Philippe Jottard
« L’Europe doit prendre son destin en main »
Victoire de la démocratie et défaite de la démagogie, tel est le sens de l’élection de Biden ! Des relations plus apaisées se rétabliront avec l’Europe et, espérons-le, une meilleure coopération transatlantique. Les Etats-Unis resteront cependant une puissance hégémonique qui défendra naturellement d’abord ses intérêts. Or défis et menaces s’accumulent à l’extérieur comme à l’intérieur de l’Europe. Les Européens ne peuvent plus se complaire dans le rôle de faibles et myopes protégés de Washington. Faute de nouvelles avancées fédérales, l’avenir de l’Europe est sombre.
L’Otan a assuré efficacement la défense européenne depuis plus de deux générations mais cette garantie principalement américaine a amené les Européens à se reposer excessivement sur les efforts de leur allié et à négliger les leurs propres. La Russie avec un PIB équivalent à celui de l’Italie et un budget de défense sept fois inférieur à celui des Etats-Unis est une puissance militaire qui se fait respecter. Que les Européens bien plus riches ne puissent assurer leur autonomie stratégique est inacceptable même si l’explication se trouve dans leur désunion et d’une certaine façon dans la protection américaine. Pour parler d’égal à égal avec Washington et cesser d’être des partenaires juniors au sein de l’Alliance atlantique, de sérieux efforts budgétaires, pénibles d’ailleurs pour des économies affaiblies par la pandémie, ne suffiront pas. L’Europe doit opérer une véritable révolution conceptuelle et institutionnelle, l’objectif à terme étant la création d’une armée européenne, une chimère évidemment pour des esprits obsédés par une grandeur nationale dépassée, la conviction de leur petitesse ou l’illusion d’une éternelle protection américaine. L’autonomie stratégique de l’Europe n’implique pas la disparition de l’Otan mais sa transformation en une alliance équilibrée. Parallèlement, la diplomatie européenne, après les progrès réalisés grâce au Haut-Représentant et au Service d’action extérieure, se doit d’opérer un nouveau saut qualitatif qui ne signifiera pas la disparition des diplomaties nationales.
La Chine a réalisé un exploit unique dans l’histoire en sortant en trente ans un demi-milliard de personnes de la pauvreté. Elle est devenue en peu d’années la première puissance commerciale mondiale et l’atelier du monde en profitant certes des techniques et des investissements étrangers. Simple à énoncer – rééquilibrage des échanges, relocalisation industrielle, protection des technologies – , la parade est autrement plus compliquée à mettre en oeuvre. Elle ne peut réussir qu’en conjuguant les efforts européens. Fort de ses succès, le modèle autoritaire chinois est aussi un défi mondial pour les démocraties occidentales. L’hystérie anti-chinoise n’est pas pour autant la réaction adéquate. La civilisation chinoise, la plus ancienne existante liée à un Etat, mérite le respect. A l’Europe unie de défendre ses intérêts et de relancer son industrie face à la puissance toujours croissante de Pékin.
La mondialisation a accru la richesse au niveau mondial. Elle a favorisé aussi la désindustrialisation d’une partie de l’Occident avec, on l’a dit, la délocalisation de la production vers la Chine et ailleurs. L’Europe a raté en outre la révolution informatique au profit des géants américains et asiatiques. Les conséquences outrancières de la mondialisation sont loin d’être seulement économiques. Le populisme signale en effet un malaise dans la démocratie que sa simple dénonciation par les élites ne permet pas de traiter. Il convient d’analyser lucidement les racines du problème et d’ y remédier, faute de quoi les extrémistes trouveront là un boulevard pour se rapprocher du pouvoir. Le fonctionnement de la démocratie représentative est clairement à la peine à l’heure des réseaux sociaux. En outre le sentiment d’insécurité sociale et identitaire notamment dans les couches populaires nourrit la polarisation. L’évolution démographique marquée par une natalité insuffisante ne peut trouver son remède unique dans une immigration mal ressentie dans les mêmes milieux. Pourtant nécessaire, celle-ci devra se montrer forcément plus sélective. Ajoutons qu’aucun Etat, ni l’U.E. ne peut fonctionner sans maîtriser le contrôle de ses frontières.
L’Europe a créé la modernité au terme d’un cheminement long et souvent douloureux. D’effroyables guerres de religion ont ensanglanté notre continent. Catholiques et protestants ont finalement fait la paix et accepté la modernité quand ils ne l’ont pas eux-mêmes favorisée. L’adaptation de l’islam à la modernité est l’une des grandes questions du XXIe siècle mais elle dépend au premier chef des musulmans. Il est de l’intérêt majeur des Européens de l’appuyer. Il importe d’encourager l’intégration et la sécularisation des Européens musulmans et d’empêcher, on ne le sait que trop, des Etats étrangers de diffuser parmi eux leur version passéiste ou militante de la religion. Le risque est la création d’une contre-société opposée à nos valeurs. Il existe en Europe un courant politique et intellectuel qui pratique la culture de l’excuse exonérant l’islamisme de ses aspects rétrogrades et de la violence. Les Européens musulmans qui militent pour la modernité, en font les frais. Au plan international, la politique de changement de régime a eu des conséquences dévastatrices au Moyen-Orient et en Europe. Les Européens n’ont pas non plus à prendre parti dans l’affrontement opposant sunnites et chiites.
La riposte commune de l’Europe aux effets désastreux de la pandémie a permis de limiter les dégâts et contribué à préserver malgré d’énormes difficultés notre modèle social, un de nos biens les plus précieux. La création d’une dette commune de l’Union marque même une avancée majeure. Sans l’action de la Commission, de la Banque centrale et l’Euro, plusieurs de nos Etats seraient à terre. L’Europe est en outre la première à lancer une politique continentale ambitieuse pour affronter le défi climatique. L’intégration a empêché le retour des guerres séculaires qui avaient fini par la mener par deux fois en quarante ans au bord du gouffre. A l’heure de la rivalité des Etats-continents, la poursuite de la construction européenne vers le fédéralisme est une évolution nécessaire qui ne mettra fin ni à nos nations, ni à nos Etats. Pour toutes ces raisons, rejetons le dénigrement permanent des institutions européennes pratiqué par les populistes de droite comme de gauche.
L’Europe est un projet politique qui se nourrit d’une civilisation. Elle a accouché de la modernité mais a produit aussi des abominations comme l’holocauste ou des idéologies meurtrières. Ce n’est pas une raison cependant pour pratiquer l’auto-flagellation ! Sans nationalisme eurocentrique, soyons fiers d’être Européens, de vivre dans ce magnifique continent. Cultivons un patriotisme européen qui renforce le patriotisme national. Soyons attachés sans nombrilisme à nos langues. Apprenons celle de nos voisins et maintenons cet autre bien exceptionnel, la diversité culturelle qui fait notre richesse commune.
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