Carte blanche
Pour une Europe solidaire, ouverte sur le monde et compréhensible par les citoyens (carte blanche)
Face à la crise sanitaire, sociale et économique ; face aux incertitudes du monde à venir, certains ont voulu se réjouir – sans doute un peu rapidement – de l’issue du dernier Sommet européen et du plan de relance à 750 milliards d’euros.
Bien sûr, il s’agit d’une réelle avancée institutionnelle et politique – une avancée portée notamment par l’Allemagne dont les ambitions géopolitiques ne font guère de doute. Trente ans après Helmut Kohl, son mentor, Angela Merkel entend bien redonner à Berlin sa place de leader du projet européen. Un projet qui ne se suscite plus guère l’enthousiasme et qui mobilise contre lui à droite comme à gauche.
Moins de bureaucratie, plus de citoyenneté
En effet, force est de constater qu’aujourd’hui peut-être plus qu’hier les extrêmes et les populistes de tous horizons se tiennent à l’affut, prêts à exploiter le moindre faux pas ou la moindre faille pour abreuver les citoyennes et citoyens d’Europe de solutions simplistes. Des solutions où priment la logique du repli sur soi et la désignation de boucs émissaires. Impossible de le nier : les périls sont nombreux, les défis immenses. Ils nécessitent un changement radical de modèle politique. L’Europe – c’est-à-dire les États membres – doit prendre ses responsabilités et oeuvrer d’urgence à simplifier ses procédures de décision et son fonctionnement institutionnel. La restauration des liens citoyens et de la confiance politique est à ce prix. Elle appelle prudence et lucidité. Elle impose un supplément d’ambition et de créativité : moins de bureaucratie, plus de démocratie. Elle réclame, en somme, un travail de fond pour oxygéner cette Europe qui, par trop, sent le renfermé.
Une Europe au rabais et sans audace
Voici pourquoi l’enthousiasme des négociateurs du 21 juillet mérite d’être sérieusement nuancé. Le chiffre de 750 milliards d’euros semble considérable. Pourtant, si on le compare au produit intérieur brut (PIB) de l’Union européenne, soit 15 000 milliards d’euros annuels, il paraît sinon dérisoire du moins très insuffisant pour répondre aux demandes des États membres et de leurs populations ; très insuffisant face aux enjeux du moment ; très insuffisant face à la pandémie actuelle. En effet, selon Eurostat, le PIB des pays de la zone euro a accusé une baisse de 12,1 % sur la période avril-juin par rapport au trimestre précédent, et de 15 % sur un an – une situation plus grave que celle rencontrée lors de la crise financière des années 2008-2009.
Inutile de dire que les faillites d’entreprises, donc les licenciements, vont se multiplier dès la rentrée de septembre et conduire sans doute bon nombre de travailleuses et de travailleurs, des familles entières, sur le chemin de la précarité. Une question s’impose : le plan de relance européen – affiché comme historique et très ambitieux – est-il à la hauteur des enjeux et attentes ? On peut en douter. L’Union européenne n’a pas besoin de nouvelles rustines, mais d’une vision d’avenir cohérente et crédible, c’est-à-dire d’un projet politique capable de mobiliser par-delà la petite bulle eurocratique bruxelloise et de susciter l’adhésion citoyenne.
Un dévoiement des rêves européens
La logique néo-libérale est intenable et prédatrice pour l’Union européenne ; pire encore, prédatrice pour les populations dans leur diversité. Le rejet de la solidarité ne peut déboucher que sur une impasse politique et un dévoiement des rêves européens. Dresser les États membres les uns contre les autres, opposer les cancres aux bons élèves, les cigales aux fourmis, c’est ignorer le coeur du problème et l’enjeu capital – à savoir la construction d’un nouvel équilibre. Car si nous ne parvenons pas à réduire les déséquilibres majeurs entre les pays de l’Europe unie, et à faire converger leurs économies, le plan de relance restera un coup d’épée dans l’eau.
Favoriser la complémentarité plus que la compétition
Disons-le sans détour : peut-on se satisfaire du dumping social et fiscal qui est aujourd’hui devenu la règle ? La compétition permanente de tous contre tous est en train de ruiner l’avenir de l’Europe, tout en foulant aux pieds l’oeuvre des pères fondateurs. C’est pourquoi, nous devons choisir l’Europe que nous voulons, choisir son modèle de développement. Car il existe une tension permanente entre deux visions : celle des pays du « Nord » qui vivent de leurs excédents commerciaux, et celle des pays du « Sud » qui tentent d’absorber les excédents des premiers. Tension qui se voit doublée par une autre, parfois plus fondamentale encore, entre les anciens membres et les nouveaux pays adhérents dont les positions sur la ligne du temps restent difficilement compatibles.
L’Europe des Six s’est construite sur un équilibre entre une agriculture française capable de nourrir les pays du Marché commun et une industrie allemande susceptible de développer l’ensemble avec harmonie et cohérence. Un avenir tout tracé aurait été de s’inspirer de ce modèle pour unir, comme hier, les économies du « Nord » et du « Sud » sur la base d’un principe de complémentarité. Au lieu de cela, l’Europe a privilégié les marchés, le commerce et la compétitivité, voire la compétition, entre les économies, les entreprises, les citoyens. Un seul objectif : la croissance. Face à la concurrence effrénée érigée en norme, en dogme même, il nous faut revenir à une gestion publique soucieuse du bien-vivre des populations et respectueuse de la diversité européenne. En effet, dans tous les pays du monde, les dépenses publiques visent deux objectifs principaux : assurer la protection sociale des citoyens et organiser au mieux les services publics. Or, en Europe, il n’a jamais été question de créer un tel espace politique. C’est justement ce qui, à l’heure actuelle, fait défaut. C’est aussi ce qui mine la crédibilité démocratique des institutions de l’Europe unie.
Pour une Europe vraiment au service des citoyens
Aujourd’hui, l’Union européenne est devenue un outil tout entier dédié à la réglementation du libre-échange et de la concurrence fiscale ; un outil qui favorise le transfert au privé des services publics et la privatisation des retraites ; un outil qui encourage la compétition industrielle et ne trouve rien à redire aux délocalisations… Les populations, de leur côté, espèrent tout autre chose. Elles veulent pouvoir se déplacer librement en Europe, s’y faire soigner décemment, dans des délais et pour un coût raisonnable, y étudier, y travailler, apprendre d’autres cultures, être protégées de la violence quotidienne, être respectées dans leurs choix, leurs droits, leurs libertés. Les femmes et les hommes attendent une Europe à leur écoute ; une Europe consciente de leurs problèmes, de leurs aspirations, de leurs espoirs, craintes et doutes. En somme, ces femmes et ces hommes veulent que l’Europe soit un vecteur de qualité des services publics et non le fossoyeur de ceux-ci.
Après la chute du Mur de Berlin, les socialistes européens ont certainement manqué à promouvoir une Europe sociale, porteuse d’avenir, de justice et de progrès pour tous. Ils auraient pu, sinon dû, encourager une harmonisation par le haut des règles sociales et fiscales pour favoriser la solidarité et l’entraide. Mais ils n’ont pas su, pu, ou peut-être voulu, porter ce projet face aux libéraux. Lesquels étaient avant tout intéressés par le développement d’opportunités économiques et commerciales. Ces derniers nous ont alors vendu un élargissement sans approfondissement, condamnant l’Europe à un nivellement par le bas. Les citoyens de l’Est se sont vite retrouvés impuissants face à une Europe des marchés surtout préoccupée par l’ouverture de nouveaux débouchés et comptoirs. Depuis lors, les conséquences économiques et sociales sont sans appel : explosion du dumping social et fiscal ; augmentation des inégalités à l’Est comme à l’Ouest.
À la croisée des chemins
À plus d’un titre, le plan de relance acté au mois de juillet doit sonner, pour les socialistes européens, comme un rappel à l’ordre et les conduire à rompre avec l’austérité imposée par les conservateurs après la crise financière de la décennie précédente. Les circonstances imposent d’ouvrir la voie à une plus grande mutualisation des dettes, à plus de solidarité entre les États membres et à une remise à plat des mécanismes de conditionnalité. Quels axes de contrôle sont à privilégier : l’austérité financière ou le respect de l’État de droit ? La défense des services aux citoyens ou la diminution drastique des dépenses publics ? L’enjeu est capital. Il est éthique autant que politique.
L’Europe unie est à la croisée des chemins et devant un dilemme. À nous de poser – en conscience et dans une démarche de responsabilité – les choix qui s’imposent pour que l’Europe de demain fasse signe vers la paix, la solidarité, la justice et le progrès social ; fasse signe, également, vers la démocratie et la citoyenneté. Nous avons le devoir de bâtir une Europe plus humaine, plus fraternelle, ouverte sur le monde et la pluralité des cultures ; une Europe compréhensible par celles et ceux qui l’habitent et fondée sur la valeur de proximité ; une Europe plus créative et plus respectueuse des personnes migrantes ; une Europe capable, enfin, de repenser le fonctionnement de l’espace Schengen et de refonder son rapport aux frontières dont l’épidémie de Covid-19 a montré qu’il était largement problématique.
C’est une question de survie !
Par André Flahaut, Ministre d’État, Député fédéral, et Bernard Hayette, Professeur invité à l’IHECS
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