Reportage au mausolée de Franco: « Vous pouvez retirer sa dépouille, mais pas ses pensées »
Le dictateur espagnol Franco ne sera pas exhumé dans l’immédiat, a déclaré ce mardi la Cour suprême espagnole. Sa dépouille restera donc dans un mausolée à moins de 50 kms de Madrid pendant un certain temps encore. Un journaliste de notre magazine confrère Knack s’est rendu sur place.
L’ex-dictateur espagnol fait beaucoup parler de lui. Son cercueil devait, en effet, être exhumé lundi prochain. Mais cela ne se produira pas dans l’immédiat, ses proches ayant contesté la décision. La Cour suprême a maintenant décidé « que l’affaire doit d’abord être examinée en profondeur ». En attendant, son corps restera à l’endroit même où il a été enterré en 1975.
Sa mort fut également fort commentée en Belgique à l’époque. « Franco Wás Spanje« , titrait De Standaard dans son édition du 21 novembre 1975. Son agonie faisait la une des journaux depuis des semaines. Les médecins avaient essayé de le congeler quelques jours plus tôt afin d’allonger sa vie. « Franco mourra comme un cobaye« , avait alors écrit Het Nieuwsblad. Le lendemain: « Le remède de Frankenstein n’aide pas Franco« , et : « Bon Dieu, ça suffit« , suppliait sa petite-fille.
Quelques jours plus tard, un Belge se tenait devant sa tombe: Léon Degrelle, l’ancien leader du parti Rex. Pendant deux heures, l’ami fasciste de Franco monte la garde devant le cercueil, jusqu’à ce qu’il fasse lui-même une crise cardiaque. Entre-temps, le gouvernement belge avait annoncé qu’il n’enverrait qu’un ambassadeur aux funérailles. « Pour montrer que nous ne portons pas cette forme de régime dans nos coeurs. »
Des centaines de milliers de personnes se sont recueillies devant le cercueil du dictateur en cette fin de mois de novembre 1975, agitant des mouchoirs blancs. Le cortège funèbre s’est ensuite rendu dans un mausolée construit à flanc de rochers, appelé « El Valle de los Caídos », « la vallée de ceux qui sont tombés » en français. Alors que son cercueil était mis en terre, des milliers de supporters ont crié: « Vive Franco ! Franco ! Vive Franco ! Ils ont levé le bras droit et ont chanté l’hymne de la Phalange espagnole, face au soleil. »
Certaines choses ne changent jamais. L’année dernière, le 20 novembre 2018, les disciples du dictateur ont entonné le même chant au même endroit. Avec le même bras levé. Comme chaque année à sa date de décès. Mais cette fois, ils ont chanté plus fort que d’habitude, comme si le remède de Frankenstein avait quand même fonctionné.
Je désire me rendre à ce monument historique, mais ce n’est pas facile. « El valle de los Caidos » est niché dans les rochers, à 47 kilomètres de Madrid. Il n’y a qu’un seul bus par jour depuis la gare routière de San Lorenzo de El Escorial.
En ce chaud mercredi après-midi, le bus est rempli d’un groupe haut en couleur : principalement des personnes âgées espagnoles, mais aussi un couple russe et un Suédois.
« Bienvenido al autobús hacia el valle de los caídos « , dit le conducteur et il met les gaz. En chemin, je lis ce que Tripadvisor dit à son propos, tôt ou tard, tout devient une attraction touristique.
La plupart des voyageurs donnent 5 étoiles à l’endroit. Ils disent à quel point c’est impressionnant et grandiose. « Beyond imagination« , « Au-delà de l’imagination« , décrit un Américain pour qui l’endroit est « l’un des sites les plus étranges jamais vus.«
Quelques utilisateurs de Tripadvisor ne lui décernent qu’une étoile. Un Espagnol raconte que des amis des membres de sa famille ont été torturés à mort pour construire cet endroit. Ne perdez pas de temps là-bas. Madrid a tant de belles choses à visiter. Quelqu’un d’autre ajoute : « Cet endroit est une honte. Pouvez-vous imaginer qu’il y aurait la tombe d’Hitler en Allemagne? »
Le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, est du même avis. « Si nous voulons vraiment être une démocratie, a-t-il dit, nous ne pouvons pas nous permettre un lieu de pèlerinage pour un dictateur ». Cette tombe devait disparaître après 44 ans.
« Après la mort de Franco, il y a eu un accord tacite entre les deux principaux partis pour tout laisser tel quel. La crainte d’une nouvelle guerre civile entre la gauche et la droite était particulièrement grande. Tous les efforts ont été faits pour ne pas irriter les partisans de l’ancien régime. Il n’y a pas eu de condamnations et aucun gouvernement de gauche n’a osé toucher la tombe de Franco. Sánchez l’a fait l’année dernière parce qu’il était sous les critiques de l’aile d »extrême gauche du parti Podemos. Elle pensait qu’il n’était pas assez à gauche et qu’il voulait gagner à nouveau des voix », déclare l’auteur et journaliste espagnol Sven Tuytens.
Cet endroit est une honte. Pouvez-vous imaginer qu’il y aurait la tombe d’Hitler en Allemagne? »
Sánchez espérait déterrer Franco dans quelques semaines, mais cela n’a pas pu se faire. Non seulement la famille a intenté un procès, mais l’Espagne conservatrice n’a pas voulu en entendre parler. « Celui qui veut Franco touche aussi à l’Église catholique, parce qu’elle est la gardienne de sa tombe« , dit Tuytens. « Pour eux, Franco n’est pas un dictateur, mais le symbole du catholicisme national qui les a rendus forts. Et ils le sont toujours en Espagne. Lorsque le Parti Populair (NDLR : Partido Popular) de centre-droit remporte les élections, par exemple, il s’adresse toujours aux cardinaux. En principe, Sánchez n’aurait pu que plaider pour l’exhumation de Franco, mais il a opté pour le compromis. Cela montre à quel point tout cela est sensible. Son ministre des Affaires étrangères s’est même rendu à Rome pour demander au Vatican de servir de médiateur. »
Notre bus s’arrête devant un grand portail. Tout le monde doit sortir et montrer sa carte d’identité. Nous sommes divisés en deux groupes : les étrangers et les Espagnols. Ces derniers bénéficient tous d’un laissez-passer. Le couple russe et le Suédois doivent payer neuf euros. Je montre à mon tour ma carte d’identité à l’homme derrière le guichet.
« Bélgica« , marmonne-t-il. « Vous ne devez pas payer« .
Je demande avec étonnement : « Pourquoi pas? »
« Nous aimons voir des Belges« , répond-il laconiquement.
Les Russes et les Suédois sont interloqués. Nous n’avons pas le temps de poser des questions sur la politique bizarre des billets et nous remontons dans le bus.
Derrière nous, la porte se referme. Le chauffeur s’engage sur une route parsemée d’arbres. A travers les couronnes de cyprès et de pins, je vois une croix qui se dresse. D’une ampleur démesurée, disproportionnée. Comme si elle voulait rivaliser avec le ciel.
Après dix minutes, nous arrivons au pied de la croix. Il y a un téléphérique jusqu’au sommet, 150 mètres plus haut, mais il est cassé. Je continue à marcher. Je vois une abbaye, mais surtout une gigantesque basilique construite dans un rocher. J’ai le souffle coupé par tant de mégalomanie.
Franco a fait construire le mausolée un an après la guerre civile espagnole (1936-1939), comme monument aux victimes. Dix-huit ans de travaux, 200 000 tonnes de granit ont été extraites de la roche. Par des travailleurs forcés, bien que tout le monde en Espagne n’en soit pas convaincu.
« Il y a quelque temps, les pères de l’abbaye m’ont montré les tunnels menant à la basilique « , raconte Sven Tuytens. Mais ils ont nié que ces tunnels avaient été creusés par des prisonniers politiques. Ils ont été construits ‘par des employés ordinaires qui ont reçu un salaire‘. Ce n’est pas vrai. Le « Valle de los Caídos » a en effet été construit par des prisonniers politiques. Sous la dictature de Franco, il y avait tout un système d’esclaves pour effectuer de grands travaux publics. Il suffisait que vous ayez combattu aux côtés des républicains pendant la guerre civile pour être condamné pour rébellion. Les personnes âgées demandent toujours que cette peine soit enfin levée, mais même quatre-vingts ans plus tard, le tribunal ne se prononce pas à ce sujet. »
Il n’y a pas beaucoup de gens au « Valle de los Caídos » aujourd’hui. Seulement les personnes de notre bus et un autre groupe d’Espagnols avec un guide.
Je passe par la porte de bronze, dans la grande crypte de l’église. Sur une pierre il est écrit : « Francisco Franco, Caudillo d’España, patron et fondateur, a inauguré ce monument le 1er avril 1959. Jean XXIII le consacra le 7 avril 1960. »
Je veux prendre une photo, mais un garde me gronde : « Pas de photos. Si tu en prends une, tu sors« .
J’obéis et je me promène sans but précis. Sur les murs sont pendues des répliques de tapisseries bruxelloises représentant des scènes de l’Apocalypse.
Cent mètres plus loin, devant l’autel, se trouve la tombe de José Antonio Primo de Rivera. « C’était le fondateur du parti fasciste espagnol « , explique le guide.
De l’autre côté de l’autel se trouve Franco. Il y a aussi des fleurs sur sa tombe. Un à un, mes compagnons de voyage se tiennent immobiles devant la tombe. Les Russes et les Suédois prient aussi un moment, puis font un signe de croix. « Il y a un rocher de 2000 kilos sur sa tombe« , dit le guide. « Pour qu’il ne puisse plus jamais sortir« . Personne ne rit.
Franco et Primo de Rivera ne sont pas les seuls qui reposent ici, poursuit le guide. Derrière les murs se trouvent encore des dizaines de milliers de dépouilles. Au début, Franco avait l’intention de n’enterrer que ses partisans ici. Mais plus tard, il changea d’avis: ses adversaires républicains aussi devaient y être enterrés, à condition qu’ils soient à la fois espagnols et catholiques. Des fosses communes ont été rouvertes dans tout le pays. Les corps ont été transportés à la « Vallée de los Caídos », au grand dam des familles.
« Aujourd’hui encore, le sujet est très sensible« , dit Sven Tuytens. « Je participe à une enquête sur la bataille de Brunete (6 – 26 juillet 1937). Parce que le gouvernement donne peu d’informations à ce sujet, les gens se demandent parfois dans quelle fosse commune se trouvent leurs grands-parents. Souvent, je dois leur dire : ‘au Valle de los Caídos’. C’est toujours difficile. Ils trouvent humiliant que leurs proches reposent à côté de leur ultime diable qui leur a causé tant de tourments. L’an dernier, des experts ont fait des recherches sur quelques-unes de ces tombes. Elles s’avèrent être en très mauvais état. La plupart des cercueils se sont effondrés et tous les os sont mélangés. »
« Le seul cadavre qui n’a pas sa place là-bas est celui de Franco lui-même. Le Valle de los Caídos est un monument aux victimes de la guerre civile. »
Je déambule un peu plus loin. A la sortie de la basilique se trouve une boutique de souvenirs. On y vend des cartes postales de la croix, mais pas de Franco. Il y a aussi des livres de cuisine avec des recettes de tapas et des guides de voyage d’Espagne.
Dehors, je regarde au loin. « Enfant, j’aimais déjà l’Espagne « , dit Sven Tuytens. Même si lui et sa famille partaient toujours en vacances dans le sud de la France. Ils ne sont jamais allés plus loin que Perpignan, mais à l’école, il m’a dit qu’il était allé en Espagne. C’était la terre de ses rêves, de son imagination aussi.
Et il n’était pas le seul à être fasciné par ce pays. « Dans les années ’70, partir en Espagne était une aventure pour beaucoup de Belges. Un voyage au pays des ‘playas’, au pays des vacances d’été sans fin. L’Espagne était une nation exotique, bien plus qu’aujourd’hui. Dans notre quartier, quelques personnes de gauche ont refusé d’y aller. ‘Tant que Franco sera au pouvoir, je n’y mettrai pas les pieds’ disaient-elles. Je ne comprenais pas alors. Comment peut-on boycotter toutes ces belles plages parce qu’un homme horrible y vivait ? Le nom de cet homme est resté dans mon esprit. J’avais huit ans quand Franco est mort et je me souviens très bien de ce moment. J’ai même été annoncer la nouvelle à la voisine.«
L’Espagne ne cesse de l’intriguer. Des années plus tard, il épouse une Madrilène rencontrée à Schaerbeek. Depuis 2010, il vit également près de Madrid. Il y est correspondant de presse et a récemment écrit un livre : Las mamás belgas, qui relate la lutte inconnue des jeunes femmes de Belgique et des Pays-Bas contre Franco et Hitler. Dans l’introduction, il écrit : « En apprenant à mieux connaître l’Espagne, je suis encore régulièrement émerveillé par l’ouverture et le caractère joyeux des Espagnols. Comment se fait-il que ces gens agréables se soient si maltraités les uns les autres dans le passé ? »
Même après quatre-vingts ans, les cicatrices de la guerre civile sont encore clairement visibles, dit Tuytens. « Beaucoup de familles n’en parlent pas. Les guerres civiles sont les guerres les plus vicieuses, parce qu’elles gâchent toutes les relations. Ce n’est pas différent en Espagne. Vous pourriez avoir un frère en Andalousie qui s’est battu avec Franco, alors qu’à Madrid vous avez dû vous battre avec les républicains. Après la guerre, vous avez été punis et vous avez eu moins d’opportunités. C’est ainsi qu’ont surgi les querelles de toute une vie. »
Même à l’école, la guerre civile reste souvent un sujet tabou. « Les enseignants font l’impasse sur cette période et commencent à parler de la Seconde Guerre mondiale, parce que c’est beaucoup plus facile à expliquer. Mes enfants vont dans une école espagnole ici. Récemment, le professeur leur a demandé : ‘Qui est Federico García Lorca ? » Ma fille ne savait pas que c’était le plus grand poète d’Espagne. « Cette pédale a été fusillée », a lâché le professeur. Certains parents étaient choqués, d’autres trouvaient ça très drôle. Cela montre le chemin qu’il y a encore à parcourir. »
Le problème, dit Tuytens, c’est qu’il n’y a jamais eu de consensus en Espagne sur ce qui s’est passé dans le passé. « L’Espagne de droite éprouve encore des difficultés à admettre que Franco était un dictateur. Ils veulent encore moins le comparer à Hitler ou Mussolini. En Italie ou en Allemagne, ces discussions sont depuis longtemps terminées. La situation est, bien sûr, différente. L’Allemagne nazie a été vaincue après la guerre. Mais en Espagne, c’est le franquisme et le catholicisme national qui sont sorties victorieuses. Puis l’histoire a été écrite par les vainqueurs de la guerre civile espagnole. Toute une génération a donc subi un lavage de cerveau, y compris un grand nombre de personnes qui sont maintenant au pouvoir. »
Et pourtant, quelque chose est en train de changer, dit Tuytens. La discussion sur le patrimoine historique s’enflamme. « Récemment, un livre a été publié sur les camps de concentration franquistes. Eh bien, pour de nombreux Espagnols, ce fut une surprise d’apprendre qu’un demi-million de compatriotes sont passés par les camps de concentration ».
Six heures au « Valle de los Caídos ». Le bus vient nous rechercher. Nous redescendons de la montagne, nous éloignant de la croix. Un itinéraire que le corbillard transportant les restes de Franco pourrait bien suivre à l’avenir. Il n’est pas tout à fait clair où ils seront transférés. Sa famille a voulu dans un premier temps l’enterrer dans la cathédrale d’Almudena. Mais un lieu de pèlerinage au coeur de Madrid, ce n’était pas ce que le gouvernement voulait. Ferror, son lieu de naissance en Galice, n’était pas non plus une option. Ce sera peut-être maintenant El Pardo, dans un cimetière près du palais où il a toujours régné.
« Tout le monde n’est pas content de cela« , dit Sven Tuytens. « Paul Preston, qui a écrit la biographie ultime de Franco, a déclaré : ‘S’ils veulent vraiment faire de l’Espagne une démocratie, ils doivent l’incinérer et jeter ses cendres à la mer. Sinon, un lieu de pèlerinage sera créé quelque part.’Et pourtant, ce n’est peut-être pas la chose la plus importante. Vous pouvez vous débarrasser de sa dépouille, mais vous ne pouvez pas vous débarrasser de ses pensées. Et ils sont plus populaires que jamais. Aux élections nationales de fin avril, le parti d’extrême droite VOX a obtenu 24 sièges. Pour la première fois depuis 1979, l’extrême droite est de retour au Parlement. Lorsqu’un certain nombre de députés de VOX ont prêté serment au parlement régional de Valence, ils ont crié, la Bible à la main : ‘Pour Dieu et pour l’Espagne’. C’est le même serment que sous l’ère franquiste. Dans la plupart des pays, les partis d’extrême droite ont un discours anti-immigration. Mais VOX est aussi contre le féminisme, contre le mariage homosexuel, contre l’avortement, même après un viol. Ils sont en faveur de l’unité nationale. C’est pourquoi ils sont si populaires. En raison de ces problèmes avec les nationalistes catalans, beaucoup d’Espagnols pensent que cela pourrait être la fin de l’Espagne. Cela les touche, parce qu’ils sont fiers de leur pays. ‘Si Franco avait été en vie’, disent-ils, ‘cela ne serait jamais arrivé.’ Il y a dix ans, on ne voyait aucun drapeau espagnol. Les gens considéraient presque cela comme une expression du fascisme. Maintenant, il y en a partout. »
Quelques jours plus tard, de retour en Belgique. Je regarde les photos que j’ai prises au « Valle de los Caídos ». Ce n’est que maintenant que je remarque les deux nonnes qui posent devant la basilique. Je ne les avais pas vues précédemment, trop sous l’emprise de la croix, peut-être. Mais ce que j’avais bien remarqué, par contre, c’est le panneau juste à côté. « Peligro de incendio », risque d’incendie.
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