Sea-Watch 3: « L’Europe nous demande de commettre un acte criminel à sa place »
Fin juin, l’Allemande Carola Rackete forçait l’entrée au port de Lampedusa du navire qu’elle commandait pour y débarquer la quarantaine de migrants sauvés au large de la Libye et bloqués plus de deux semaines à son bord. Haidi Sadik faisait partie de l’équipage du Sea-Watch 3. Elle nous a accordé une interview.
Haidi Sadik, 29 ans, est l’une des 22 membres d’équipage du Sea-Watch 3, l’un des plus gros bateaux de sauvetage en Méditerranée. Multi-casquettes, elle occupe la fonction de médiatrice culturelle et de porte-parole à bord du navire de l’ONG allemande battant pavillon néerlandais. Elle fait le lien entre les personnes sauvées en mer et l’équipage tout en assurant la communication avec la terre. Pour elle, la quarantaine de migrants sauvés ont été otages, pendant 17 jours, d’un « jeu politique » affiché en Une des médias du monde entier, pour « l’exemple ».
Quelles sont les circonstances qui vous ont menés dans cette situation ?
Nous avons sauvé de la noyade le 12 juin dernier 53 personnes, des enfants, des femmes et des hommes, en situation critique en Méditerranée. Ces personnes originaires de différents pays d’Afrique (NDLR : Cameroun, Guinée, Ghana, Burkina-Faso, Egypte, Mali) avaient subi des détentions violentes, de la torture et des sévices sexuels. Onze d’entre elles ont pu être évacuées dans un premier temps. Les 42 autres migrants ont ensuite été otages pendant 17 jours d’un petit jeu politique dans cette situation désespérée où nous ne pouvions pas les débarquer sur le sol italien. Certains devenaient suicidaires et voulaient sauter par-dessus bord pour rejoindre la côte. Mais nager aurait été très dangereux à cause du trafic maritime.
A cette époque, le ministre italien de l’Intérieur Mateo Salvini venait de faire passer une loi destinée spécialement aux ONG. Ce n’est pas une coïncidence. Parce que le jour suivant, les garde-côtes italiens ont ramené sur terre d’autres personnes secourues sans que cela ne fasse un tel ramdam. On peut dire que nous avons été un exemple pour l’Italie. Les ONG comme la nôtre étaient clairement visées dans leur travail humanitaire. Qu’une femme allemande soit arrêtée pour avoir débarqué ces personnes sur le sol Italie, c’était du pain béni pour l’extrême-droite. Alors que ce que nous faisons n’est pas illégal. C’est la loi de Salvini qui est en contradiction avec le droit maritime internationale. Elle viole le droit de la mer et assistance aux personnes en détresse (NLDR: L’obligation de prêter assistance aux personnes en détresse en mer est inscrite à l’article 98, paragraphe 1, de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (1982).)
Lire aussi notre interview de Philippe Gautier, professeur en droit de la mer à l’UCLouvain.
Ce n’est pas normal qu’une urgence humanitaire se prolonge inutilement pendant plus de deux semaines. La situation à bord était très tendue, physiquement et psychologiquement, autant pour les réfugiés que pour l’équipage.
Quelle est la situation actuelle en Méditerranée ?
Depuis 2018, une zone de recherche et de sauvetage a été reconnue au large de la Libye. Des garde-côtes libyens patrouillent dans ces eaux, mais ils ne sont pas bien équipés, ils sont violents, laissent mourir des gens en mer, ou les ramènent en Libye. Il faut une politique de sauvetage en mer coordonnée. Il faut aussi assigner des ports sûrs dans cette politique. Si un bateau est en détresse au large de l’Italie, il faut que les garde-côtes italiens puissent dire: « vous êtes le navire le plus proche, allez leur porter assistance et ramener les au port de Naples, le port le plus proche où vous serez en sécurité « . Quand on demande à ces soi-disant ‘garde-côtes’ libyens de faire cela, ils demandent à ce que nous ramenions ces personnes à Tripoli, ce que nous refusons. Il y a beaucoup de conflits et de tensions avec les autorités. (NLDR : Elle donne comme exemple un accident survenu entre le Sea-Watch 3 et les garde-côtes libyens en novembre 2017 (attention, contenu sensible). Il y a un grand trou noir où de nombreuses violations sont commises, nous sommes là pour nous y opposer. Nous faisons les grands titres, car nous sommes les témoins de la violation de la loi par les Etats. C’est aussi simple que ça. Quand on voit un bateau en détresse, la loi oblige un capitaine de l’aider. Des réglementations internationales existent, elles doivent être respectées.
Votre acte s’inscrit-il, selon vous, dans de la désobéissance civile ?
Non, je n’aime pas parler de désobéissance civile dans notre cas. Ce que nous avons fait n’est pas de la désobéissance civile, nous avons en fait obéi à la loi, c’est pour cela que nous nous battons. On parle bien ici du droit maritime international qui doit être respecté par tous les états costaux impliqués, l’Italie incluse, ce qu’elle refuse de faire. Elle laisse les organisations de la société civile prendre la responsabilité de protéger des vies humaines, d’emmener ces personnes à un endroit sûr. En fait, on nous exhorte à ramener des personnes dans des zones de guerre. C’est insupportable, c’est une requête inimaginable. On a d’ailleurs la preuve écrite, par mail, que l’Europe nous a officiellement demandé de ramener des personnes en zone de guerre, ce qui est un crime.
On ne verra jamais un bateau des garde-côtes italiens naviguer vers Tripoli, mais demander à une ONG ou à des garde-côtes libyens de le faire, ça passe. Les autorités européennes nous demandent de commettre un acte criminel à leur place. Et parce que nous refusons, de le faire ne signifie pas que nous faisons de la désobéissance civile. Nous obéissons au contraire complètement aux lois, ce que les autorités publiques refusent de faire.
Pensez-vous que la situation puisse changer avec le nouveau gouvernement italien qui a renvoyé Salvini dans l’opposition ?
Les changements politiques à ce niveau doivent encore se concrétiser dans la réalité. Je ne pense pas que cela va changer. Je ne suis pas une analyste politique et je ne peux pas prédire le futur, mais ce que je constate maintenant c’est que nous travaillons toujours dans le même contexte. Notre navire est toujours confisqué en Sicile, comme d’autres bateaux d’ONG.
Les personnes qui sont en mer peuvent témoigner de la non-assistance aux personnes en détresse et de la violation des lois qui sont sanctionnées par l’Europe, l’Italie en premier. Même si l’Italie se dit adoucie dans ce domaine, ce n’est pas juste un problème italien, mais un problème européen, la politique européenne n’a pas changé.
Il y a un pourtant un grand mouvement de solidarité un peu partout en Europe…
Oui, des bourgmestres de différentes villes annoncent qu’ils veulent accueillir ces réfugiés. Ils veulent ouvrir leurs ports. Mais un bourgmestre n’a pas la même autorité qu’un ministre de l’Intérieur dans son pays. Si l’autorité au-dessus de lui dit non, ce sera non.
Notre politique actuelle est tellement défaillante que nous ne pouvons même plus garantir la vie humaine. Il ne s’agit pas d’avoir de bonnes intentions aléatoires. Nous avons besoin d’une politique appropriée, de solutions prévisibles qui s’appliquent à tout le monde, à tout moment, de façon juste.
Un nouveau mécanisme inconditionnel doit être mis en place. Il nécessiterait une refonte complète de la politique européenne actuelle et je ne pense pas que la volonté politique y est. Mais quand je vois comment la société est polarisée, je me dis qu’il y a de l’espoir, que le soutien qui existe sera traduit en une politique meilleure. Je me demande juste combien de temps cela va prendre.
Comment agissez-vous maintenant que vous n’êtes plus en mer ?
Notre ONG possède aussi un avion en plus du navire qui est toujours confisqué par la justice. Cet avion, le Moon Bird, survole les zones maritimes pour repérer les bateaux en détresse, Ce n’est pas une mission de sauvetage, mais de surveillance. Nous repérons les personnes en détresse, nous en informons les autorités compétentes et nous espérons qu’elles agissent. Nous sommes confrontés à beaucoup de non-assistance. Moon Bird est, à l’heure actuelle, plus une mission qui voit des gens se noyer, car personne ne vient les aider ou alors, elles sont ramenées en Libye.
Il n’y a pas de volonté politique de les secourir. Les autorités européennes alertées envoient les garde-côtes libyens, mais on sait alors que cela va mal finir. Parfois, des vies sont sauvées, mais d’autres fois elles sont renvoyées vers une mort probable.
Cela fait partie intégrante de la politique de migration européenne, de refouler ces personnes très loin de nos rives. En résumé, l’Europe externalise ses frontières et s’en lave les mains de sa responsabilité. C’est très symbolique de montrer jusqu’où l’Europe est prête à aller pour stopper ces réfugiés.
Quel est votre ressenti aujourd’hui ?
Nous avons secouru des milliers de personnes en mer. Je ne regrette pas du tout, c’est la chose la plus difficile et la plus belle que j’ai faite. Ce n’est pas un job facile, psychologiquement et physiquement. J’ai toujours besoin de prendre du recul entre plusieurs missions. Je ne pourrais pas faire cela non-stop. Après 7 mois, j’ai arrêté un moment pour rempiler. C’est un environnement intense, mais je suis convaincue que ce que nous faisons est un besoin absolu et est tout à fait légitime. La motivation est toujours là. On est aidé par de nombreuses personnes à bord, avec de multiples compétences médicales et techniques, mais nous sommes des humains avant tout. C’est vraiment une honte que le sort de ces personnes soit aux mains de volontaires alors que cela devrait être la mission des gouvernements. Ils ne répondent pas à cette immense urgence. J’espère que pour eux le futur sera meilleur.
L’Europe déchirée sur le sauvetage des migrants en Méditerranée
Un texte, qui prévoyait notamment la mise en place de corridors humanitaires et l’abolition du délit de solidarité, a été rejeté à deux voix près (288 contre 290) au Parlement européen le 24 octobre dernier. Les trois formations politiques appelées à soutenir la prochaine Commission européenne (PPE, S&D et Renew Europe) ne sont pas parvenues à s’entendre sur un renforcement des recherches et sauvetages de migrants en Méditerranée.
Ce texte demandait aux pays de l’UE de mettre en place un mécanisme juste et durable pour répartir les personnes secourues, de ne pas criminaliser les ONG qui viennent à leur secours et de reconnaître que la Libye ne peut pas être considérée comme un pays sûr. Il plaidait en outre pour ouvrir des voies sûres et légales de migration vers l’UE – meilleur moyen selon les signataires de prévenir les décès en mer – ainsi que des couloirs humanitaires.
Selon l’OIM, l’organisme des Nations Unies chargé des migrations, le nombre de décès enregistrés le long des trois principaux itinéraires méditerranéens pendant les dix mois de 2019 s’élève à 1 087 personnes – soit environ 53% des 2 044 décès confirmés pendant la même période en 2018.
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