© Renaud Callebaut

Léone Drapeaud: « La réinvention de l’Europe passe aussi par son architecture »

Pour secouer l’Union européenne et  » faire rêver « , la jeune Franco-Australienne Léone Drapeaud plaide en faveur du recours à l’architecture qui est, à ses yeux,  » un champ d’engagement politique « . La construction européenne se comprend donc ici d’abord au sens strict. Il faut pour les bâtiments européens moins de symboles de domination. Le Quartier européen, à Bruxelles, doit donc changer de visage !

Imaginons un instant que l’ensemble des Européens et Européennes soient contraints de quitter le continent et ne puissent emmener qu’un seul bagage architectural…

Et imaginons qu’ils décident d’emmener les bâtiments des institutions européennes, parce qu’ils seraient arrivés à la conclusion qu’il s’agit des seuls bâtiments qui les unissent – puisqu’une culture européenne unique n’existe pas, alors qu’une politique européenne existe peut-être un peu. Voici ce que ça donnerait : ils auraient abandonné tout un patrimoine, tous ces magnifiques édifices qui composent les cultures européennes, pour choisir des bâtiments que la plupart des Européens ne connaissent pas et qui sont relativement moches. Des bureaux, en fait. Ce scénario pose une bonne question :  » Quelle architecture utiliser pour symboliser l’Europe ?  »

Lorsqu’on se balade dans le Quartier européen, à Bruxelles, que voit-on ? Que ressent-on ?

On retrouve d’abord tout un tas de codes de l’architecture médiévale et de la forteresse. Je pense notamment à la rue qui descend depuis la place du Luxembourg vers Belliard. A main droite, on passe sous une colonnade et on longe un trou qui sépare le trottoir des bâtiments européens. C’est une douve, rien d’autre. Ensuite, on est confronté à une autre image très différente : des vitres, du verre, des miroirs… L’Union européenne essaie de faire passer un message de transparence, sans pour autant y parvenir. L’architecture du quartier exprime tout ce qui ne va pas dans le système politique européen. Le plus fragrant, c’est le Juste Lipse, ancien siège du Conseil, en face du Berlaymont, sur la rue de la Loi. C’est un bâtiment complètement fermé, aucune visibilité v ers l’extérieur. Premier bâtiment construit par l’UE pour accueillir les dirigeants des Etats membres à Bruxelles et il s’agit d’un bunker ! On y retrouve toute l’ambivalence du projet européen : Commission et Parlement peuvent essayer un tas de choses, mais c’est le Conseil et donc les Etats-nations qui prennent les décisions politiques – sans forcément les assumer par la suite…

L’architecture du quartier exprime tout ce qui ne va pas dans le système politique européen.

Mais le Juste Lipse n’est plus le siège du Conseil. C’est désormais Europa, bâtiment voisin, sorte d’amphore contenue dans un cube de verre. Une tout autre symbolique…

Oui, mais ce nouveau bâtiment ne dit rien d’autre que le précédent. La structure a beau être un assemblage de vrais châssis – pour bien insister sur le fait que l’on puisse voir à l’intérieur ! – tout se déroule dans un bloc ultrafermé. Pis, on a le sentiment que le trottoir est encore en travaux. Comme si l’objectif était d’éviter que les piétons s’arrêtent à cet endroit… Il faut traverser la rue de la Loi pour trouver un espace public plus ou moins  » sécurisé « . Ce qui est fou, c’est que c’est fait exprès. Il faut savoir qu’initialement, le quartier a été conçu pour être fermé. Au xixe siècle, la classe dirigeante, bourgeoise, voulait installer ses maisons, ses entreprises, ses banques, ses assurances… à côté des centres de pouvoir belges. Le quartier a donc été dirigé vers le centre-ville et fermé sur ses flancs. On ne peut pas le traverser du nord au sud. D’ouest en est, bien – Belliard et Loi sont faits pour ça. Mais quand on emprunte la rue d’Arlon par exemple, au bout, on se retrouve face à un immense front de bâti. Ce n’est pas un véritable cul-de-sac, on peut tout de même passer, mais rien n’indique que ce soit le cas. Sur une carte, c’est vraiment flagrant. Et c’est le seul quartier de Bruxelles qui fonctionne comme ça. Maintenant, la faible fréquentation du quartier est aussi due à son programme : des bureaux, zéro mixité, des restos d’affaires qui ferment le week-end… Il n’y a pas de volonté de rendre cette zone vivante. Mais ça pourrait changer avec le projet immobilier  » Loi 130  » ( NDLR : 500 millions d’investissements pour transformer le site du 130, rue de la Loi en un bâtiment durable de bureaux pour 5 250 travailleurs et agrandir la superficie actuelle de 24 000 à 190 000 m2 ; appel à candidatures lancé en avril 2018, le lauréat sera annoncé en juillet prochain).

Et avec le réaménagement du rond-point Schuman ? Futur espace piétonnier, grande agora couverte…

En matière de perceptions du quartier, il est fort probable que ce nouveau  » rond-point  » ait plus de portée que le projet  » Loi 130 « , oui, même si ce dernier est de plus grande ampleur.  » Loi 130 « , ce sont des milliers de mètres carrés de bureaux, de logements et de commerces. Ça montre une volonté de rendre cette partie du Quartier européen davantage accessible au public – ce qui serait très bien. Le quartier n’est donc pas figé, ses limites évoluent sans cesse. Tant que l’Europe évoluera, il évoluera aussi. Tant mieux ! Ça laisse de l’espoir. Nous sommes convaincus qu’il y a encore du potentiel, et que les richesses se trouvent probablement dans les endroits où le quartier n’a pas réussi à être aussi puissant qu’initialement souhaité. Les bâtiments du quartier peuvent par exemple accueillir une institution politique comme tout autre chose – banque, bureaux, etc. Ce sont des constructions extrêmement neutres dans leur trame. C’est une force ! Mais celle-ci devrait être utilisée comme telle, plutôt que pour tout aplanir et tout  » lisser « . Ça pourrait faire de très belles choses en matière de réemploi, de recyclage, de réutilisation de bâtiments, de reprogrammation des projets politiques. Ce n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui… Par ailleurs, si on promeut cette souplesse du territoire européen, si on pense qu’un éclatement des fonctions dirigeantes est positif pour la construction européenne, alors on doit aussi redéfinir le concept de capitale européenne. Dans un idéal, le projet européen ne serait pas seulement à Bruxelles, il serait déterritorialisé. Comme doit l’être la politique.

 » Il y a une volonté de rendre une partie du Quartier européen davantage accessible au public. « © Wim Robberechts/photo news

Qu’adviendrait-il des institutions européennes ? Faut-il changer radicalement l’architecture de l’Europe à Bruxelles ?

Non, je ne ne pense pas. La changer serait du gaspillage. Effacer les traces du passé n’a pas de sens non plus. Par contre, il ne faut pas concevoir la prochaine architecture européenne de la même manière. Et il ne faut plus nécessairement utiliser l’architecture existante de la même manière non plus. Le Parlement européen à Bruxelles, qui n’a que 30 ans, a des problèmes de structure ? C’est l’occasion de se demander s’il faut le détruire. Et si c’est le cas, construisons autre chose, en mieux.

Quel serait cet  » autre chose  » ?

Je ne sais pas. Il ne revient pas seulement aux architectes de trouver cette réponse. Je pense qu’il faut d’abord résoudre les dysfonctionnements de l’UE pour ensuite trouver la manière de la montrer à l’extérieur. L’inverse pourrait-il fonctionner ? Si des architectes amorçaient la réconciliation entre citoyens et politique grâce à la conception d’un lieu, d’un espace, d’une image ? Ou faut-il nécessairement voir d’abord émerger un nouveau souffle politique avant de créer une structure physique ? Idéalement, les deux doivent aller de pair. L’architecture ne résout pas tout. Elle peut influer, mais elle d’abord là pour refléter. C’est un outil, un médium, jamais une fin en soi.

L’architecture ne résout pas tout. Elle peut influer, mais elle d’abord là pour refléter.

Vous faites partie du collectif d’architectes Traumnovelle, que vous avez créé avec deux Bruxellois et qui a a été retenu pour le Pavillon belge à la Biennale de Venise, l’an dernier. Votre projet, Eurotopie, a été critiqué. Parce qu’il ne définissait pas le rêve européen…

Mais c’était justement l’objectif ! La seule chose que nous souhaitions mettre en avant est que l’Europe existe, qu’elle possède déjà une structure pour laquelle et dans laquelle il est possible de se battre afin de définir un avenir meilleur. Ce n’est – justement ! – pas à nous, architectes, de définir cet avenir. Mais pour le moment, il n’y a pas de vision commune en Europe, on ne sait pas vers quoi on va. Eurotopie faisait en fait la promotion de l’UE parce qu’elle n’en est pas capable seule. Toute communication est ultra-institutionnalisée, sans émotion, sans énergie. L’UE défend comme unique identité son caractère multi-identitaire : être roumain, italien, norvégien… Mais le multiculturalisme est totalement insuffisant. Etre ensemble et dire que c’est cool ne suffit pas. Dire qu’il n’y a plus de guerres grâce à l’Europe ne suffit pas. La paix est évidemment primordiale, mais on ne peut pas se définir uniquement par la négative. Si on ne rêve pas, on ne va pas se battre.

A quoi ressemblerait un  » édifice « , une  » construction  » qui fasse rêver ?

On a toujours l’impression qu’un bâtiment politique – ça vaut aussi pour une capitale – doit éblouir. Qu’en le regardant, on se dise qu’il est grandiose, parce qu’on y aurait retrouvé un tas de symboles architecturaux intériorisés par la société, comme la symétrie, la monumentalité, les colonnes, que sais-je… Tous ces codes nous poussent à nous  » incliner  » devant un lieu. On ne peut pas s’empêcher de vouloir ça, en tant que citoyen. Mais pour l’UE, nous pensons au contraire qu’il faut s’affranchir de ce besoin de symboles. On préconise une fluidité, une souplesse, une représentativité, une accessibilité.

Il ne faut pas de symboles, donc ?

L’architecture est bien sûr forcément toujours symbolique : l’alignement des bâtiments signifie quelque chose, les matériaux choisis aussi… Ce n’est donc pas qu’il ne faille aucun symbole, mais il faut les choisir intelligemment. Prenons le Palais de la civilisation, à Rome : c’est un bâtiment qui n’avait pas de fonction initiale, si ce n’est exprimer la grandeur de la civilisation italienne. On y retrouve évidemment le poids politique et idéologique du fascisme, mais en matière de diffusion immédiate d’un message de grandeur et d’ambition, ce bâtiment fait tout. Il est monumental. D’une simplicité plastique… C’est un bâtiment qui remet de l’ordre dans le cosmos – fasciste certes, mais aussi humain. Par contre, c’est un édifice qui vous fait vous sentir tout petit. Il est rempli de symboles, donc. Ce sont des symboles d’emprise, bien sûr, de pouvoir  » sur « , de pouvoir d’oppression. Mais ce sont des symboles. Ce ne sont pas ceux-là que nous voulons pour l’Europe aujourd’hui.

Bio express

1987 : Naissance le 3 novembre, à Canberra (Australie).

2015 : Diplômée de La Cambre (ULB) en architecture. Fonde le collectif Traumnovelle avec Manuel León Fanjul et Johnny Leya.

2018 : Le collectif Traumnovelle, associé à l’architecte et historienne de l’art Roxane Le Grelle, est retenu pour le Pavillon belge à la Biennale d’architecture de Venise avec son projet Eurotopie : grande agora circulaire, bleue, au centre du Pavillon. Une métaphore de l’Union européenne telle qu’elle pourrait évoluer au coeur de Bruxelles.

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