Leur vie est un feuilleton : Bernard Pivot, mon beau-père, ce héros
Acteur de théâtre, président du Goncourt, écrivain, adepte de Twitter… Bernard Pivot, 83 ans, est la preuve vivante qu’une vie existe après la célébrité cathodique et que la vieillesse n’empêche pas l’action. A condition de rester un éternel curieux.
Episode 1 – Où Bernard Pivot saute dans le vide, parce qu’à 65 ans c’est » encore possible »
Disons les choses d’emblée, je suis, l’auteur de cet article, le gendre de Bernard Pivot. Celui des deux qu’il a remercié, dans son livre Les tweets sont des chats, pour l’avoir initié aux petits mystères des réseaux sociaux ; l’autre, le kiné, a un rôle autrement plus précieux, qui soulage de ses mains les petits bobos d’un octogénaire dans la force de l’âge, dont parfois, inévitablement, le corps grince. Les pages qui suivent ne dressent pas le portrait de l’animateur d’ Apostrophes, ce » passeur de littérature » qui a rendu familiers aux téléspectateurs les plus grands écrivains du siècle dernier, mais racontent l’histoire subjective d’un homme qui, à l’époque de notre rencontre, au début des années 2000, avait décidé de prendre sa retraite en pleine gloire et de vivre, comme il le dit aujourd’hui, » une seconde vie, parce que, à 65 ans, c’est encore possible et à 75, c’est trop tard « . Celle d’un homme de 83 ans, désormais, qui vit comme s’il avait 30 ans, et dont le rapport au temps qui passe et à la vieillesse m’interpelle.
Son histoire recommence donc en 2001. Cette année-là, malgré l’insistance de la patronne de France 2, Michèle Cotta, et d’une belle brochette d’intellectuels qui vont jusqu’à lui lancer un appel dans Le Journal du dimanche, Bernard Pivot décide unilatéralement de mettre un point final à Bouillon de culture, l’émission, hebdomadaire également, qui a succédé quelques années plus tôt à Apostrophes. La raison qu’il invoque est aussi lumineuse qu’anachronique dans un milieu, la télévision, où l’on ne lâche pas facilement son fauteuil Starck et la notoriété qui va avec, immense dans son cas : » Je me suis dit, mon p’tit Bernard, si tu ne veux pas finir en professeur grincheux, il est temps de passer à autre chose. »
C’est un type qui ne supporte pas qu’on bride sa liberté. Il a étendu cette exigence à l’ensemble du Goncourt
Autre chose ? Ses fameuses dictées, qu’il poursuit jusqu’en 2005, et un peu de petit écran, une fois par mois seulement, sur une chaîne moins prestigieuse, où il rencontre des personnalités à la double appartenance culturelle et nationale. Double Je durera quatre ans. » Je posais toujours les mêmes questions, j’ai fini par me lasser. » Surtout, il passe de l’autre côté du miroir, où il ne s’est jusque-là aventuré qu’une fois, pour un roman de jeunesse, L’Amour en vogue, sur lequel il préfère ne pas s’étendre. Bernard Pivot se met à écrire. Des livres (1). » Une sorte d’espièglerie tardive « , s’amuse-t-il. Trois ans de travail pour le premier, son Dictionnaire amoureux du vin. » Olivier Orban, le directeur de Plon, m’avait invité à déjeuner, se souvient-il. J’étais persuadé qu’il allait me proposer le football et j’étais décidé à refuser. Quand il m’a parlé du vin, j’ai été sidéré. J’ai pensé à mon enfance dans le Beaujolais, à Baudelaire. L’idée m’est apparue très bonne, j’ai dit oui. » Bonne pioche, pour l’auteur et l’éditeur. Son hommage à Bacchus reste, à ce jour, le plus gros succès de la collection. Le pli est pris. Depuis, Pivot enchaîne : Les Mots de ma vie ; Oui, mais quelle est la question ? ; Au secours ! Les mots m’ont mangé ; La mémoire n’en fait qu’à sa tête…
En 2004, le monde de la littérature lui réserve une nouvelle surprise. Et pas à lui seulement. Un coup de tonnerre ébranle les murs lambrissés de Drouant, le restaurant où le jury de l’académie Goncourt se réunit tous les premiers mardis du mois. Ses membres l’invitent à siéger avec eux, deux ans à peine après qu’il eut accepté de rejoindre le prix Interallié. Il s’assiéra devant le » premier couvert « , où l’ont notamment précédé Alphonse Daudet, Colette, Jean Giono, Bernard Clavel, André Stil, mort en septembre. En octobre, Bernard Pivot est élu à sa place. C’est une première qui résonne. En un siècle, jamais un non-écrivain n’avait été appelé à voter pour le plus grand des prix littéraires francophones. Plus fort, il s’agit d’un journaliste à la réputation d’incorruptible, qui devrait déranger le jeu de » combinazione » d’où sortent un peu trop souvent vainqueurs les mêmes, les pouliches de l’écurie » Galligrasseuil « , ce tout-puissant trio composé de Gallimard, de Grasset et des éditions du Seuil. Incorruptible, vraiment ? L’anecdote est rapportée par Guillaume Allary, jeune directeur de la maison du même nom, qui a édité l’un de ses livres, Au secours ! Les mots m’ont mangé. Tous deux avaient pour ami l’éditeur Jean-Claude Lattès, disparu en janvier dernier. » C’était deux superpotes, vraiment. Très, très proches. Pourtant, aucun auteur de Jean-Claude n’avait jamais été invité chez Pivot. Il a fini par lui demander pourquoi. La réponse de Bernard ? « J’attends qu’un de tes livres me plaise. » »
Donc, Pivot promet : il ne s’est jamais laissé influencer à la télé, ce n’est pas pour commencer maintenant, Goncourt ou pas. De la transparence, la fin des arrangements, des jurés désormais irréprochables, les choses vont changer. Il mène la réforme, au pas de charge. En quelques mois, l’image s’éclaircit. Les Goncourt ont raté Gide, Camus, Céline, Yourcenar, Cohen, Sagan, Le Clézio ? Emmenés par le nouveau collègue, les jurés commencent par récompenser Laurent Gaudé, dès 2004. Il n’est publié par aucun des trois géants parisiens, mais par une petite maison provinciale, Actes Sud. Tout un symbole. Puis ils couronnent Jonathan Littell, pour ses monumentales Bienveillantes ; Michel Houellebecq, le paria ; Marie NDiaye et Leïla Slimani, femmes et d’origine africaine ; même Pierre Lemaitre, auteur de polars à succès, une marque d’infamie jusque-là. Avec le virtuose Au revoir là-haut, en 2013, il signe l’une des plus belles ventes de l’histoire du prix. » C’est un type qui ne supporte pas qu’on bride sa liberté. Il a étendu cette exigence à l’ensemble du jury, se félicite Pierre Assouline, qui en est membre depuis 2012, bien après les premiers bouleversements. Jamais l’Académie n’a été si indépendante. Aucun juré n’est plus salarié par un éditeur. C’est Pivot qui l’a voulu. »
Profondément remaniés par les arrivées de Tahar Ben Jelloun, Philippe Claudel, Paule Constant, Patrick Rambaud, Régis Debray, auquel succédera la disruptive Virginie Despentes, en 2016, les Goncourt le remercient de les avoir brusqués, peut-être plus qu’ils ne l’avaient imaginé. En 2014, Pivot prend tout naturellement, comme une évidence, la place de la présidente Edmonde Charles-Roux, contrainte à la démission par la maladie.
Présider le Goncourt, ça veut dire un peu de travail supplémentaire, de coordination, de représentation. Ses copains en sont bien conscients. Et sont plus réservés, eux qui comptaient remettre la main sur lui après les années Apostrophes, quand il lisait douze heures par jour, sept jours sur sept, dix mois par an. » Je pensais que, lorsqu’il aurait arrêté la télé, nous nous verrions plus souvent et, comme lorsque nous étions plus jeunes, que nous retournerions aux matchs de l’Olympique lyonnais (son club de football de coeur), qu’il lèverait le pied, regrette mezza voce Paul Geoffray, un de ses vieux amis si chers de Quincié-en-Beaujolais, où la famille des Lyonnais Pivot s’était réfugiée pendant la guerre. Maintenant, il est patron du Goncourt, il lit toujours beaucoup, il écrit beaucoup… Finalement, on le voit plutôt moins. »
Le théâtre a remis du charbon dans son moteur et l’a ramené à l’enfance. Il a déchiré son manteau de solitude
Lever le pied ? Quand je lui demande s’il en serait capable, ma compagne, sa fille Cécile, avec laquelle il a écrit son dernier livre, Lire !, est catégorique : » Ça me rappelle une discussion qu’on a eue, un jour, à propos de la vieillesse, sourit-elle. Il m’a dit qu’il ne fallait jamais rien lâcher, ni intellectuellement, ni physiquement, ni sexuellement. Mon père, renoncer à travailler ? Je serais terrorisée ! »
Il en est loin, le » globe-trotteur « , comme l’appelle Paul Geoffray. La liste de ses activités après qu’il eut officiellement cessé d’en avoir a des allures d’inventaire à la Prévert : outre ses livres, les tournées de promotion et l’Académie, il rédige chaque semaine deux colonnes pour Le Journal du dimanche, déjeune dès qu’il le peut avec le Club des Cent, une assemblée d’amateurs de bonne chère comme lui. En 2005, il se laisse enrôler par le comité de surveillance du groupe Express-Expansion, et ça dure quelques années. Il prend le temps de créer un comité de défense du beaujolais, en 2009, et revient chaque saison y surveiller la mise en bouteilles de la cuvée qui porte son nom. Surtout, il se découvre deux nouvelles passions chronophages : Twitter, donc, où le nombre de ses fans frôle désormais le million, et le théâtre, qui l’emmène sur les routes de France et d’Europe, qu’il vente ou qu’il pleuve. Trois ou quatre représentations par mois, plus de 200 depuis sa première, il y a six ans. Cécile : » Je ne pourrais pas tenir à ce rythme. » Paul : » Les voyages forment la jeunesse, dit-on. Avec lui, c’est sûr ! » Jean-Claude Jacquemet, un autre de ses copains de Quincié, admiratif : » Je passe pour être en bonne forme, mais Bernard, c’est le gabarit au-dessus. »
Episode 2 – Où l’on constate que les années passent et que Bernard Pivot a toujours la baraka, parce qu’il sait marier travail et plaisir
» Je voulais être journaliste sportif, pas littéraire. La télé, c’est elle qui m’a choisi. La direction de Lire, c’est Jean-Louis Servan-Schreiber qui me l’a proposée. Le concept des dictées a été inventé par un linguiste bruxellois… Sauf Double Je, les bonnes idées ne sont jamais venues de moi. » Quand Bernard Pivot dit qu’il est un » veinard « , qu’il jouit d’une » réussite qui dépasse (ses) qualités intellectuelles « , ce n’est pas une coquetterie, il en est profondément persuadé. Sa fille aussi : » Je ne connais personne qui ait eu autant de chance que lui dans la vie. » Mais elle nuance : » C’est aussi parce qu’il est bon et que c’est un gros bûcheur. Il a souffert pour décrocher son bac, souffert de ne pas avoir fait de longues études, de ne pas être allé à la fac, de ne pas parler d’égal à égal avec certains de ses invités d’ Apostrophes, alors il a compensé en travaillant énormément. » En d’autres termes, par lui-même : » Quand vous vous retrouvez devant Marguerite Duras après de simples études de journalisme, vous ne jouez pas les fiers-à-bras, vous bossez. » Jorge Semprun, l’un des seuls écrivains à avoir franchi les portes de son intimité, et dont la mort il y a sept ans l’a douloureusement affecté, retournait l’équation : » Ta chance, lui disait-il, c’est de ne pas avoir fait l’université. »
La chance, elle s’apprivoise. C’est parce qu’il a de la chance que, à l’issue d’un entretien d’embauche désastreux, le rédacteur en chef du Figaro littéraire apprend que ses parents sont lyonnais et produisent un peu de vin, et qu’il se laisse convaincre de le prendre à l’essai… contre une caisse de beaujolais que le jeune diplômé du Centre de formation des journalistes promet de lui rapporter la semaine suivante. Mais c’est bien parce qu’il est bon et » travaille énormément » pour combler ses lacunes en littérature que son employeur le garde. C’est parce qu’il a de la chance que, mis à la porte du Figaro, il peut présenter sa première émission à la télé, Ouvrez les guillemets – et, accessoirement, régler avec ses indemnités de licenciement la facture de la piscine de sa maison de Quincié, qui porte, depuis, le nom de celui qui l’a viré, Jean d’Ormesson. Mais c’est parce qu’il est un intervieweur virtuose et qu’il marne comme un moine bénédictin que l’année suivante, en 1975, Apostrophes devient le phénomène que l’on sait… phénomène dont bénéficiera notamment » Jean d’O « , devenu l’un de ses invités de prédilection.
C’est parce qu’il sent que Pivot sera bon devant les habitués de son théâtre du Rond-Point, bien des années plus tard, au printemps 2012, que le metteur en scène Jean-Michel Ribes lui offre à son tour cette drôle de chance : seul au milieu d’un décor minimaliste inspiré du plateau d’ Apostrophes, table basse et fauteuil en cuir noir » extraits des réserves du Rond-Point, comme (il a lui-même) été extrait des réserves de la télévision française « , Pivot lit ses Souvenirs d’un gratteur de têtes, depuis son enfance lyonnaise jusqu’au Nobel de Patrick Modiano, dont son imitation bégayante fait pleurer de rire le public. Pris de court, les journalistes sont rares. La salle fait le plein, trois soirs de suite. A en croire Jean-Michel Ribes – et pourquoi ne le croirait-on pas ? -, » Pivot s’est très vite pris au jeu et libéré des caméras. Ça lui a redonné de la vie. » Il ne le sait pas encore, mais il a chopé le virus. Il l’entretient en… » travaillant énormément « . L’éphémère dure. Il finit par écrire un nouveau texte, Au secours ! Les mots m’ont mangé, fait appel à des régisseurs, à un metteur en scène, Jean-Paul Bazziconi, à un producteur, Jean-Luc Grandrie. Qui constate, lui aussi… » Journaliste, président de l’académie Goncourt, Bernard se dit qu’il n’aurait jamais dû se retrouver là. Du coup, il travaille deux fois plus que les autres. » Décidément. La chance serait donc devenue un travail comme un autre, fait de sueur et de labeur ? A la Pivot ?
Jean-Michel Ribes préfère, de loin, parler plaisir, fraîcheur, transgression. » Il a toujours été comme ça, Pivot, un loup dans la bergerie, à côté de l’autoroute, ce culot, cette faconde, cette manière de dire « j’aime le vin, le foot », son insolence. La scène a remis du charbon dans son moteur, l’a ramené à l’enfance, à cette vie qu’il a en lui, qu’il avait déjà. Il a trouvé un nouvel endroit où l’exprimer, le théâtre l’a « débouché », comme on ouvre une bouteille, il a déchiré son manteau de solitude. » Mazette ! On se dit, quand même, qu’il exagère. Mais on écoute ce qu’en pense François Busnel. L’animateur de l’une des dernières émissions littéraires de la télévision française, La Grande Librairie, ne cache pas ce qu’il doit au » plus grand journaliste français « , à qui il a succédé dans le coeur des lecteurs téléspectateurs et, un temps, à la direction de Lire. La transgression ? » On ne mesure pas assez ce qu’il y avait de subversif à inviter, à une heure de grande écoute sur la chaîne publique de Giscard d’Estaing, des auteurs interdits de séjour à la télévision par le pouvoir. Soljenitsyne en pleine guerre froide, il fallait oser. » Le plaisir ? » Il est comme d’Ormesson, à qui je demandais pourquoi il faisait de la scène et qui me répondait : « Je m’amuse prodigieusement. » »
Son besoin de lumière est moins un besoin d’exister, un désir de célébrité, qu’une envie de « jouer le match »
Avec ses mots à lui, moins fleuris, Pivot renchérit, expliquant : » Arrivé à un certain âge, on n’accepte plus que ce qui fait plaisir. » Ah bon ? Mais les signatures interminables dans les librairies, le mauvais vin aux apéros, les interviews creuses au micro de journalistes qui n’ont pas lu votre livre (si, si, ça arrive), les longues heures de train pour aller jouer dans des salles des fêtes étouffantes ou glaciales ? Ces nécessaires contreparties – les » contraintes sociales » que lui imposent le Goncourt, le théâtre, ses éditeurs – sont autant de déclinaisons du plaisir. Et je comprends là qu’on en apprécie d’autant mieux le sel qu’on a passé, comme lui, quinze ans en tête à tête avec des livres et des écrivains, jours fériés et vacances compris.
Plaisir aussi, assure-t-il, le doute, ce petit pincement au coeur inévitable quand on prend un virage aussi serré, qu’on se met en danger – » relatif, je ne risque pas grand-chose… » – sur une scène de théâtre, en écrivant des livres après avoir passé à la question Albert Cohen ou Marguerite Yourcenar, en devenant une égérie des réseaux sociaux à 80 printemps.
Plaisir enfin, les rires du public : » Ils ont tellement plus de valeur à mes oreilles que les applaudissements. C’est l’une des dernières grandes joies de ma vie. «
Episode 3 – Où Bernard Pivot, devenu geek, gazouille et joue les moralistes
Sa nomination au Goncourt était un pétard agricole à l’aune de cette explosion-là : le 26 décembre 2011, Bernard Pivot rédige, en moins de 140 caractères à l’époque, son premier tweet – où il juge » terrible de trouver sur les tombes des cimetières les chrysanthèmes pourris de la Toussaint « … Bernard Pivot sur Twitter, ce repaire de gamins mal élevés qui parlent un sabir incompréhensible, semé d’acronymes anglo-saxons, bien loin de la belle langue de Molière ? LOL ! Que vient-il faire dans cette galère, s’interrogent conjointement, un peu effarés, ses admirateurs et la twittosphère ? Vous savez, si vous avez lu le premier épisode de ce récit, que c’est moi qui ai transmis à mon beau-père les dix commandements de Twitter. Je refuse d’endosser une autre responsabilité que celle-là. Le reste, ce qu’il en a fait, sa régularité de métronome (il poste tous les matins à la même heure), le nombre stratosphérique de ceux qui le suivent, l’impact de certains de ses aphorismes retweetés des dizaines de milliers de fois, c’est à lui, à lui seul et à son esprit qu’il le doit.
Pierre Assouline fait partie de ses followers, et réciproquement. Il connaît bien Twitter, qu’il fréquente depuis quelques années et où il collectionne les suiveurs en nombre bien moins important, certes, mais quand même. La reconversion numérique de Pivot ? Ça le » fait marrer « . Somme toute, il ne la trouve pas si surprenante. » D’abord, c’est une excellente gymnastique, la concision. Et puis, il y joue les moralistes, y diffuse des pensées à l’ancienne, mais adaptées à notre temps. » Guillaume Allary va plus loin dans la référence à une tradition littéraire » qu’il remet au goût du jour, ce genre si français passé à la postérité avec La Rochefoucauld « . A l’auteur des Maximes, dont il ne nie pas l’influence, bien au contraire, Bernard Pivot ajoute le pamphlétaire Antoine de Rivarol, » un « twitto » qui s’ignorait « . Est-ce parce qu’il trouve chez eux, et sur Twitter, cette désinvolture qui le fascine tant chez les autres mais qu’il est » trop sérieux » pour cultiver chez lui ? Il répond » peut-être « . Mais ajoute que l’exercice lui rappelle ses débuts au Figaro littéraire, où il fallait chercher en permanence l’information, rester en éveil. Que c’est sa manière aujourd’hui » d’être présent au monde « , comme à l’époque. Pour tenir sa partition sur ce » réseau choral qui n’est composé que de solistes « , contrairement à l’agrégateur Facebook, qui ne l’intéresse pas, il doit être plus que jamais journaliste. » Il achète la presse chaque jour, il lit tout : L’Equipe, Le Figaro, Le Parisien, Le Monde, les news magazines… en partie, désormais, parce que Twitter l’y contraint « , apprécie sa fille.
Ceux qui y officient régulièrement le savent, Twitter n’est pas qu’un réservoir de belles lettres. C’est aussi, entre autres aspects inavouables, une vitrine où s’exposent et s’affrontent les ego. Comme, toutes proportions gardées, sur les scènes des théâtres ou devant les caméras de la télévision. De là à suspecter Pivot d’avoir cédé aux sirènes du narcissisme de masse, il n’y a qu’un pas, que pourrait inciter à franchir l’attention sourcilleuse qu’il porte au nombre de ses abonnés… L’accusation fait bondir François Busnel qui, pour son brillant plaidoyer, en appelle à Edmond Rostand : » Ce besoin de lumière est moins un besoin d’exister à tout prix, un désir de célébrité, qu’une envie de « jouer le match ». Bernard, c’est Cyrano et son panache, qui croit qu’il est dans l’ombre et qui illumine tout le monde. Sans lui, sans ses tweets, sans sa bouille, sans son rentre-dedans, on s’emmerde. Il nous réveille, il réveille l’époque. Là encore, c’est Cyrano : « Que dites-vous ?… C’est inutile ? […] / C’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! […?] / Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ; / N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats ! » Oui, c’est inutile, sans doute, ces tweets de Pivot auxquels répondent des imbéciles. Mais c’est beau, de faire ça, à son âge. »
Episode 4 – Où Bernard Pivot fait preuve de curiosité, ce qui n’est pas un vilain défaut
Ceux qui connaissent Bernard Pivot savent qu’il ne serait pas le même sans elle. Anne-Marie Bourgnon était déjà sa collaboratrice du temps du Figaro littéraire, dans les années 1960. Elle l’a suivi à la télévision et ne l’a pas quitté après, continuant, depuis son petit bureau de la proche banlieue parisienne, d’envoyer ses chroniques au JDD, de planifier ses rendez-vous, ses déplacements, de surveiller ses comptes et ses contrats. Elle est plus organisée que lui, qui, selon sa fille, gère pourtant déjà » un emploi du temps millimétré « . C’est dire.
Après cinquante années passées à son côté, cette fidèle parmi les fidèles sait mieux que quiconque pourquoi Pivot était aussi certain, en mettant un terme à sa carrière de journaliste télé, que, comme il s’en réjouissait à l’époque, » une vie agréable (l)’attendait « . » Quand moi j’allais au théâtre, lui passait ses soirées à lire. Il n’allait jamais au cinéma, au concert, ne voyageait pas. Tout ce qu’il s’est remis à faire quand il a arrêté Apostrophes. » Pourquoi, alors, replonger aussi rapidement, revenir à cette boulimie d’activités qui, de sa première vie à la seconde, donne le même tournis ? » C’est de la gourmandise, de l’envie, l’envie de découvrir mille choses, corrige-t-?elle en riant, comme entre presque chacune de ses phrases. Pas de la boulimie. »
La limite viendra de la santé. en attendant, cette hyperactivité apparente, c’est ce qui me maintient en forme
A l’envie, à la gourmandise, Guillaume Allary préfère un autre terme, aux ressorts presque identiques, mais tellement plus ample : la curiosité. Et reçoit de l’assistance un soutien unanime. » C’est le mot qui le caractérise le mieux, abonde Pierre Assouline. L’historien Pierre Nora, avec qui Bernard Pivot a signé un livre d’entretiens sur son Métier de lire, le disait déjà : il est l’interprète de la curiosité publique. » » Il est intéressé par tout, le déborde par la droite Jean Solanet, truculent président en titre du Club des Cent. Il a une capacité d’étonnement inépuisable. » François Busnel, pour qui c’est » sa marque de fabrique « , l’associe à sa disponibilité, » qui fait que lorsque Jean-Michel Ribes l’appelle, il répond, que si Jean d’Ormesson le fout dehors, il rebondit ailleurs. » Le patron d’Albin Michel, Richard Ducousset, qui le fréquente depuis longtemps et a édité nombre de ses livres, trouve que c’est elle qui, appliquée à son travail d’écriture, fait de lui un » Pivot augmenté « . Augmenté ? Bernard Pivot n’est pas d’accord. Il trouve qu’il n’y a rien d’exceptionnel là-dedans, qu’il a » la curiosité normale de tout journaliste qui s’il n’est pas curieux n’est pas journaliste « . Mais il admet que » ce qui explique (sa) longévité, c’est la longévité de (sa) curiosité « . Et Anne-Marie Bourgnon, finalement ? Elle approuve aussi. Elle en fait même son » arme absolue contre la vieillesse « .
La vieillesse. Pour Bernard Pivot, » comme pour nous tous « , tempère à juste titre François Busnel, c’est un sujet… sans en être un. » J’ai 83 ans, mais je continue comme s’il n’y avait pas de limite. La limite viendra de la santé et de la mort. Je fermerai les écoutilles, et puis voilà ! prévient-il, en bon stoïcien. En attendant, ce qui vous semble être de l’hyperactivité, c’est ce qui me maintient en forme. Je suis comme une batterie qui se recharge elle-même. » Et ça suffit ? Pas tout à fait. » Sa vieillesse, il en parle depuis qu’il a 60 ans, répond sa fille. Aujourd’hui, il en guette chaque nouveau signe. Elle lui fait peur, il la combat. » Depuis les décès récents de deux de ses meilleurs amis, Jean-Claude Lattès et l’éditeur Raymond Lévy, une figure de la Résistance, elle a pris un aspect plus menaçant. Alors, bien sûr, il fait attention à lui, veille au bon fonctionnement de sa » carcasse « . » Il fait un check-up tous les ans « , le moque gentiment Paul Geoffray. Sans omettre toutefois de préciser que, pendant que son copain fait les 400 coups, lui-même » passe la moitié de (ses) journées dans un fauteuil « . François Busnel a une solution différente, en même temps qu’un début d’explication et un hommage à la lecture : » Lire pendant quarante ans de sa vie, comme il l’a fait, apporte un regain d’énergie. Umberto Eco disait que celui qui ne lit pas n’a qu’une vie et que celui qui lit en a mille. Bernard a eu mille vies. A son âge, lesquelles rendre réelles ? Une vie d’artiste et de saltimbanque sur scène ? Pas mal. Le Goncourt ? Pas mal aussi. Un livre avec sa fille ? Un beau projet. Sa vitalité vient aussi de ce qu’il a lu énormément. Et qu’il s’est approprié tous ces livres. » Plus prosaïque, ou plus sentimentale, Anne-Marie Bourgnon fait allusion, sans s’étendre, à une autre médecine : » Il continue d’être amoureux, et ce n’est sûrement pas un hasard, mais une volonté de bonheur. » Voltaire le disait déjà : » J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé. » Quand on s’appelle Pivot, on n’échappe pas aux grands écrivains.
Episode 5 Où tout le monde aime Bernard Pivot pour très longtemps encore
» Nous nous rendions à un festival, en train. A l’aller, il y avait ce couple, les deux devaient avoir autour de 70 ans. Au retour, c’était une jeune femme, 35 ans environ. Ils ont reconnu mon père, eux comme elle, et ça nous a marqués, lui et moi. A des heures d’intervalle et bien que très différents, eux devaient le connaître d’ Apostrophes, elle de ses dictées, tous les trois ont eu la même réaction : ils étaient heureux, très heureux, de rencontrer, non une célébrité, mais quelqu’un qu’ils aimaient vraiment, on le sentait. » Des histoires comme celle-là, Cécile Pivot en a plein sa besace, vécues au quotidien, au restaurant, sur des aires d’autoroute ou, depuis qu’ils dédicacent ensemble leur livre commun, chez les libraires. Dix-sept ans après la fin de Bouillon de culture, il suffit de se promener quelques minutes dans la rue avec lui pour constater que Bernard Pivot est encore une star – pardon, une vedette. Sans (re)parler de ses spectateurs au théâtre ou du million d’assidus qui l’attendent chaque matin, à 8 heures tapantes, sur Twitter.
La raison de cette popularité qui ne se dément pas ? Pour sa fille, » c’est sa modestie, d’abord « . Mais aussi cette forme de lucidité, sur lui-même et ses capacités, grâce à laquelle il n’a jamais fait que ce qu’il savait faire, refusant, il l’a souvent raconté, de devenir producteur, président de chaîne ou ministre. » Il n’a pas connu une seule affaire, n’a pas une seule casserole « , s’étonne-t-elle presque. » Il n’y a pas une tache sur son parcours professionnel « , insiste Pierre Assouline, qui loue tout autant son » absolue liberté « . Pour un homme de télévision, président de jury littéraire de surcroît, le cas est rare. Jean-Luc Grandrie, son producteur, qui se doit de bien connaître son public par nécessité commerciale, a une théorie complémentaire : si on l’aime, Bernard Pivot, c’est avant tout parce qu’il est aimable. Qu’il goûte » le contact avec les gens, qu’il prend le temps « . Il se souvient de certaines séances de dédicaces, après le spectacle, » qui duraient plus longtemps que la pièce elle-même « .
Dernière hypothèse, celle de Guillaume Allary, qui estime logique que sa cote n’ait jamais baissé, puisque, selon lui, il fait depuis toujours le même métier de » passeur » – » Intermédiaire, c’est moins prétentieux « , rectifie Bernard Pivot. » A Apostrophes, à Bouillon de culture, à Double Je, dans ses journaux et ses livres, sur scène et sur Twitter, en sélectionnant des romans pour le Goncourt, que fait-il d’autre ? Il passe. Il fait connaître des auteurs et des ouvrages à des lecteurs. C’est bien pour ça qu’il n’arrêtera jamais, je le lui ai dit. Etre un passeur, c’est comme être un éditeur, c’est sans fin. » Sa lumière s’éteindra-t-elle sur scène, comme celle de Molière avant lui, sans qu’il ait jamais dételé ?
Bernard Pivot a une vision différente de ses derniers instants : » Si je peux choisir, je préférerais mourir dans un fauteuil, un livre entre les mains. » Pour dire une dernière fois merde à la mort et vive la vie.
Par Eric Mettout.
(1) Les livres de Bernard Pivot : L’Amour en vogue (Calmann-Lévy, 1959) ; Le Métier de lire (avec Pierre Nora, Gallimard, 1990) ; Le Dictionnaire amoureux du vin (Plon, 2006) ; Les Mots de ma vie (Albin Michel, 2011) ; Oui, mais quelle est la question ? (NiL Editions, 2012) ; Au secours ! Les mots m’ont mangé (Allary Editions, 2016) ; La mémoire n’en fait qu’à sa tête (Albin Michel, 2017) ; Lire ! (avec Cécile Pivot, Flammarion, 2018).
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