Le mouvement des « gilets jaunes » aura-t-il un impact sur les élections municipales françaises ?
Il a suscité une multiplication des listes citoyennes, expression, entre autres, du sentiment d’abandon des villages.
Le mouvement des gilets jaunes ne mobilise plus sur les ronds-points de France. Est-il pour autant ravalé à un épisode révolu de l’histoire de France ? Plus qu’au moment des européennes de mai 2019 peu adaptées à ses revendications, il passera un test de son influence lors des élections municipales de ces dimanches 15 et 22 mars. L’éventuelle progression du Rassemblement national et de La France insoumise, les partis les plus susceptibles d’en tirer les dividendes, en constituera un premier baromètre. Un second sera fourni par la tenue des listes citoyennes, pourtant rarement estampillées » gilets jaunes « , qui se présenteront en nombre au suffrage des Français ; 342 sont répertoriées comme » participatives » par l’association Action commune. Les gilets jaunes ont exprimé, de l’automne 2018 au printemps 2019, la désespérance de la France périphérique oubliée de la mondialisation. Le sort réservé aux villages témoigne de cet abandon progressif par les politiques de l’Etat. Ancien principal de collèges du centre-ville et du nord de Marseille (1), Bernard Ravet est devenu à sa retraite maire adjoint de Châtillon-en-Diois (moins de 1 000 habitants), un petit village de la Drôme, dans le sud-est de la France. Auteur du livre Les Galériens de la République (2), il témoigne de la crise des vocations chez les maires de petites communes et de l’impact des gilets jaunes sur les municipales.
Depuis une trentaine d’années, on pense la France et la façon dont elle est structurée dans une vision européenne.
Le pouvoir français a-t-il, tous partis confondus, négligé les villages au cours de dernières décennies ?
Le phénomène n’est pas, il est vrai, le fait d’un seul parti. L’abandon des villages découle, d’une part, d’un darwinisme structurel de l’Etat qui a conduit à penser le territoire autour d’un concept fort. Depuis une trentaine d’années, on pense l’Hexagone et la façon dont il est structuré dans une vision européenne. La France était singulière par rapport à d’autres Etats et notamment au modèle de l’Allemagne, dépourvue de petites communes et découpée en Lander (NDLR : régions administratives puissantes). On observe très bien cette reconstruction du paysage à Lyon. La Région Auvergne-Rhône-Alpes se pense d’abord comme la métropole de Lyon. En vertu de quel intérêt ? Compter au rang des métropoles européennes. Il y a une obsession de la métropolisation en France. L’abandon des villages résulte, d’autre part, de la volonté de l’Etat de réduire à tout prix le déficit public. On a décidé de faire des économies d’échelle en incitant les communes à fusionner ou à s’intégrer dans des communautés de communes. Le mouvement des gilets jaunes a été très intéressant parce qu’il a montré qu’il n’y avait pas que la France des métropoles et des banlieues et qu’existait aussi une France des territoires.
Le sentiment d’abandon des villages a-t-il été un des moteurs de cette mobilisation ?
A Châtillon-en-Diois, on n’avait pas de ronds-points à occuper ; il n’en existe pas. L’histoire de France a été parsemée de jacqueries souvent liées à la famine et à la misère sociale. Face à un discours très métropolitain, le mouvement des gilets jaunes a porté un cri différent. Auparavant, la parole politique traitait des questions de la ville et des banlieues et, sur le reste du territoire, c’était le vide.
La politique pour les banlieues déclinée ces dernières années en France a-t-elle été menée au détriment des villages ?
Une des grandes particularités de l’Etat français est de ne pas anticiper mais de régler les problèmes. La banlieue s’est enflammée à une certaine époque ; elle est devenue un problème. Les territoires ruraux, à travers les gilets jaunes, se sont enflammés à leur tour… Je pense donc que l’action menée par les gouvernements dans les quartiers urbains défavorisés ne l’a pas été au détriment des villages. Le constat est simplement que l’Etat, dans une conception très libérale, a perdu sa capacité de se projeter et se retrouve réduit à ne plus gérer que les crises. A propos de la crise des banlieues, un ouvrage de référence a sonné l’alarme en 2002, Les Territoires perdus de la République (NDLR : ouvrage collectif dirigé par George Bensoussan, éd. Mille et une nuits). Aujourd’hui, j’affirme que la ruralité représente les territoires oubliés de la République.
Le mouvement des gilets jaunes ne permettra plus aux politiques de penser de la même manière.
Croyez-vous Emmanuel Macron sincère quand il s’appuie sur les maires à la faveur du Grand débat national, sachant qu’il a entamé son mandat en négligeant sciemment les corps intermédiaires ?
Sincère ou pas sincère, peu importe. L’important est de savoir, entre un discours théorique et sa mise en oeuvre, où se situe la pierre de touche budgétaire. Si je pense réellement que l’école est la priorité de ma commune, j’y consacre des moyens et je fais des choix. La loi » engagement et proximité » (NDLR : adoptée en décembre 2019 dans l’objectif de faciliter les conditions d’exercice du mandat des maires) est un peu décevante parce qu’elle aurait pu aller plus loin dans les choix budgétaires. Même si la posture du gouvernement est opportuniste, il nous reviendra, à nous élus pour les six prochaines années, de mettre la pression sur l’Etat. Au moins sommes-nous sortis de l’ombre. On ne peut plus gérer la relation entre l’Etat et les maires sur le mode autoritaire. Le besoin de démocratie et de respect de la nature qu’exprime aujourd’hui la population impose de revenir sur le terrain. La question de l’environnement ne se résume pas à des bilans en chiffres carbone. Si j’avais une seule proposition à adresser au président Emmanuel Macron, ce serait de faire en sorte que tous les énarques (NDLR : étudiants de l’Ecole nationale d’administration qui forment la crème de la fonction publique) passent six semaines au secrétariat municipal d’une mairie de moins de 1 000 habitants. Ce stage les vaccinerait contre le délire des exigences administratives qui nécessitent tellement de compétences et de moyens qu’aucune petite commune ne peut les appliquer correctement.
Une application différenciée des règles pour les petites communes serait-elle envisageable ?
Quand, dans les années 1980, la France s’est aperçue que le système éducatif était en faillite dans les banlieues, elle a revu le Pacte républicain en vigueur (la République est une et indivisible et l’Etat intervient de manière identique partout) en créant des zones d’éducation prioritaire (ZEP). Je défends le concept de ZET, » zone éloignée de tout « . Ce que l’on a été capable de concevoir en matière d’éducation pour les banlieues, on peut le prévoir aussi pour la ruralité. Des dérogations sont possibles ou certaines règles peuvent être appliquées de manière plus souple dans certains territoires. La fonction de l’Etat étant de réduire les inégalités, il faudrait qu’au niveau national existe un Fonds de compensation pour assurer l’accès du citoyen aux mêmes services. Un exemple. Quand le ministre de la Culture signe une convention avec celui de l’Education pour que tout enfant français ait accès à la culture, une visite de musée, une pièce de théâtre, une représentation à l’opéra… c’est très bien. Mais quand vous êtes à Châtillon-en-Diois, au fin fond de la Drôme, le premier musée est à 80 kilomètres. Qui va payer le déplacement des écoliers ? Ce n’est pas l’Etat, c’est la commune, qui a très peu de moyens. Donc, si elle engage cette dépense, elle devra réduire ses ambitions sur autre chose.
Le mouvement des gilets jaunes imprégnera-t-il les élections municipales ?
Il imprègne déjà les élections municipales. A Châtillon-en-Diois, l’équipe sortante avec une composition renouvelée a, face à elle, la liste d’un collectif citoyen. Même si les deux partagent entre elles jusqu’à 80 % de leurs programmes. Dans une commune comme la mienne, on n’est pas élu parce qu’on est socialiste, membre des Républicains ou de La République en marche, on l’est sur ses compétences. On n’est pas dans la république partisane. On est dans une gestion en bon père de famille. En revanche, les candidats à la communauté de communes commencent déjà à afficher non pas une étiquette de parti mais une tendance, de droite, du centre, de gauche.
Pensez-vous que les états-majors des partis traditionnels ont compris l’avertissement des gilets jaunes et leur comportement en est-il modifié ?
Je ne suis pas sûr que leur comportement s’est modifié. L’ancien principal de collège que je suis vous dirait que s’il y a eu des violences du côté des gilets jaunes, que je n’excuse pas, elles sont la signification d’une souffrance d’une partie de la population. La technocratie joue un rôle dans la crise des vocations des maires. Or, je ne suis pas certain que cette technocratie se soit adaptée et qu’elle ait intégré, parmi ceux auxquels elle se réfère, un théorème » gilets jaunes » quand elle s’attache à régler un problème. Dans les partis politiques, je distingue ceux qui ont récupéré ou instrumentalisé les gilets jaunes, le Rassemblement national et La France insoumise, et ceux qui n’ont pas de discours à leurs propos parce que le sujet est trop violent et trop dérangeant. Mais, en tant qu’historien, je compare la révolte des gilets jaunes à celle de 1968. Le moment éphémère, en matière de durée, qu’a représenté Mai 68 a produit des effets collatéraux dans d’autres domaines que le champ politique pendant des décennies. Le mouvement des gilets jaunes ne permettra plus aux politiques de penser tout à fait de la même manière. Il nous dit : » Attention, on ne peut pas en permanence oublier une partie de sa population. »
Quelle sera l’implantation de La République en marche ? La droite restera-t-elle dominante ? Les socialistes résisteront-ils ?
Les élections municipales en France se déroulent selon le principe du scrutin proportionnel plurinominal pour les communes les plus peuplées. Elles ont lieu les 15 et 22 mars. Elles recèlent d’importants enjeux nationaux, deux ans avant l’échéance présidentielle. Les principaux, résumés sous forme de questions, sont ceux-ci. La République en marche d’Emmanuel Macron, sans antécédent municipal, réussira-t-elle à s’implanter localement ? La droite des Républicains maintiendra-t-elle sa domination forgée lors du précédent scrutin de 2014 ? Le Rassemblement national, d’extrême droite, conquerra-t-il des municipalités importantes ? Le Parti socialiste, malgré ses échecs lors des derniers scrutins présidentiel et législatif, résistera-t-il ? Europe Ecologie – Les Verts confortera-t-il sa progression dans les grandes villes ? Les résultats des batailles pour certaines d’entre elles, présentées ci-contre, influenceront les réponses à ces interrogations.
(1) Il a tiré de cette expérience un ouvrage remarqué, Principal de collège ou imam de la République, Kero, 2017, 240 p. (Le Vif/L’Express du 8 septembre 2017).
(2) Les Galériens de la République, par Bernard Ravet, Kero, 120 p.
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