Le surtourisme menace même la plage de Zorba le Grec
Dans le hameau où fut tourné le célèbre film, les habitants craignent de voir un hôtel et une station de pompage troubler encore plus le site. Mais le tourisme est le poumon de l’économie locale.
Dans le hameau de Stavros, à la pointe nord de la Crète, l’été touche à sa fin mais pour les touristes, un rituel demeure: celui des photos souvenirs sous le panneau «Zorba’s beach». Zorba le Grec, l’un des plus fameux films hellènes, a donné son nom à cette plage. Réalisé en 1964 par Michael Cacoyannis d’après le roman de Níkos Kazantzákis, et récompensé par trois Oscars en 1965, il a popularisé ce village où la plupart des séquences ont été tournées, notamment la scène finale où Basil, interprété par Alan Bates, implore Anthony Quinn, alias Zorba, de lui apprendre à danser. Ils se lancent alors dans un sirtaki, sur une musique et une chorégraphie créées pour l’occasion. L’air est érigé en emblème national; le film devient une incarnation de la simplicité et de la joie de vivre grecques. Mais les touristes qui enchaînent les clics savent-ils que, depuis quelques mois, la légèreté de la danse a cédé le pas à la colère des habitants?
Plage à vendre
Il faut se rendre à quelque 700 mètres de la plage de Zorba pour comprendre la première raison. «En novembre 2022, j’ai vu débarquer un bulldozer, qui s’est mis à creuser dans le sable, j’étais sous le choc, lance Malika Tzamaridaki, propriétaire d’une taverne sur la plage de Pachia Ammos. Nous avons appris la raison des travaux en parlant avec l’ingénieur: la municipalité veut relier les maisons au tout-à-l’égout et construire une station de pompage des eaux usées», déroule cette Française installée en Crète depuis plus de 30 ans, et membre de l’association pour la défense de l’environnement de Stavros. Parallèlement, les habitants font une autre découverte, sur Internet cette fois. Les sites de différentes agences immobilières internationales annoncent la mise en vente d’un terrain d’environ 175.000 m², à Stavros. Les photos du lieu et les légendes sont explicites: «Un morceau de l’histoire grecque à vendre», «Sur les traces de Zorba le Grec» ou encore «Un emplacement magique»… Or, «cette montagne cumule une somme d’histoires, narre Sotiris Marinakis, un habitant de Stavros, en pointant du doigt l’imposant roc qui domine la mer. Il y avait ici une grotte qui comportait les trésors des pirates. C’est dans celle-ci que se sont réunis les révolutionnaires, en 1821, quand ils ont commencé la lutte des Grecs pour se libérer de l’Empire ottoman…» Toujours est-il que, lorsque les habitants apprennent qu’un hôtel devrait y être implanté, ils font vite le lien avec la station de pompage.
Panagiotis Simandirakis, le maire de La Canée dont dépend le hameau, réfute ce point de vue. «Le raccordement au tout-à-l’égout des constructions aurait dû être effectué depuis longtemps et la station de pompage déjà mise en place pour pouvoir envoyer les eaux usées vers la station d’épuration. Aujourd’hui, toutes les eaux usées finissent dans la mer!», affirme-t-il. Confiant, il ajoute: «Quand tout sera terminé, personne ne saura rien de l’endroit où cette station est implantée, personne n’entendra rien de son fonctionnement et personne n’en sentira le moindre effluve.» Il ne convainc pas les habitants qui estiment que les procédures de consultation publique n’ont pas été respectées, preuve qu’il s’agit, à leurs yeux, de servir des projets de constructions plus que leurs besoins. «Tant lors de la conception, de l’appel d’offres que de l’exécution du projet, la législation est strictement respectée», rétorque Niki Apostolaki, la directrice de Deyah, la société municipale des eaux de La Canée. Pour elle, «non seulement, ce projet améliore la qualité de vie des résidents et des visiteurs de la région, mais il protège également de manière substantielle l’environnement».
«Une espèce protégée de tortues viennent établir leur nid ici.»
Trésor environnemental
Les habitants craignent pour la quiétude de leur «petit paradis», selon les mots de Malika Tzamaridaki. «Le paysage est magnifique, les eaux cristallines. Les touristes qui connaissent le lieu reviennent, séduits par ce calme, cette ambiance. Des tortues Caretta caretta, une espèce protégée, viennent même y établir leur nid.» En outre, Emmanouil Manoutsoglou, professeur de géologie à l’université polytechnique de Crète, a découvert sur ce bout de côte «une forêt pétrifiée particulièrement importante pour l’histoire. Elle peut donner, par exemple, des indications sur les types d’arbres qui la composaient, sur l’évolution du climat…», prévient-il. Quant à Sotiris Marinakis, qui pratique la plongée, il précise que «dans ces eaux, se trouvent des herbiers de posidonie, une plante endémique de Méditerranée essentielle pour l’écosystème». La posidonie contribue «à l’oxygénation de l’eau, au stockage de carbone, à la production de matière organique, à la stabilisation des fonds et à la réduction de la vitesse des courants, ce qui, mécaniquement, limite l’érosion côtière»; elle est aussi une «source de nourriture ainsi qu’une zone de frayère et de refuge pour de nombreux organismes», indique l’Office français de la biodiversité. Ces herbiers sont, normalement, protégés par des conventions internationales (de Berne et de Barcelone). Enfin, ce petit bout de côte entre la plage de Zorba et celle de Pachia Ammos abrite également une carrière d’où les Vénitiens ont extrait les pierres pour construire La Canée.
En quelque sorte, à Stavros, deux visions s’affrontent autour de l’enjeu touristique. Pour la Crète, ce secteur est une manne financière importante: en 2023, 5,5 millions de touristes ont visité l’île, et 50% du PIB régional est généré par cette activité, confie le maire. En Grèce, les touristes ont même atteint un record de 34 millions l’an dernier. «Tout le monde parle du surtourisme, mais nous, nous parlons de construire un nouvel hôtel», ironise Sotiris Marinakis. Pour lui, «la lutte contre la station de pompage est devenue la priorité numéro un. Bien sûr, nous voulons être reliés au tout-à-l’égout. Mais c’est une aberration de construire la station de pompage à cet endroit». Dans le film, Zorba n’est jamais parvenu à créer le téléphérique de ses rêves. Comme si, déjà, dans le village, les travaux étaient maudits.
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