Markus Söder, l’épine dans le pied de Merkel
En Bavière, la CSU, le parti conservateur allié de la chancelière allemande, a perdu la majorité absolue. Un défi pour son nouveau leader. Et pour Merkel.
De son court passé de journaliste de la télévision publique bavaroise, au début des années 1990, juste après ses études de droit, Markus Söder, ministre-président de Bavière, a appris l’importance des images et de la mise en scène. Les selfies ne manquent pas sur son compte Instagram : Markus Söder en meeting, Markus Söder levant sa Mass de bière (une chope d’un litre) à l’Oktoberfest, Markus Söder fan de Star Wars, Markus Söder jeune, Markus Söder jouant au tennis, Markus Söder avec des enfants, avec des chiens, avec le pape, et même avec Angela Merkel.
Toutefois, en ce qui concerne celle-là, si on se donne la peine de chercher, les photos sont vieilles d’un quart de siècle ! En Bavière, ces temps-ci, les conservateurs n’aiment guère s’afficher avec la chancelière, malgré l’alliance ancienne entre les deux Unions chrétiennes, démocrate (CDU) d’un côté, sociale (CSU) de l’autre. Cette dernière, qui n’est présente qu’en Bavière, un des Länder les plus riches et les plus peuplés d’Allemagne, joue depuis longtemps de son influence régionale. Partenaire incontournable de la CDU, dont elle occupe le flanc droit, elle est habituée à disposer d’importants portefeuilles ministériels à Berlin.
Côté image et mise en scène, toujours, Söder ne rate jamais le traditionnel carnaval annuel de Veitshöchheim. Alors que d’autres dirigeants de la CSU s’y montrent en smoking, lui se déguise en Shrek, en Gandalf ou en Marilyn Monroe. Lors de la dernière édition, en février 2018, ce géant de 1,94 mètre avait revêtu les habits de Léopold, prince régent et héritier du royaume de Bavière au xixe siècle. Tout un symbole, à l’approche des élections législatives régionales du 14 octobre, où ce personnage un brin fantasque était le joker de la CSU.
Les stands à bière, comme un « second salon » et un « temple politique » pour Söder.
Les électeurs ont moins goûté la plaisanterie que les amateurs de carnaval : le 14 octobre, ils ont sévèrement sanctionné la CSU dans son fief. Celle-ci a obtenu 37,2 % des voix. Pas mal, sans doute, mais loin du score de 2013, quand l’Union chrétienne-sociale avait recueilli 47,7 % des suffrages. Celle-ci va être obligée de chercher des partenaires pour gouverner. Une humiliation pour un parti habitué à dicter sa loi dans la région. La chute de ce parti traditionnellement allié est un nouveau coup dur pour Angela Merkel, dont le quatrième mandat est secoué par des crises à répétition.
Alors que tout autre responsable allemand aurait sans doute été prié de partir, Markus Söder aura la chance inouïe de former le prochain gouvernement régional, car le responsable vers lequel tous les regards se tournent au sein du parti a, en fait, déjà quitté son poste, après dix ans à la tête du Land. Il s’agit du patron de la CSU, Horst Seehofer, âgé de 69 ans. Son autorité est de plus en plus contestée en interne. En mars, nommé ministre de l’Intérieur à Berlin, il a préféré céder son fauteuil de ministre-président à Söder, afin d’éviter une nouvelle secousse après le choc de septembre 2017.
Face à l’extrême droite, La CSU a paniqué
La CSU avait alors réalisé le pire score de son histoire aux élections fédérales, tandis que le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) faisait une entrée fracassante au Bundestag. Jusqu’alors, la CSU, plus conservatrice que la CDU, avait toujours réussi à attirer les électeurs de la droite dure. La voilà désormais concurrencée par l’AfD, qui a su exploiter la peur envers les réfugiés après la vague migratoire de 2015-2016. Dès lors, les conservateurs ont commencé à paniquer à l’idée de perdre leur sacro-sainte majorité absolue au Landtag, le parlement de Bavière, à Munich. Le 14 octobre, leur crainte s’est concrétisée, pour la deuxième fois depuis 1962.
Diriger la région, Markus Söder en rêve depuis sa jeunesse. Tous les Bavarois ou presque connaissent sa légende. » A 16 ans, Markus avait placardé l’affiche de Franz Josef Strauss (figure emblématique de la CSU, ministre-président de la région de 1978 jusqu’à son décès, en 1988) au-dessus de son lit « , se remémore Fritz, un de ses anciens voisins, croisé à Nuremberg, la ville où il est né, en 1967. » Il a toujours été un homme très politique, confie Harald Fichtner, un ex-camarade d’amphi à l’université Friedrich-Alexander d’Erlangen-Nuremberg, lui aussi membre de la CSU. On a su très tôt qu’il ne voulait pas seulement faire carrière, il voulait aussi changer les choses. » Ambitieux, gros bosseur, le nouveau leader a gravi rapidement les marches du pouvoir : élu député au Landtag à 27 ans, il devient secrétaire général de la CSU onze ans plus tard, puis ministre de Bavière à 40 ans – Affaires fédérales et européennes en 2007, Environnement et Santé en 2008, Finances, Développement régional et Patrie en 2011 -, ministre-président à 51 ans…
Epoux de la fille d’un puissant industriel bavarois, spécialisé dans les produits électriques, l’homme ne vient pas d’un milieu bourgeois. A sa naissance, ses parents habitent un quartier populaire de Nuremberg proche des usines Siemens, où résident encore aujourd’hui de nombreux travailleurs immigrés turcs, polonais et roumains. Plus tard, la famille Söder élira domicile un peu plus loin, dans une zone pavillonnaire. » (Le ministre-président) raconte volontiers avoir grandi dans un milieu ouvrier, témoigne Roman Deininger, journaliste au Süddeutsche Zeitung et coauteur d’une biographie remarquée (1). Ce n’est pas inexact, sauf que son père, Max, était le patron d’une petite entreprise employant une dizaine de salariés. Il exagère souvent sa propre histoire. »
Une autre anecdote témoigne du culot du futur responsable politique. » A 16 ans, simple membre de la section jeunes de la CSU, il n’a pas hésité à s’inviter dans une fête associative de Nuremberg en demandant à percer le tonneau de bière, c’est-à-dire à en proclamer l’ouverture, raconte Roman Deininger. Comme il n’y en avait pas, il l’a apporté lui-même ! » Pendant la campagne régionale, Söder a mis un point d’honneur à visiter la quarantaine de villes où il y avait des festivités, dont, bien sûr, l’Oktoberfest à Munich, avec leurs inévitables Bierzelte. Ces stands à bière, si populaires de ce côté-ci du Rhin, sont pour lui comme un » second salon » et un » temple politique « , raconte encore Deininger. Selon ses calculs, en un an, Markus Söder aurait animé plus de 1 000 réunions et parcouru 100 000 kilomètres à travers la Bavière.
Avec ce bateleur infatigable, issu de l’aile dure de la CSU, qui, en meeting, ne cesse de flatter la fierté d’être bavarois, les conservateurs espéraient avoir trouvé leur sauveur, celui qui retiendrait les électeurs déçus. » Il a commencé tambour battant en présentant un programme en 100 points, allant du high-tech à la famille, en passant par un ambitieux projet spatial, relève Gerhard Hirscher, de la fondation Hanns-Seidel, proche de la CSU. Après un tel feu d’artifice, qui a étonné jusque dans les rangs de l’opposition, les sondages sont allés dans le bon sens. Toutefois, ce sont alors les problématiques migratoires qui ont ensuite retenu l’attention. »
Tandis qu’à Berlin » Crazy » Horst Seehofer tapait comme un sourd sur la politique d’Angela Merkel, Söder prenait des mesures pour contrer l’AfD, quitte à donner l’impression, assez maladroite, de s’aligner sur ses positions. En mars dernier, il annonçait la création d’une police régionale aux frontières, forte d’un millier d’hommes. Quelques jours plus tard, il décidait qu’un crucifix ornerait le hall d’entrée de tous les bâtiments publics – comme c’est le cas dans de nombreuses écoles du Land. L’initiative a été vertement critiquée par la plupart des institutions religieuses, criant à la récupération politique d’un symbole religieux. En mai, une nouvelle loi sur la sécurité étendait les pouvoirs de la police en matière de surveillance. Le mois suivant, Markus Söder présentait un » plan pour l’asile « , prévoyant que la Bavière affrète elle-même des charters pour expulser les étrangers en situation irrégulière.
Nous ne laisserons pas Seehofer et Söder transformer la CSU en une sorte d’AfD light.
L’accent mis sur les questions identitaires et sécuritaires, ainsi que les propos de Seehofer sur » l’immigration, mère de tous les problèmes de l’Allemagne « , a fini par choquer l’électorat modéré. Afin de contrebalancer cette tendance, Stephan Bloch, un jeune consultant en marketing, a créé une sorte de courant interne, baptisé l’Union du centre, qui revendique 1 800 membres. » L’image de la CSU est en train de changer, déplore-t-il. Elle perd le contact avec les gens et leurs préoccupations. Si elle veut rester un parti populaire, elle doit parler à tout le monde. Avec leurs déclarations populistes, Seehofer et Söder poussent le mouvement à adopter des positions très conservatrices. Nous ne laisserons pas faire, s’ils essaient de transformer le parti en une sorte d’AfD light. » Avec sa loi sur la sécurité, le ministre-président de Bavière a aussi réveillé la gauche. Ces derniers mois, quatre manifestations ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes dans les rues de Munich.
La CSU a senti le vent tourner un mois avant le scrutin. Le candidat Söder, habitué à changer de masque, en a soudain appelé aux mânes de son mentor, Franz Josef Strauss, le » Taureau de Bavière « , qui disait : » Il n’y a pas de place pour un parti démocratique à la droite de la CSU. » Les violentes manifestations d’extrême droite dans la ville de Chemnitz, en septembre, ont tout changé. L’AfD est désormais clairement désignée comme l’adversaire à battre. Trop tard pour un tel revirement : les électeurs ont sanctionné cette stratégie droitière. Des centaines de milliers de sympathisants ont préféré voter pour les Verts (17,5 %) ou le parti libéral conservateur bavarois Freie Wähler (11,6 %). L’AfD, quant à elle, a obtenu un score limité : 10,2 %. Des voix pourraient s’élever pour réclamer la démission de Seehofer de la tête du parti. Claire Demesmay, de l’Institut allemand de politique étrangère, confirme : » Le jeu de Seehofer, contredisant Merkel, la mettant sous pression, lui lançant des ultimatums… Cela ne se fait pas dans la politique allemande. C’est contre tous les codes. »
Il y a plus grave : face à l’extrême droite, la CSU a donné l’impression de naviguer à vue. » Les gens attendent des politiques une vision à long terme, analyse Werner Weidenfeld, professeur au Centre de recherche politique appliquée de Munich. Hans-Dietrich Genscher, quand il était vice-chancelier, dans les années 1980, venait régulièrement déjeuner avec Franz Josef Strauss. Il reconnaissait à ce dernier des capacités visionnaires. Aujourd’hui, personne ne dessine de perspectives. Markus Söder a démontré sa flexibilité, mais quel est son ancrage idéologique ? » Pour Gerhard Hirscher, c’est certain : » La CSU va devoir se réinventer après l’élection. » Söder en sera l’un des acteurs.
Des relations plus tendues avec « Mutti » ?
Quant à Angela Merkel, elle pourra affirmer que l’attaquer n’est pas une stratégie gagnante. Une CSU moins arrogante n’est pas pour lui déplaire. Mais la chancelière est tellement affaiblie qu’elle ne peut se satisfaire d’avoir un partenaire en crise. » Un mauvais résultat de la CSU risque de contribuer à tendre davantage les relations avec Merkel, relève Henri Ménudier, professeur émérite des universités et expert de l’Allemagne. Les deux alliés pourraient se rejeter la responsabilité. Est-ce que ces tensions peuvent conduire à une rupture de la coalition ? » Alors que sa présence n’était pas désirée pendant la campagne, » Mutti » est tout de même venue en Bavière, le 30 septembre, mais pour un colloque, à l’invitation de Theo Waigel, qui représente le courant libéral de la CSU. Markus Söder aussi était là. Comme si de rien n’était.
Par Romain Rosso.
(1) Markus Söder. Politik und Provokation, par Roman Deininger et Uwe Ritzer (non traduit).
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