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Crise politique en Serbie: face à l’autoritarisme du pouvoir, «les jeunes n’en peuvent plus»
Des milliers de Serbes voient l’accident par négligence à la gare de Novi Sad comme l’emblème de la corruption du régime d’Aleksandar Vucic. L’Europe, elle, détourne le regard.
Il y eut une époque où la méthode serbe de contestation d’un pouvoir autocrate par la société civile servait de modèle pour des opposants dans d’autres pays. Elle tirait ses lettres de noblesse du renversement du despote Slobodan Milosevic qu’elle avait contribué à réaliser en 2000. Srdja Popovic, l’activiste qui avait dirigé le mouvement maître d’œuvre de cette action, Otpor! (Résistance), en théorisa les principes dans un livre au titre évocateur Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes (Payot, 2015). Il y reconnut avoir dispensé des formations à des militants démocrates en Egypte et en Syrie. Les printemps arabes n’eurent cependant pas le même succès que l’automne serbe de l’an 2000.
Il ne fait pas de doute que certains des milliers d’étudiants qui mènent depuis novembre 2024 une révolte contre le pouvoir du président Aleksandar Vucic ont en mémoire le modèle de leurs aînés. Il est cependant loin d’être acquis qu’ils aboutiront au même résultat. Le contexte n’est plus celui d’un régime sur le déclin, miné par les guerres et mis au ban de la coopération avec les grandes puissances occidentales.
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La corruption mobilise
Aujourd’hui, c’est la corruption des dirigeants qui mobilise les foules en Serbie. Un accident devant la gare fraîchement rénovée de Novi Sad (la chute, le 1er novembre 2024 à 11h50, d’un auvent en béton qui a coûté la vie à quinze personnes) fut le déclencheur de la contestation. «Le budget initialement prévu pour la rénovation du bâtiment a été adapté, détaille Neira Sabanovic, doctorante en science politique à l’ULB. Les autorités ont fait appel à des entreprises aux tarifs moins élevés, mais qui n’avaient pas les compétences voulues et qui utilisaient des matériaux non appropriés à la réparation de cet auvent.» Sur ce problème de fond, se sont greffés les dénégations du gouvernement immédiatement après l’accident et un manque de considération face aux demandes de la population, souligne en substance la spécialiste de la Serbie. Dès lors, les manifestations se succèdent depuis trois mois pour fustiger la gabegie du gouvernement. L’annonce, le 28 janvier, de la démission du Premier ministre Milos Vucevic ne les a pas réfrénées. Le 1er février, ils étaient encore des dizaines de milliers à protester à Novi Sad, certains au terme d’une marche de 80 kilomètres depuis la capitale Belgrade. Le 9 février, ils ont bloqué de grands axes routiers à Belgrade.
«Il est très impressionnant d’observer que les étudiants qui manifestent aujourd’hui ne lâchent rien.»
Ce mouvement s’inscrit dans une vague de protestations anciennes. «Cela fait une dizaine d’années que les manifestations se répètent en Serbie, détaille Florent Marciacq, codirecteur de l’Observatoire des Balkans à la Fondation Jean Jaurès à Paris. La protestation se développe moins contre une situation spécifique que contre un régime qui a verrouillé son pouvoir, qui contrôle les institutions, l’administration, les médias par la politisation, et qui génère du népotisme et de la corruption. A cette aune, changer de Premier ministre pour protéger la figure tutélaire ne suffit pas pour calmer les esprits.» «La question de la corruption n’est pas apparue avec l’accession au pouvoir d’Aleksandar Vucic (NDLR: Premier ministre de 2014 à 2017, président depuis 2017, réélu en 2022), prolonge Neira Sabanovic. La Serbie a un problème structurel de corruption depuis la chute du communisme.»
Un avenir ailleurs
Fers de lance de la révolte actuelle, les étudiants ressemblent à ceux qui ont permis de faire tomber Slobodan Milosevic en octobre 2000. A la différence près que leur horizon est moins enthousiasmant qu’il y a un quart de siècle. «Je viens de terminer une enquête de terrain en Serbie. J’ai parlé avec beaucoup de jeunes. Leur rapport à la politique est très déprimant, analyse la doctorante de l’ULB. Ils n’en peuvent plus. Ils n’ont plus aucun espoir que leur sort s’améliore. Ils sont dans une situation où soit ils quittent le pays pour espérer bénéficier de meilleures opportunités, soit ils restent et se plient à un système dans lequel ils devront mettre leurs ambitions de côté. En regard de cette alternative, il est très impressionnant d’observer que les étudiants qui manifestent aujourd’hui ne lâchent rien malgré la répression, et acceptent de mettre de côté pendant quelques mois leur éducation pour tenter d’améliorer leur futur.»
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Dans un article pour la Fondation Jean Jaurès mis en ligne le 30 janvier, Florent Marciacq et le politologue serbe Srdjan Cvijic parlent d’«une ultime bataille pour la démocratie» en Serbie. Son échec scellera-t-il pour longtemps la fin du pluralisme dans le pays ou cette bataille sera-t-elle celle qui le ramènera dans le giron de la grande maison européenne et de ses valeurs? «Le pouvoir de Belgrade est dans une position plus défensive qu’à l’accoutumée. Une certaine crainte se fait jour au sommet de l’Etat, autour du président Aleksandar Vucic. Mais le régime a encore beaucoup d’atouts en main», juge le codirecteur de l’Observatoire des Balkans. Le système est verrouillé depuis des années. Même des élections législatives anticipées n’offriraient pas la garantie d’un changement de régime puisque les derniers scrutins ont été truqués et que les médias ne sont pas libres… La contestation à l’intérieur du pays augmentera probablement et se radicalisera. Mais à un moment donné, il faudrait que les acteurs internationaux retirent ou, au moins, questionnent la légitimité du régime. Ce n’est pas encore le cas», développe Florent Marciacq.
La passivité de l’Europe
L’Union européenne est en effet pour le moins discrète pour mettre en cause le caractère autocratique du régime dirigé par le Parti progressiste serbe d’Aleksandar Vucic. «Il est intriguant d’observer que le président serbe parvient à entretenir une relation aussi bonne avec l’Union européenne tout en étant aussi très proche de la Russie», pointe Neira Sabanovic. Cette relation accommodante s’explique, d’après l’experte de l’ULB, par la satisfaction pour l’UE d’avoir affaire à un pouvoir stable en Serbie, peu importe «ses dérives illibérales et antidémocratiques», et par des intérêts économiques, dont l’important projet d’exploitation de lithium dans la région de Jadar, au nord du pays, soutenu par l’Allemagne. Il pourrait permettre de récolter annuellement quelque 60.000 tonnes du métal, de quoi garantir la production de 1,1 million de voitures électriques en Europe.
«L’Union européenne pense que la stabilité des Balkans dépend de Belgrade alors que son instabilité y trouve son origine.»
Pour Florent Marciacq, outre l’aspect économique, la passivité de l’Union européenne à l’égard de l’autoritarisme du régime de Belgrade s’explique par deux autres raisons. «Il y a un manque d’unité des Vingt-Sept sur les questions de droits fondamentaux et de démocratie. Le président Vucic est le protégé du Premier ministre hongrois Viktor Orbán. Toutes les critiques et les éventuelles sanctions sont bloquées par lui. Elles n’atteignent même pas la table du Conseil européen. Et le « clan Orbán » au sein de l’Union s’est élargi avec le temps. A cette situation spécifique, s’ajoute le glissement de la Commission européenne d’une institution très attentive aux valeurs à une Commission qui privilégie la géopolitique. Cette évolution amène l’UE à penser que la stabilité des Balkans dépend de Belgrade alors qu’au contraire, c’est l’instabilité dans la région, au nord du Kosovo, en Bosnie-Herzégovine… qui trouve son origine à Belgrade, à cause du régime d’Aleksandar Vucic et de sa « doctrine du monde serbe » qui réplique celle du monde russe développée par Vladimir Poutine.»
En 2000, Otpor! avait réussi à unir des formations politiques de l’opposition pour présenter un front commun contre Slobodan Milosevic. L’opposition d’aujourd’hui est trop affaiblie par les manœuvres du régime ou trop divisée pour représenter une menace réelle pour lui. Ce constat accroît la désespérance de la jeunesse en même temps qu’il conforte la pérennité d’un pouvoir, de plus en plus autoritaire mais «tellement stable»…
Dix ans de contestation
La protestation contre les pratiques de corruption mises en exergue par l’accident de la gare de Novi Sad s’ajoute à une longue série de manifestations qui ont visé le pouvoir depuis dix ans.
En juin 2016, des milliers d’habitants de la capitale descendent dans les rues pour dénoncer le feu vert donné au vaste projet immobilier Belgrade Waterfront le long de la rivière Save (sur 177 hectares, prévoyant notamment un quartier d’affaires de 750.000 m2 et des logements peu en phase avec les revenus moyens des citoyens) dont le promoteur des Emirats arabes unis, Eagle Hills Properties, est l’un des maîtres d’œuvre dans des conditions controversées. Au printemps 2017, des manifestations sont organisées pour fustiger la censure des médias; en décembre 2018 pour protester contre la violence du régime d’Aleksandar Vucic, élu président l’année précédente. En mai 2023, c’est la lutte contre la promotion de la violence dans certains médias et dans l’espace public qui fait descendre les Serbes dans les rues après deux fusillades de masse (un adolescent de 13 ans a tué neuf élèves et un garde dans une école du centre de Belgrade; un homme de 21 ans a trucidé huit personnes dans des villages proches de la capitale). Selon le projet Small Arms Survey, 39% des citoyens possèdent une arme, le plus haut taux pour un pays d’Europe. En août 2024, nouvelle mobilisation populaire pour contester le blanc-seing donné à la société anglo-australienne Rio Tinto pour l’exploitation d’une mine de lithium sur le site de Jadar, au nord-ouest du pays. Deux ans plus tôt, d’autres démonstrations d’opposition au projet avaient fait reculer le gouvernement.
La contestation récurrente en Serbie contre des décisions du pouvoir est d’autant plus remarquable que, d’après Neira Sabanovic, doctorante en science politique à l’ULB, «la société civile est en train d’étouffer en Serbie du fait des pressions exercées par le pouvoir. Les organisations y sont extrêmement contrôlées. Certaines se cachent. D’autres sont attaquées par des partisans du président Vucic.»
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