. La première, c’est effectivement la création d’un marché commun de la défense. Marché commun et non unique: je le précise parce que la défense n’est pas comme les autres secteurs du marché unique. On ne peut pas appliquer les règles du libre marché à la défense. Il faut faire un marché commun. Deuxième piste, pour les nécessités de financement de la défense, j’ai proposé que l’on emploie le Mécanisme européen de stabilité (MES), cet instrument qui fut créé pendant la crise financière, qui n’a jamais été sérieusement utilisé, et qui, aujourd’hui, par absence de ratification par l’Italie, est là, au Luxembourg, bourré d’argent sans aucune destination. Troisième piste, un accord entre les plus importants pays producteurs de l’industrie de la défense pour cesser d’entreprendre des projets séparés, et, au contraire, mener à bien des initiatives communes. C’est à travers celles-ci que l’on pourra retrouver de l’efficacité dans l’industrie de la défense. Si on persiste à agir de façon fragmentée comme on le fait aujourd’hui, on continuera, hélas, à aider la défense américaine. Les Européens ont acheté trop de matériel militaire des Etats-Unis, à cause de la dimension et de la fragmentation de leur industrie de défense.

Emmanuel Macron, en dirigeant moribond, et Donald Trump, en président élu revanchard: comment l’Union européenne va-t-elle rivaliser avec les Etats-Unis? © GETTY IMAGES

Redoutez-vous la deuxième présidence de Donald Trump aux Etats-Unis pour l’avenir de l’Ukraine et pour la capacité de l’Europe à se défendre?

C’est un défi très important, qui peut même devenir une menace. Mais il est vrai aussi que c’est le genre de défi nécessaire aux leaders européens pour comprendre qu’il est plus utile de travailler ensemble que de courir chacun derrière son drapeau national. Si l’on agit ainsi, on fait le jeu des Américains, des Chinois et des Indiens. Alors que si on se met ensemble, on est plus forts, et on est capables de créer des emplois, d’avoir de la croissance chez nous… Donald Trump peut faire peur. Cette peur peut être bénéfique pour pousser les leaders européens à mettre de côté leurs différences et à œuvrer ensemble.

Pourquoi est-il important d’entreprendre une réforme du marché unique européen et d’inclure dans son champ, comme vous le suggérez, la recherche, l’innovation, les compétences?

La réforme est fondamentale dans ces domaines parce que c’est dans ceux-ci que l’on est en train de perdre en vitesse depuis une dizaine d’années par rapport aux Etats-Unis et au reste du monde. La perte de vitesse est due à la fragmentation de notre marché, et au fait qu’elle empêche les grands investissements en recherche et en innovation. Au cours des dix dernières années, les Américains ont investi 330 milliards d’euros dans l’intelligence artificielle, les Chinois 100 milliards d’euros et les Européens 20 milliards d’euros. Tout cela à cause de cette dispersion qui nous empêche de réaliser des volumes d’investissements importants. Par ailleurs, on subit encore les conséquences négatives de la crise financière. Les Européens ont encore cette peur de prendre des risques, cette aversion vis-à-vis du risque, qui fait en sorte que tout projet d’investissement un peu risqué est rapidement écarté. On ne fait que de la protection. Le résultat est que les investissements américains sont plus importants que les nôtres. L’effet est très négatif. On est en train de payer cette frilosité à un prix énorme. D’où la nécessité d’une réforme. Dans les télécommunications, l’énergie, et les marchés financiers, les trois secteurs évoqués dans mon rapport, le marché unique n’existe pas. Les Vingt-Sept sont divisés. Il suffit de penser que chacun d’entre nous a un numéro de téléphone avec un préfixe national différent pour se rendre compte de cette différenciation. A cause de l’éclatement en 27 marchés financiers, l’épargne des Européens s’en va aux Etats-Unis pour trouver de meilleurs taux d’intérêt, et pour financer, in fine, des sociétés américaines qui reviennent en Europe racheter nos entreprises européennes, donc avec l’argent des épargnants européens. C’est le paradoxe le plus incroyable de cette histoire. Au cours des 30 dernières années, on a intégré la monnaie. Nous disposons donc tous aujourd’hui d’une même monnaie. Mais tous les autres aspects du marché unique sont restés semblables à ce qu’ils étaient. Dans les télécoms, l’énergie, et les services financiers, nous sommes restés comme il y a 20 ans, alors que les autres puissances ont progressé dans l’intégration de leur marché, et sont désormais plus fortes.

Pour Enrico Letta, la peur inspirée par Donald Trump peut être bénéfique au projet d’intégration de la défense européenne. © GETTY IMAGES

Comment l’achèvement du marché unique des services financiers peut-il aider à financer la transition verte, équitable, et numérique?

La transition ne peut être un succès que si elle est financée. Car la transition coûte. Ceux qui affirment qu’elle ne coûte pas sont dans l’erreur. Pour la financer, il faut soit de l’argent privé, soit de l’argent public. Il n’y a en effet pas d’accord entre Etats membres de l’Union sur le fait de se limiter à des investissements avec de l’argent public. Les débats de ces derniers temps l’ont clairement montré. Lors de mon tour d’Europe pour réaliser mon rapport, j’ai écouté les positions des pays membres. Il ne fait aucun doute que tous les Etats de la partie septentrionale de l’Europe sont opposés à tout financement public commun. Ils pourraient ouvrir la porte uniquement si un pilier important du financement de la transition était privé. Mais ce pilier ne peut exister qu’autour d’une construction complexe, à mener à partir de l’intégration du marché financier européen. C’est pour cela que j’ai lancé le projet d’une «union de l’épargne et de l’investissement». Je suis content qu’Ursula von der Leyen l’ait adoubée. Dans le portefeuille qu’elle a donné à la commissaire en charge des Services financiers (NDLR: la Portugaise Maria Luís Albuquerque), est repris exactement le même intitulé. Du reste, le Conseil européen de Budapest des 7 et 8 novembre a approuvé mon rapport ainsi que celui de Mario Draghi sur la compétitivité. Les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Sept les ont pris comme feuilles de route des projets à réaliser. On est, je pense, sur la bonne voie.

En matière de nouvelles technologies, l’UE n’est-elle pas trop pourvoyeuse de normes et pas assez créatrice de plateformes?

Oui. Il faudrait effectivement se concentrer sur ce deuxième volet. La condition est que l’on ait la dimension d’investissement suffisante, ce que, aujourd’hui, on n’a pas. Chacun est donc trop petit pour y arriver. C’est pour cela que je plaide pour un marché financier européen unique.

Vous mettez en garde contre les freins qui empêchent l’UE de conclure des accords avec de grandes parties du monde. Fallait-il adopter l’accord sur le Mercosur, le rejeter ou en améliorer certaines de ses modalités?

Ursula von der Leyen a bien fait de conclure cet accord (NDLR: le 6 décembre à Montevideo, avec l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay), elle a donné un signal. Dans le monde de Trump, si nous nous mettons à faire du protectionnisme et à bloquer les relations avec le reste du monde qui a envie de faire du commerce avec nous, c’est un peu un suicide. On peut améliorer la partie agricole de l’accord. On peut le réaliser lors de l’implémentation de l’accord. Mais les accords comme celui avec le Mercosur ont des avantages énormes dans beaucoup de domaines, industriel surtout. Nous devons absolument défendre, protéger et relancer notre capacité industrielle. Il est très important que l’on ne se limite pas à une action défensive et que l’on passe aussi à l’attaque. L’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique sont les marchés sur lesquels les Européens doivent travailler.

Pourquoi le projet de liaisons des grandes villes européennes par des trains à grande vitesse, que vous suggérez, pourrait-il être intéressant pour l’Europe?

C’est le premier point que j’ai abordé quand j’ai présenté mon rapport au Conseil européen, le 18 avril. J’ai dit aux Vingt-Sept que j’aurais voulu faire mon voyage en train à grande vitesse. Je me suis aperçu que seules Paris, Bruxelles et Amsterdam sont connectées par le TGV. En général, les TGV s’arrêtent aux frontières nationales. C’est un paradoxe. Je pense donc que c’est un des grands projets des prochaines années. Il commence à prendre forme. Je serai à Bruxelles le 17 février 2025 pour rencontrer tous les opérateurs des chemins de fer. La Commission européenne est en train de le reprendre à son compte.

Vous expliquez qu’il est important aujourd’hui de considérer l’avenir du marché unique en étroite relation avec les principes fondamentaux de l’Etat de droit, ce qui n’était pas le cas auparavant. Pourquoi insistez sur ce point?

La grande force de l’Union européenne est qu’elle est une communauté de valeurs. C’est une des raisons de son attractivité. Beaucoup de personnes souhaitent rejoindre l’Union européenne parce qu’elle est une communauté qui met en avant les valeurs de liberté et de protection du droit des personnes. Marché unique et respect des valeurs doivent être conjugués ensemble. C’est le sens du titre donné à mon rapport «Beaucoup plus qu’un marché». Dans le même ordre d’idées, une grande part du livre est consacrée au récit des rencontres avec les personnes. Vous êtes en Belgique. Une partie de ce rapport ayant été réalisée pendant la présidence belge de l’UE, une des plus importantes de ces dernières années avec beaucoup d’avancées positives, j’ai eu l’occasion de visiter Liège, Gand, Mons, Namur, Anvers…

Vous insistez notamment sur le sommet de La Hulpe les 15 et 16 avril derniers entre les dirigeants politiques et les partenaires sociaux. Pour vous, il est important que le projet de l’Union européenne évolue «avec les femmes et les hommes qui la font» comme l’indique le sous-titre de votre livre?

Cette question a été au centre du dernier entretien que j’ai eu avec Jacques Delors (NDLR: décédé le 27 décembre 2023). Quand je lui ai demandé un conseil sur la façon de gérer cet exercice, il m’a dit que je devais reprendre le flambeau du dialogue social. Cela explique que j’ai eu plein de rencontres, très utiles, avec les entrepreneurs et les travailleurs. Et oui, le sommet de La Hulpe a été très important. Je veux souligner le rôle qu’Alexander De Croo et Pierre-Yves Dermagne (NDLR: vice-Premier ministre et ministre de l’Economie et du Travail) ont joué dans le succès de cette présidence, qui a su relancer le marché unique et le dialogue social. La présidence belge a su raviver l’héritage, de grande modernité, de Jacques Delors.

Quel regard portez-vous sur l’attitude de la Première ministre italienne Giorgia Meloni au sein de l’Union européenne?

J’ai été vraiment très navré qu’elle fasse, dans un premier temps, le choix de voter contre Ursula von der Leyen (NDLR: lors du vote sur sa réélection à la présidence de la Commission le 18 juillet dernier au Parlement européen). Elle s’est rattrapée lors du vote, favorable, sur l’ensemble de la Commission (NDLR: le 27 novembre). On saura bientôt, au moment d’aborder le contenu du travail de la Commission, si Giorgia Meloni soutient vraiment Ursula von der Leyen, ou pas. Sera-t-elle conséquente avec son vote en faveur de la Commission?     

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«Les accords comme celui avec le Mercosur ont des avantages énormes dans beaucoup de domaines.»

«L’épargne des Européens s’en va aux Etats-Unis pour financer des sociétés américaines qui rachètent nos entreprises.»

Bio express

1966
Naissance, à Pise (Italie).
1998
Premier poste dans un gouvernement, celui de Massimo d’Alema, comme ministre pour les Politiques communautaires.
2004
Elu député européen.
2013-2014
Président du Conseil des ministres (Premier ministre).
2016
Président de l’Institut Jacques Delors.
2021-2023
Secrétaire du Parti démocrate italien.

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