Carte blanche
« Pêche et oppression: pourquoi nominons-nous Nasser Zafzafi pour le prix Sakharov? »
28 octobre 2016. C’est la nuit du vendredi au samedi. Mohsine Fikri, vendeur de poissons, quitte avec deux collègues la ville portuaire d’Al Hoceima avec leur cargaison de poissons du jour. Au port, il venait de marchander 500 kg d’espadons que les pêcheurs avaient capturés quelques heures plus tôt. Une fois la cargaison soigneusement chargée dans sa voiture, il passe comme d’habitude devant le poste de douane. Mais la, il y a un problème !
Les douaniers font remarquer que l’espadon ne peut être capturé pendant cette période de l’année. Ce jour-là, le poisson figure au menu de nombreux restaurants et bistros, de Marrakech à Fès en passant par Tanger. Même à Al Hoceima, situé au nord du Maroc dans le Rif militarisé et délaissé, la vente de ce poisson populaire est tolérée comme si de rien n’était. La politique de tolérance en demi-teinte rend les pêcheurs et les marchands particulièrement vulnérables à l’arbitraire et à la corruption. Cette nuit-là, les douaniers demandent un pot-de-vin considérable, une somme que Mohsine ne peut ou ne veut pas payer aux officiers corrompus.
En représailles, les douaniers jettent le stock de poissons dans une benne à ordures, une grosse machine à broyer comme nous en avons également en Belgique et aux Pays-Bas. 500 kg de poissons, tout un capital ! Mohsine et ses deux compagnons sautent dans la benne pour sauver leurs marchandises. C’est le début de l’acharnement ! Les camarades de Moshine parviennent encore à s’échapper de la benne à ordures et entendent un douanier crier : « Écrasez cette merde ! » La machine à broyer est mise en marche. Un « suicide », selon la version officielle des autorités marocaines ! La vidéo des événements prise par les personnes présentes fait le tour du monde.
Il s’ensuit des mois de protestations contre la corruption, l’arbitraire, la discrimination, l’isolement et la violence contre les Rifains. À leur tête, Nasser Zafzafi, un leader charismatique et éloquent. Le Rif est une région montagneuse, rurale et économiquement marginalisée qui est sous contrôle militaire du gouvernement marocain depuis un soulèvement d’indépendance dans les années 1950. La mort du vendeur de poissons symbolise la politique de marginalisation que vivent les Rifains : une violence aveugle, un système judiciaire injuste, un chômage démesuré, la pauvreté, un manque d’accès à l’éducation et des soins médicaux de piètre qualité. Les manifestants ont regroupé leurs préoccupations dans un ensemble d’exigences adressées aux autorités.
Il y a deux ans, la vie de Nasser Zafzafi, 39 ans, était semblable à celle de nombreux Rifains : chômeur, sans diplôme, sans perspectives, mais ayant une belle famille. La mort de Mohsine a changé sa vie. Grâce à son charisme et à son talent pour mettre clairement le doigt sur la plaie, il a inspiré les Rifains à descendre dans la rue. Il leur a donné l’espoir que des manifestations pacifiques pourraient faire pression sur le gouvernement pour qu’il offre aux jeunes du Rif des perspectives, leur permette d’étudier, crée des emplois et donne aux citoyens l’accès à des soins médicaux abordables. Il leur a donné l’espoir que l’État marocain ferait son travail.
Aujourd’hui, la justice marocaine l’a condamné, avec trois autres militants, à 20 ans de prison. Avant la décision judiciaire cet été, Il a été détenu préventivement pendant un an, enfermé dans une cellule d’isolement; ses amis, sa famille et son avocat ne peuvent lui rendre visite. Amnesty International et Human Rights Watch ont réagi vigoureusement. Les autorités marocaines ont réagi avec une violence disproportionnée aux actions de protestation qui, selon les observateurs internationaux, étaient légales et relativement pacifiques. Avec Nasser Zafzafi, 400 autres militants ont été arrêtés. L’avocat de Nasser Zafzafi a dû à son tour fuir en Europe. Une cinquantaine d’autres manifestants ont été condamnés à des peines allant jusqu’à 15 ans. Des observateurs internationaux n’ont pas accès au rif, mais font état d’actes de torture infligés aux détenus et soupçonnent que les aveux utilisés lors du procès ont été obtenus par des méthodes illégitimes.
Pour encourager le mouvement populaire dans le Rif et signifier aux autorités marocaines que des manifestations pacifiques doivent être autorisées dans un État de droit démocratique, nous nominons Nasser Zafzafi pour le prix Sakharov 2018. Ce prix prestigieux est décerné chaque année à un défenseur des droits de l’homme par le Parlement européen. Nasser Zafzafi est notre candidat en raison de son courage, de sa combativité et de sa persévérance et en tant que signal aux autorités marocaines que l’Europe rejette avec insistance le traitement inhumain des militants. Avec sa nomination, nous voulons également porter notre attention sur tous les autres militants qui ont fini en prison et sur le vendeur de poissons, Mohsine Fikri, qui, dans la nuit du 28 au 29 octobre 2016, a perdu non seulement son gagne-pain, mais aussi sa vie dans un camion à ordures.
Une carte blanche signée par Kathleen Van Brempt (sp.a/S&D), Kati Piri (PvdA/S&D), Bart Staes (Groen/Greens-Efa) et Judith Sargentini (GroenLinks/Greens-Efa)
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