« Zemmour veut un Etat fort à la Poutine » (entretien)
Avec des propositions plus radicales, l’ancien journaliste veut attirer l’électorat du Rassemblement national. Mais il séduit aussi la droite traditionaliste. « Soit on sauve la France, soit on sauve la droite », assène un de ses soutiens dans le livre Le Radicalisé d’Etienne Girard, journaliste à L’Express. Objectif: refonder une nouvelle droite. Pour 2027.
A cinq mois de l’élection présidentielle française, les sondages donnent toujours le président sortant Emmanuel Macron à la première place au premier tour, avec environ sept points d’avance sur le deuxième qualifié pour le second tour, une position que se disputent de plus en plus âprement Marine Le Pen et Eric Zemmour. Le candidat surprise continue donc d’ébranler le scénario de la réédition du duel de 2017. Dans son livre Le Radicalisé (1), fruit d’une enquête fouillée, le journaliste de L’Express Etienne Girard détaille le cheminement intime et idéologique du polémiste vers une candidature à la fonction suprême.
Le gaullisme de Zemmour est un gaullisme remanié à sa sauce. »
Etienne Girard, journaliste à L’Express.
Vous rappelez qu’Eric Zemmour a voté en faveur de François Mitterrand aux présidentielles de 1981 et de 1988. A-t-il fondamentalement changé ou y a-t-il un fil conducteur dans son parcours de la gauche à l’extrême droite?
Il n’y a pas de contradiction flagrante dans la pensée d’Eric Zemmour depuis qu’il a commencé à travailler dans le journalisme. En relisant ses premiers écrits en 1985 dans le Quotidien de Paris, on observe que s’il vote pour François Mitterrand, il se sent proche des idées de Jean-Pierre Chevènement (NDLR: socialiste, ministre de l’Education nationale et de la Défense sous Mitterrand, puis souverainiste de gauche), en matière de souveraineté, de république et d’immigration. Au début, Eric Zemmour a des idées de gauche sur la lutte des classes, sur la solidarité et sur l’égalité des chances que doit garantir l’Etat. Cet aspect sera progressivement gommé. Mais sur l’immigration et sur l’identité, son avis ne changera jamais. Son discours se durcira jusqu’à devenir, à partir des années 2010, son unique centre d’intérêt et jusqu’à penser que l’islam est incompatible avec la France. C’est pour cela que je parle à son propos de radicalisation.
La focalisation sur la question de l’islam trouve-t-elle son origine dans l’histoire de ses parents, juifs d’Algérie qui l’ont quittée avant l’indépendance?
C’est la question centrale. Il n’est pas évident d’y répondre. Lui prétend que non. Je pense que cette histoire familiale ne peut pas jouer un rôle neutre dans le personnage qu’il est devenu et dans la focalisation sur l’islam qu’il développe. Après le bouclage du livre, j’ai retrouvé un extrait d’un débat avec Bernard Tapie. Celui-ci lui explique que les étrangers peuvent être une chance pour la France et que lui, Eric Zemmour, ne connaît pas les étrangers. La réponse d’Eric Zemmour est très intéressante: « N’importe quoi. Je les connais. J’ai vécu mille ans avec eux » en Algérie. Il ne dit pas: « Ma famille a vécu mille ans avec eux. » Il se fait le porte-parole de l’histoire de sa famille. Il met sur un pied d’égalité la cohabitation de ses ancêtres avec des musulmans en Algérie et la problématique des étrangers en France.
Quel rapport Eric Zemmour entretient-il avec sa judéité?
Il nourrit un rapport singulier au judaïsme et, au-delà, au peuple juif. Il respecte le rite juif dans le privé. Mais il se refuse, par exemple, à toute défense du sionisme. C’est d’ailleurs un sujet de tension avec son père, notamment lorsque, dans ses chroniques, il parle de Tel-Aviv et pas de Jérusalem comme capitale d’Israël. Il ne formule pas de critiques à l’égard des juifs de France. Il explique que les juifs arrivés en France ont pratiqué une assimilation parfaite, la preuve par ses grands-parents qui ont changé de prénom. Il montre les Juifs en exemple. Mais il regrette tout de même, dans son livre Destin français (Albin Michel, 2018), leur attachement à Israël. Pour lui, quand on est Français, on doit avoir une seule allégeance, la France. C’est son unique critique.
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Comment expliquer la forme de réhabilitation du maréchal Pétain qu’il a opérée ces dernières semaines? Peut-elle lui servir politiquement?
Cela plaît à une partie, pas forcément très grande, de la droite radicale bourgeoise qui en a marre de sa relégation au second plan de l’histoire contemporaine de la France et du fait que la gauche bénéficie d’un lustre moral supérieur à celui de la droite. A chaque fois qu’il réécrit l’histoire de France depuis deux cents ans, Eric Zemmour essaie d’expliquer que la gauche n’était pas du côté de l’humanisme et que la droite n’était pas du côté des personnes aux comportements inhumains. Cela vaut pour l’affaire Dreyfus, pour le rôle joué par les communistes dans la résistance lors de la Seconde Guerre mondiale, et pour la politique du maréchal Pétain. Pour Eric Zemmour, il a été patriote parce qu’il aurait protégé les juifs français. On peut se demander si cette posture ne lui permet pas aussi de ne plus être vu, auprès d’une droite identitaire, comme juif mais bien comme un descendant de leurs héros à eux. Par ce soutien, il gagne sa place dans la grande famille de la droite nationaliste radicale.
Pour Eric Zemmour, Marine Le Pen est une morte-vivante politique.
Les soutiens de la première heure d’Eric Zemmour sont-ils essentiellement au sein de la droite catholique conservatrice?
Les réseaux d’Eric Zemmour dépassent largement aujourd’hui ce petit cadre. Mais la droite catholique très conservatrice l’a beaucoup aidé par le passé. Elle découvre en lui un héros lorsqu’il publie, en 2014, son livre Le Suicide français (Albin Michel). Eric Zemmour fusionne totalement avec ce lectorat et cet électorat. Ainsi, en 2021, quand la rumeur de sa candidature commence à bruisser, ce sont ces réseaux-là, proches de Philippe de Villiers – voire encore plus traditionalistes – qui, immédiatement, se proposent à son service. Ils seront précieux parce que dans les premiers mois, il n’y avait personne, et parce qu’ils ont fait le travail obscur.
Les électeurs potentiels d’Eric Zemmour se recrutent-ils essentiellement dans les anciens supporters de François Fillon, les électeurs du Rassemblement national et les abstentionnistes?
C’est exactement cela. La conjugaison de ces trois électorats est intéressante. Son côté antisystème tout en étant dans le système plaît à d’anciens abstentionnistes. Son côté « droite morale, ordre et tradition » attire d’anciens fillonistes. Et ses positions sur l’identité et l’immigration séduisent une partie de l’électorat du Rassemblement national (lire l’encadré). Celui-ci le préfère à Marine Le Pen parce qu’il est plus cash et plus radical.
A cette aune-là, Eric Zemmour se situe à la droite de Marine Le Pen?
Oui, parce que ses propositions sont plus radicales. La proposition de suppression du contrôle de constitutionnalité des lois serait une révolution. Elle déverrouillerait totalement le champ des possibles de l’extrême droite et ce serait la porte ouverte à un nouvel Etat qui ne serait plus totalement un Etat de droit. D’après ce que je perçois de sa vision, Eric Zemmour veut un Etat fort à la Poutine ou à la Erdogan.
Le grief principal d’Eric Zemmour à l’encontre de Marine Le Pen porte-t-il sur sa supposée incompétence?
Il a deux types de critiques. Il dit souvent qu’elle est de gauche. Il y a donc effectivement un espace politique à la droite du Rassemblement national. C’est un peu dingue mais c’est le cas. Mais sa critique principale, qui a été aussi le déclic pour se présenter à la présidentielle, est ce qu’il analyse comme l’incompétence de Marine Le Pen démontrée à la face de la France entière dans le débat pour le second tour de l’élection présidentielle de 2017. Pour lui, Marine Le Pen est une morte-vivante politique. Son analyse est qu’elle n’offre aucun espoir de victoire pour ses partisans et que, dès qu’il y aura un candidat alternatif qui ne sera pas brûlé du sceau de l’incompétence, il aura plus de chances de gagner. Si le Rassemblement national avait montré, aux élections régionales de juin 2021, qu’il demeurait un parti crédible pour gouverner la France, s’il avait gagné quatre ou cinq régions, Eric Zemmour n’aurait pas été candidat à la présidentielle.
La candidature d’Eric Zemmour doit permettre de « tuer » les Républicains et Marine Le Pen.
Un des soutiens d’Eric Zemmour, Antoine Diers, vous dit que « soit on sauve la France, soit on sauve la droite ». Cela signifie-t-il que dans l’hypothèse où Eric Zemmour se présente, devance Marine Le Pen, mais est battu, il prendrait date pour l’élection de 2027 en faisant main basse sur le RN?
Dans l’entourage d’Eric Zemmour, tout le monde n’est pas d’accord sur sa vision du rôle du maréchal Pétain ou sur sa proposition d’interdiction de certains prénoms. Mais tout le monde est d’accord sur l’idée qu’il faut refonder une droite sur des valeurs beaucoup plus conservatrices que celles des Républicains, et sans Marine Le Pen. La candidature d’Eric Zemmour doit permettre de « tuer » les Républicains et Marine Le Pen. Une question reste cependant ouverte. Si c’est le cas et si Eric Zemmour perd au deuxième tour, que se passe-t-il? Je vais vous donner une information qui n’est pas dans le livre. Je demande à Eric Zemmour ce qu’il compte faire après, dans cette hypothèse. Il me répond: « J’aurai peut-être envie de continuer. » Mon analyse est que s’il fait un très bon score, 45 ou 46%, il deviendra le leader de l’opposition. Cette nouvelle droite sera incarnée, dans un premier temps, par Eric Zemmour. Si, pour une raison X ou Y, il arrête ou n’est plus en situation, la remplaçante est toute trouvée, son nom circule déjà dans l’entourage de Zemmour, ce sera Marion Maréchal-Le Pen. D’ailleurs, dans certains territoires, derrière les réseaux Zemmour, il y a les réseaux Marion Maréchal-Le Pen.
Eric Zemmour peut-il se revendiquer d’une certaine filiation avec le général de Gaulle ou est-ce usurpé?
Il admire sincèrement le général de Gaulle sur sa vision du pouvoir. Une vision verticale. Il est vrai qu’il existe des similitudes entre les deux visions. Au-delà de ce constat, Eric Zemmour fantasme beaucoup sur le général de Gaulle alors que, par son évolution, il s’est beaucoup éloigné de ses idées. Un exemple: la proposition sur l’interdiction des prénoms « étrangers ». Eric Zemmour me dit: « J’interdis les prénoms qui ne sont pas dans le calendrier, comme de Gaulle. » Je lui rétorque qu’une circulaire de Jean Foyer, le ministre de la Justice de de Gaulle, datant de 1966, autorisait les prénoms musulmans. Eric Zemmour maintient sa position devant moi. Mais en fait, il se trompe sur la vision de la France qu’il impute au général de Gaulle. Dès 1966, de Gaulle autorisait les prénoms non issus du calendrier. De même, Eric Zemmour utilise tout le temps la même citation du général de Gaulle pour montrer la convergence d’idées avec lui: « On ne peut pas accueillir toute l’immigration algérienne en France parce que Colombey-les-deux-Eglises serait Colombey-les-deux-Mosquées. » Or, ce n’est pas une phrase prononcée publiquement par de Gaulle, mais une phrase qu’il aurait dite en privé et qui a été rapportée par Alain Peyrefitte dans un ouvrage de souvenirs en 1994. Le gaullisme de Zemmour est un gaullisme remanié à sa sauce.
Ces deux exemples ne témoignent-ils pas de la propension d’Eric Zemmour à instrumentaliser l’histoire?
Eric Zemmour a une très grande culture. Il n’y a aucun doute à ce propos. Mais sa technique est d’utiliser dans l’histoire ce qui va dans son sens idéologique et d’occulter ce qui ne va pas dans son sens. C’est en cela, comme me le dit un de ses amis, qu’Eric Zemmour agit en idéologue et pas en intellectuel.
L’électorat de Le Pen pulvérisé?
Dans une vaste enquête de la Fondation Jean Jaurès intitulée Le Dossier Zemmour. Idéologie, image, électorat, Antoine Bristielle et Tristan Guerra établissent une radiographie de l’électorat potentiel d’Eric Zemmour. Elle bat en brèche l’idée que le polémiste puiserait essentiellement ses électeurs au sein de la bourgeoisie française. « Hormis les femmes de moins de 35 ans qui refusent à l’heure actuelle massivement de voter pour lui, Eric Zemmour réussit à engranger un certain soutien dans de nombreux pans de la société française », y compris les milieux populaires. Sans grande surprise, 22% des électeurs de François Fillon en 2017 s’apprêtent à voter pour l’ancien journaliste. Au Rassemblement national, ce sont 31% de l’électorat de Marine Le Pen il y a cinq ans qui expriment une intention de vote pro-Zemmour en 2022. Tout aussi significatif dans le chef d’un électorat jugé jusqu’alors très stable, 17% de ses électeurs de 2017 ne formulent toujours pas de choix de vote. Une réserve de voix pour le rival de Zemmour?
(1) Le Radicalisé. Enquête sur Eric Zemmour, par Etienne Girard, Seuil, 224 p.
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