Terra Australis, un pays pas si désert que ça
Les Australiens blancs ont longtemps imaginé qu’au contraire des Etats-Unis par exemple, l’Australie coloniale ne reposait pas sur le sang, la conquête et la répression. Ils pensaient que ce sont d’audacieux pionniers qui ont fait la grandeur de ce pays. Une légende qui ne tenait compte ni des occupants d’origine ni de leur histoire.
LE PAYS AUSTRAL
Terra Australis Incognita, la » terre australe inconnue « , a frappé l’imagination des cartographes occidentaux durant deux mille ans : existait-il vraiment, ce mythique continent situé à la hauteur du pôle Sud ? Au IIe siècle av. J.-C., le géographe, savant et astrologue Ptolémée pensait que oui. Dans le monde plat du Moyen Age, l’Australie disparut de vue mais, en 1515, le globe terrestre de Léonard de Vinci reprenait de nouveau un continent méridional sans nom.
Pendant des siècles, l’Australie est restée une belle théorie dans l’esprit des scientifiques et des marins. Diverses expéditions, dont celle de Francis Drake, n’ont pas réussi à découvrir ce fameux » Pays austral « . Pourtant, il est certain que des Néerlandais, des Espagnols et des Portugais ont navigué dans cette zone au XVIe siècle. Nous ne savons pas avec précision quand le premier Européen est arrivé en Australie. Le premier indice de sa découverte que les historiens prennent au sérieux est une carte française du milieu du XVIe siècle. Il y figure une » Grande Java » qui pourrait désigner le continent australien. D’autres historiens situent un demisiècle plus tard le moment où cette terre fut foulée pour la première fois par des Occidentaux. Au début du XVIIe siècle, l’Australie a été accostée par un bateau néerlandais qui s’était rendu en Nouvelle-Guinée et avait atteint par hasard la côte ouest de l’actuelle péninsule de Yorke alors qu’il explorait les environs.
Au cours des décennies suivantes, il y a eu plusieurs contacts fortuits et limités avec la côte australienne, notamment par des Britanniques. Partie d’Angleterre en mai 1787, la First Fleet, une flotte de onze bateaux chargée de faire de l’Australie une colonie (pénitentiaire), atteint le pays austral le 26 janvier 1788. A Sydney s’est alors créée une petite enclave occupée par des soldats et des bagnards. Les Britanniques revendiquèrent l’est de l’Australie, l’actuelle Nouvelle-Galles du Sud. En 1829, ils étendirent leur territoire en annexant la moitié ouest de l’Australie. Ils ne se heurtèrent à aucune concurrence. Les autres pays colonisateurs et navigateurs ne s’y intéressaient guère. En réalité, le continent était déjà habité…
UN NO MAN’S LAND
Le mot aborigène est un terme anachronique et colonialiste, ressenti de plus en plus comme irrespectueux. A la recherche d’un terme moins offensant, les auteurs modernes ont opté pour Australiens ou Australiens indigènes. Les » Australiens » habitaient déjà le continent entre 60 000 à 100 000 ans avant l’arrivée des Européens. On a peu d’informations sur le nombre d’habitants avant la période coloniale, mais on estime qu’à la fin du XVIIIe siècle, l’Australie comptait entre 200 000 et un million d’habitants.
Dans un premier temps, les autorités britanniques peuplèrent leur nouvelle colonie de forçats essentiellement. Entre 1788 et 1868, elles y ont transféré plus de 160 000 personnes, surtout des voleurs anglais condamnés à purger une peine de travaux forcés en Australie. Ces condamnés étaient occupés à des travaux publics ou mis à la disposition d’immigrants libres. La plupart ne retournaient plus chez eux après leur peine. Le voyage du retour était trop cher et ils trouvaient souvent leurs conditions de vie plus agréables en Australie. A partir de 1830, on enregistra en Australie un nombre plus élevé d’immigrants libres, souvent des ouvriers et des hommes de classe moyenne inférieure. En 1868, les arrivées de condamnés furent suspendues.
Les Britanniques partaient du principe que l’Australie leur appartenait. Les habitants d’origine n’avaient à leurs yeux aucun droit de propriété sur le pays, car ils ne cultivaient pas la terre. Pour étayer ce point de vue, les Britanniques invoquaient la doctrine de la Terra Nullis, un terme qui trouve son origine dans le droit romain et signifie » no man’s land » ou » domaine inexploré « . Aux XVIe et XVIIe siècles, ce terme était utilisé par les Européens pour décrire un territoire qui n’était pas revendiqué par un Etat souverain. Au XVIIIe siècle, on s’en servit pour légaliser la colonisation d’une région occupée par des » gens non civilisés « . Les populations autochtones d’Asie, d’Océanie, d’Afrique et d’Amérique – qui ne disposaient pas de droits de propriété et ne cultivaient pas leur pays comme l’entendaient les colonialistes – perdaient donc leurs terres au profit des Occidentaux. Ceux-ci cultivaient la terre à leur manière et acquéraient ainsi, à leurs yeux, un droit de propriété légitime.
Aussi longtemps que les colonies de peuplement britanniques étaient réduites et se limitaient à la côte, cet état de fait créa peu de conflits avec les autochtones. Mais dès que les Britanniques commencèrent à s’installer dans l’arrière-pays et menacèrent le mode de vie des Australiens indigènes, ceux-ci leur ont opposé de la résistance. Les Britanniques réagirent avec violence. Le conflit entre les Australiens et les colons britanniques fit au moins 20 000 morts. Mais les premières causes de décès des Aborigènes étaient la faim et la maladie. Les colons avaient amené dans leurs malles la syphilis, la grippe et la variole. Et des milliers d’Aborigènes moururent de sous-alimentation après avoir été chassés de leurs terres et contraints de vivre dans des conditions toujours plus pénibles. On les obligea, en outre, à assimiler le mode de vie britannique via l’enseignement et on sépara les enfants de leurs parents pour les élever selon la culture occidentale. Entre 1910 et 1970, ce fut le lot des quelque 100 000 Aborigènes, une génération – dite » volée » – d’enfants privés à la fois de leur famille et de leur culture.
Au XXe siècle, seuls de petits groupes vivaient encore à la manière traditionnelle dans les régions tropicales et dans des zones isolées de l’arrièrepays australien. En 1900, ils étaient encore 90 000. Aujourd’hui, quelque 300 000 personnes se considèrent comme aborigènes, soit environ 1,5 % de la population australienne.
» L’HOMME COMME L’A FAIT LA NATURE, SANS LA CIVILISATION «
C’est ce qu’écrivait Henry Melville en 1851 à propos des Aborigènes. Il traduisait ainsi ce que pensait intimement le Britannique colonial moyen à propos de ces » sauvages » qui n’étaient pas beaucoup plus évolués que les premiers hommes : sans roi, sans Constitution, sans métal ni argent, sans même la roue… Leurs langages n’étaient pas écrits et beaucoup de leurs habitudes pouvaient être considérées comme barbares. Ils étaient paresseux et bêtes, ou en tout cas lents à comprendre. La complexité de la culture aborigène échappait complètement à la plupart des colons des XVIIIe et XIXe siècles et les dirigeants et immigrants britanniques avaient peu de respect pour leur mode de vie.
Les Australiens indigènes constituaient des populations de chasseurs-cueilleurs vivant en clans. Les diverses tribus se trouvaient loin les unes des autres mais occupaient tout le continent, de la forêt tropicale au désert. L’Australie offre une énorme diversité de paysages naturels, et les clans étaient capables de vivre dans des conditions naturelles très inhospitalières. C’étaient des communautés locales qui vivaient en autarcie. Pourtant, certains groupes entretenaient des contacts, bien qu’ils fussent séparés de plusieurs centaines de kilomètres.
DES CENTAINES DE LANGUES
Il n’existe pas une seule culture aborigène ou un seul peuple aborigène. Avant l’arrivée des Européens, les Aborigènes pratiquaient une étonnante variété de coutumes et de langues. De nombreux clans ne pouvaient pas communiquer à défaut d’une langue commune. Certaines langues étaient utilisées par un millier d’individus, d’autres par une centaine seulement. En 1788, quelque 500 langues étaient pratiquées en Australie ; en 2000, seule une vingtaine étaient encore transmises d’une génération à la suivante
Les Aborigènes avaient une vie religieuse et spirituelle complexe. La tradition orale et les rituels jouaient un rôle important dans la vie quotidienne de nombreux clans. Ils croyaient aux esprits et avaient leurs propres mythes à propos de la création de la terre et des animaux qui y vivaient. Ils entretenaient une relation particulière avec leur environnement naturel et répartissaient, par exemple, la terre en terrains destinés à récolter la nourriture et en terrains à destination spirituelle.
Pour se procurer des aliments, la plupart des clans étaient structurés en groupes d’une cinquantaine de personnes dans lesquels on déterminait des responsabilités et des rôles sociaux précis. Les hommes disposaient de plus de droits que les femmes et avaient beaucoup de pouvoir sur elles. Les mariages n’étaient pas nécessairement monogames. Les groupes se préoccupaient du contrôle des naissances, et c’était nécessaire à leur survie car l’environnement naturel ne pouvait nourrir qu’un nombre limité d’individus. Les femmes, quant à elles, jouaient un rôle capital dans la cueillette et, dès lors, ne pouvaient avoir trop d’enfants à la fois. Les clans avaient identifi é des plantes abortives, et la longue durée de l’allaitement allongeait l’intervalle entre les naissances. Certains groupes pratiquaient aussi l’infanticide : on tuait les enfants non désirés et ceux qui ne pouvaient être allaités parce que leur mère était décédée, par exemple.
OUBLIÉS
Des témoins oculaires du XIXe siècle ont laissé des écrits très clairs sur les conflits qui ont opposé les autochtones aux premiers colons. Ils considéraient les Aborigènes comme des sauvages inférieurs et se rendaient compte qu’il y avait eu des conflits entre les habitants d’origine et les conquérants coloniaux. Vers 1900, le récit de cette lutte disparut des livres d’histoire et de la mémoire collective. Nombre de nouveaux immigrants blancs n’avaient jamais vu d’Aborigène. Ils ne se posaient pas la question de savoir ce qu’il était advenu des habitants d’origine du pays. Ils pensaient que leurs grands-pères avaient trouvé un pays vide et que leur culture coloniale était unique puisqu’elle n’était pas fondée sur la guerre. Les expériences des Aborigènes passèrent ainsi à la trappe de l’histoire australienne.
A en croire cette nouvelle façon de raconter l’histoire, l’Australie avait été créée par de valeureux pionniers (des hommes) qui avaient mené une vie dure et laborieuse pour cultiver la terre et créer une communauté à partir de rien. Cette histoire se fondait sur une mentalité conservatrice, individualiste et nostalgique : les Européens avaient héroïquement dompté l’environnement naturel au profit de l’homme. Une version moderne plus progressive de ce mythe met davantage l’accent sur la culture australienne, égalitaire et démocratique, mais sans pour autant accorder plus d’attention aux Aborigènes.
A partir des années 1930, les femmes ont été intégrées dans la légende des pionniers. Elles avaient été d’audacieuses aidantes qui avaient secondé leurs hommes. Certaines femmes arrivées en Australie comme prisonnières et qui avaient ensuite réussi à se construire une vie comme femme d’affaires, écrivaine… furent également glorifiées. A quelques exceptions près, il a fallu attendre les années 1960 pour que les Aborigènes reprennent leur place dans l’histoire australienne et que l’on prenne conscience du caractère destructif du passé colonial. En 1981, l’historien Henry Reynolds publia The Other Side of the Frontier. Ce livre fit l’effet d’une bombe. Pour la première fois, la révolte des Aborigènes face à l’occupant britannique était identifiée comme telle et décrite en détail. L’arrivée des Britanniques en 1788 fut alors redéfinie comme une invasion. Ce livre a réécrit la manière dont l’Australie voyait son passé.
LE FEU ET LES MOUTONS
Les Aborigènes utilisaient le feu pour créer de bonnes pâtures pour les animaux et pouvoir y chasser ensuite. Brûler les taillis permettait en effet de créer de vastes prairies. Cette habitude a joué un rôle extrêmement important dans la colonisation de l’Australie par les Britanniques. De prime abord, les Européens ne croyaient pas au potentiel économique de l’Australie. L’arrière-pays semblait sec et aride. Mais des moutons pouvaient vivre sur les pâtures qui, grâce à la technique des Aborigènes, couvraient tout le sud-est du continent. Les métiers à tisser britanniques avaient besoin de laine, et les revenus de la laine de mouton encourageaient l’immigration.
PAR HANNELORE VANDEBROEK
Extrait du Hors Série Le Vif/L’Express « De l’Empire au Brexit: 500 ans de règne britannique »
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