« Les Anglais produisent du vin, c’est quand même un signe »
Un oenologue, une vigneronne et une caviste : ils sont au coeur de la production et de la consommation de vin. Quel est leur sentiment sur ce qui est en train de se jouer ?
Quels sont les premiers effets visibles des changements climatiques sur le vignoble ?
Christophe Coupez, oenologue à l’oenocentre de Pauillac : Chez nous à Bordeaux, des périodes de sécheresse estivale parfois rudes : nous avons vu des pieds, pourtant âgés, mourir en 2016. L’hiver précédent avait été sec. Le printemps, pluvieux, n’avait pas suffi à remettre les nappes à niveau. Et puis, c’est la première fois que les Anglais arrivent à produire du vin chez eux depuis que nous les avons boutés hors d’Aquitaine. C’est quand même un signe, ça.
Lætitia Gradassi, vigneronne à Châteauneuf-du-Pape (domaine des Pères de l’Eglise) : Au niveau des maladies, on n’a jamais vu autant de mildiou que cette année. Je n’ai pas trop de recul là-dessus (NDLR : Lætitia s’est installée en 2015), mais les maladies à » insectes » comme la flavescence dorée semblent gagner du terrain : quand on voit que les moustiques résistent tout l’hiver dans notre région et que nous sommes littéralement envahis par le moustique tigre, je me dis que les cicadelles doivent peut-être aussi être plus nombreuses et plus résistantes. On alterne aussi de grandes sécheresses, avec des vignes qui souffrent, ou des pluies diluviennes comme cette année.
Certains cépages s’en sortent mieux ?
C. C. : C’est plutôt l’âge des vignes qui compte, et le type de sol. Les ceps plus âgés ont un système racinaire qui leur permet d’accéder à un régime hydrique plus régulier. Les sols argileux boudés en année humide montrent leur intérêt quand il fait chaud et sec.
Renée Del Porto, gérante de la cave Rocinante, à Poitiers : Je crois que ceux qui sont en hauteur, sur des zones plus fraîches, avec des écarts de température plus grands, arrivent à s’en sortir mieux, voire très bien. J’ai aussi des vignerons espagnols qui sont surpris par une pluviométrie extraordinaire dans des zones sèches, et donc des raisins moins concentrés.
L. G. : Notre cépage emblématique, le grenache, atteint des degrés alcooliques très forts à cause des étés très chauds. La syrah est en perte de vitesse sur le vignoble alors que le mourvèdre, qui est plus tardif et moins sensible à la coulure se développe beaucoup : il fait des vins plus frais avec de bonnes acidités. Sur Châteauneuf, on a le gros avantage d’avoir treize cépages, donc une possibilité de s’adapter.
Quelles sont les solutions techniques à apporter ?
C. C. : Le travail du sol, l’enherbement raisonné, qui stimulent la prospection des racines dans le sol. Les vendanges plus précoces doivent rester un choix qualitatif délibéré, pas un mode de récolte subi : un raisin pas mûr ne fait pas un bon vin. Le matériel végétal est également important en effet, par le profil de son système racinaire et par sa vigueur, donc son développement aérien et la transpiration qui lui est proportionnelle. A un moment donné, il faudra bien s’interroger sur la possibilité d’irriguer. Au moins les vignes jeunes pour leur laisser le temps de développer leur système racinaire en profondeur et de s’affranchir ainsi des contraintes hydriques des couches de sol superficielles.
L. G. : Je pense qu’il y a du travail sur le long terme à faire en sélectionnant les bons clones et porte-greffe… ça doit passer par un travail en profondeur des pépinières qui nous fournissent les plans. Pour notre vignoble, nous avons un conseiller en viticulture qui a choisi les porte-greffe et clones en fonction du terroir.
Avez-vous déjà remarqué des effets de ces changements sur le goût des vins ?
C. C. : Nos statistiques montrent une tendance à la hausse des teneurs en sucre à la récolte. Le recours à la chaptalisation est d’ailleurs devenu plus rare. Nous pourrions penser que les acidités baissent en parallèle mais les travaux du sol, le recours à l’agriculture biologique ou à la biodynamie se développent. Ils favorisent l’obtention de raisins à la composition équilibrée, avec de meilleures acidités. Sur le plan qualitatif, nous avons des vins plus séduisants et expressifs. Bordeaux va peut-être enfin légitimer son droit à faire bon régulièrement comme c’est acquis en vallée du Rhône, par exemple. Là-bas, il paraît naturel d’avoir un beau millésime presque tous les ans, alors que Bordeaux se fait conspuer dès que nous parlons de la naissance d’une belle année. Ce qui est injuste puisque les conditions climatiques nous permettent couramment de ne plus avoir de mauvaises récoltes.
R. D. P. : Pour les vins de Loire, on remarque des millésimes avec plus de rondeur, des sucres résiduels qui n’étaient pas là avant, des acidités plus discrètes et des alcools plus élevés. Et sur les rouges, parfois des acidités volatiles plus hautes ( NDLR : composante essentielle du vin qui, en trop grande quantité, donne une impression de vinaigre). Rien de trop grave pour l’instant.
L. G. : Pour obtenir la maturité phénolique, c’est-à-dire de la peau et des pépins, sur certaines parcelles de vieux grenache, on doit attendre parfois alors que la maturité physiologique (la richesse en sucre et acide) est atteinte. On peut facilement arriver à 17 degrés avec le risque de vendanger en sur-maturité, d’avoir des problèmes pour finir la fermentation et d’avoir des vins pâteux aux arômes de » fruits cuits « . On essaie de s’adapter grâce aux méthodes de vinification : on triture moins les marcs et on recherche plus de souplesse dans les tannins.
Renée Del Porto, en tant que caviste, votre façon de vendre du vin a-t-elle changé ?
R. D. P. : Je m’adapte à ce qui arrive. J’explique, j’essaie de faire comprendre aux clients que le vin est le fruit d’une terre qui est en mutation, conditionnée par le climat et que le vigneron doit s’adapter en continu. C’est une belle période pour être sommelière ou caviste je pense. On voit émerger aussi beaucoup de cuvées de négoce ( NDLR : réalisées avec des raisins achetés ailleurs). Si le raisin acheté est de bonne qualité et en bio, je ne vois pas le problème. Parfois ça donne des super cuvées. Le client se confronte alors à des cépages qu’ils connaît moins, et il expérimente.
Pensez-vous que nous boirons différemment dans vingt ou cinquante ans ?
C. C. : Assurément. Les techniques viticoles ont grandement amélioré la qualité des fruits à la récolte. Le marché va vers plus de rondeur et plus de fruit. Or, un raisin mûr est garant de ces qualités. Nous devrions donc honorer la demande du consommateur avec régularité. Les vins seront également prêts à être bus plus jeunes, ce qui ne devrait pas leur enlever de capacité à vieillir.
L. G. : Le consommateur évolue aussi je pense, il est plus jeune, il voyage beaucoup, il se documente sur Internet et télécharge des applis… Mais s’il va vers un Châteauneuf, il cherche toujours de la complexité et de la qualité, allié à la souplesse et la puissance.
R. D. P. : J’espère que la demande ira vers des choses plus propres, qu’on va prendre conscience de l’importance de l’environnement, de faire les choses bien, des produits d’artisan. C’est évident que nous allons vers des vins moins boisés, plus instantanés, plus frais.
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