Philippe Lamberts
Pour une Banque centrale au service du citoyen
7500 euros : c’est le montant que chaque citoyen de la zone euro aurait perçu si la Banque centrale européenne (BCE) avait distribué directement à la population les 2,6 trillions d’euros qu’elle a préféré injecter dans les marchés financiers depuis 4 ans.
Ce chiffre choc, révélé par l’ONG Positive Money Europe, pose une question à la fois simple et radicale : la politique monétaire ne serait-elle pas plus efficace si l’argent nouvellement créé était directement versé aux ménages européens ?
En déversant des milliers de milliards d’euros dans le système financier depuis 2015, la BCE a certes contribué à enrayer la crise de l’euro. Le revers de la médaille, c’est que tout cet argent supplémentaire n’a irrigué l’économie réelle que dans une proportion infime. C’est ce qui explique d’ailleurs pourquoi la BCE ne parvient pas à atteindre son objectif premier, à savoir : viser un taux annuel d’inflation proche de 2 %.
Où l’argent est-il parti alors ? Il est essentiellement allé gonfler les prix de toutes sortes d’actifs financiers. À tel point que la politique monétaire de la BCE a conduit à un accroissement des inégalités entre les citoyens : ce sont surtout les riches qui ont bénéficié de la hausse des cours de bourse et des prix de l’immobilier, alors que les bas revenus ont subi les restrictions budgétaires imposées par les gouvernements européens. Ainsi, l’argument de la BCE selon lequel les taux bas profitent aussi aux plus jeunes désireux d’acquérir un premier logement est illusoire puisque la baisse des taux est compensée par une augmentation des prix de l’immobilier. Certes les taux des crédits sont plus bas, mais il faut s’endetter deux fois plus et pour plus longtemps…
la présidente désignée de la BCE
En prenant ses fonctions à la tête de la BCE le 1er novembre prochain, Christine Lagarde devra remédier à ce bilan social négatif. Auditionnée début septembre par les eurodéputés, elle est restée vague à ce sujet : si elle n’a pas évoqué explicitement l’idée de verser gratuitement de l’argent aux ménages européens, la successeure de Mario Draghi n’a pas écarté pour autant la possibilité de recourir à l’avenir à de nouveaux outils non-conventionnels.
Mais la lutte contre les inégalités est loin d’être le seul défi qui l’attend.
Concernant l’enjeu climatique, l’institution francfortoise affiche également un très mauvais bulletin. Dans ce domaine, son logiciel est resté bloqué dans les années 1950. De rapides mises à jour seront nécessaires à Mme Lagarde pour verdir la politique monétaire.
Un seul chiffre permet de mesurer l’étendue du problème : plus de 60 % des titres achetés par la BCE ont financé des entreprises travaillant dans les secteurs économiques les plus émetteurs de gaz à effet de serre [1].
Des multinationales comme Total, Daimler ou BMW ont, par exemple, bénéficié de la politique de rachats de dettes privées menée par la BCE. À l’inverse, les secteurs de l’économie verte sont sous-représentés.
C’est aberrant. Et c’est surtout irresponsable de la part d’une institution aussi puissante que la Banque centrale européenne.
Lors de son audition au Parlement, Christine Lagarde a néanmoins tenu des propos encourageants par rapport à l’enjeu climatique.
À titre personnel, elle s’est prononcée en faveur de l’intégration de la lutte contre le changement climatique dans le mandat de la BCE. Elle s’est également montrée ouverte à l’idée de réorienter le bilan de la Banque vers des actifs verts, pour autant qu’une définition claire de ce qui est durable soit adoptée au niveau européen. Enfin, elle a reconnu que la BCE devra progressivement éliminer les titres financiers des entreprises polluantes qu’elle détient dans son bilan.
Pour engager la BCE sur la voie de la lutte contre le changement climatique, Mme Lagarde devra néanmoins obtenir le consentement des 24 membres du conseil des gouverneurs de l’institution, ce qui est une gageure [2].
Parallèlement aux défis sociaux et environnementaux, Christine Lagarde fera face à un troisième enjeu de taille : améliorer la responsabilité démocratique de l’institution.
Dans la foulée de la crise de la zone euro, la BCE a considérablement élargi ses fonctions et ses moyens d’action. Mais ces pouvoirs accrus n’ont pas été accompagnés d’un renforcement des règles en matière de transparence, d’intégrité et de responsabilité de la Banque.
Pour y remédier, Mme Lagarde devra rapidement adopter des mesures visant à prévenir les conflits d’intérêt pouvant toucher les membres du directoire, à rendre public les réunions organisées avec des lobbyistes, ou encore à publier ses décisions et recommandations. De même, il lui faudra impliquer plus étroitement le Parlement européen et la société civile aux débats sur la future révision du cadre monétaire.
Seul l’avenir nous dira si Mme Lagarde aura été en mesure de joindre la parole aux actes pour répondre à ce triple défi qui attend la BCE
[1] BATTISTON, S., MONASTEROLO, I., March 22st, 2019, « How could the ECB’s monetary policy support the sustainable finance transition? », https://www.finexus.uzh.ch/en.html
[2] Certains membres du conseil des gouverneurs pourraient éprouver des difficultés à s’écarter du principe de « neutralité de marché » auquel s’est tenue jusqu’à présent la BCE : celui-ci contraint la Banque à acheter les actifs financiers qui sont sur les marchés de manière proportionnelle, sans favoriser certains secteurs aux dépens d’autres. Or, ce sont les plus carbonés qui dominent l’économie.
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