« La laïcité reste une idée forte mais elle est menacée »
Comment la laïcité à la française ou la neutralité à la belge peuvent-elles résister à la montée des communautarismes religieux ? Pour Henri Peña-Ruiz, philosophe spécialiste de la laïcité, ce contexte rend d’autant plus utile une loi commune qui ne privilégie pas un particularisme plutôt qu’un autre.
La laïcité n’est ni une guerre déclarée à la religion, ni une idéologie comme une autre, ni un trait culturel relatif à une civilisation particulière, écrivez-vous. Qu’est-ce alors, la laïcité ?
Pour faire vivre ensemble des personnes de toutes convictions (humanistes athées, humanistes agnostiques et adeptes des différentes confessions religieuses), il est important que l’autorité publique, commune à tous, soit universaliste, neutre, et qu’elle s’abstienne de produire de la norme là où il n’y a pas à en produire. Comme le disait déjà John Locke (NDLR : philosophe anglais, 1632 – 1704), l’Etat n’a pas à dicter la conception de la vie bonne. Est-ce que je définis mon éthique de vie en me soumettant à une autorité religieuse ou en considérant que les principes de vie sont bons dès lors qu’ils permettent la paix et la concorde entre les êtres humains ? C’est à moi d’en décider. Cela ne signifie pas que je puisse faire n’importe quoi. Le terme laïcité vient du mot grec laos, qui désigne l’unité indivisible d’une population. Celle-ci peut être atteinte dès lors que l’Etat laïque se fonde sur des principes de droit qui assurent à toutes et à tous la liberté, l’égalité de droit et le primat de l’intérêt général, de telle façon qu’il n’y ait pas d’enfermement communautariste.
Chaque fois qu’elle a l’occasion de restaurer un privilège de reconnaissance ou d’argent, l’église catholique se précipite.
Comment fait-on pour faire respecter ou faire progresser cette laïcité dans des sociétés où les particularismes religieux et communautaires sont de plus en plus affirmés ?
La question des libertés reconnues et promues par la laïcité ne doit pas être considérée comme un relativisme. Dans un Etat laïque, on est libre d’affirmer sa religion mais on n’est pas libre d’affirmer un particularisme qui irait contre les droits humains. Un exemple. L’excision du clitoris peut-elle y être acceptée ? Non, parce que l’on considère que toute personne a le droit à l’intégrité physique. L’excision du clitoris dessaisit la femme de son intégrité physique, la prive de la jouissance clitoridienne, et elle peut être très dangereuse par la septicémie qu’elle peut entraîner… La France, Etat laïque, interdit l’excision du clitoris sur son territoire. Or, des autorités religieuses et communautaires ne l’entendent pas ainsi et pratiquent le communautarisme, c’est-à-dire la volonté d’affirmer une loi particulière au nom d’une identité culturelle pluri- séculaire, ancestrale. Cela pose problème. Comment régler cette question ? En respectant une loi commune qui ne privilégie pas un particularisme plutôt qu’un autre mais qui se fonde sur des droits humains, qui ont été conquis à rebours des traditions. Dans l’Occident chrétien, qui a mis en oeuvre les bûchers de l’Inquisition, l’index des livres interdits, la domination de l’homme sur la femme, l’émancipation laïque s’est faite dans le sang et les larmes. Aujourd’hui, on dit que l’Eglise catholique a fait son aggiornamento et qu’elle accepte la laïcité. Mais c’est du bout des lèvres. Chaque fois qu’elle a l’occasion de restaurer un privilège de reconnaissance ou d’argent, elle se précipite.
Sans être antireligieux, considérez-vous que les religions favorisent intrinsèquement ou indirectement la violence ?
Difficile de répondre à cette question. Il n’y a pas de commune mesure entre les catholiques extrémistes qui ont plastiqué une salle de cinéma du Quartier latin à Paris où était projeté le film de Martin Scorsese La Dernière Tentation du Christ, parce qu’ils le jugeaient blasphématoire, et l’abbé Pierre, fondateur de l’association Droit au logement (DAL), qui fut un exemple formidable de moralité et de solidarité. Ce ne sont pas les religions en général que l’on peut juger meurtrières. C’est le glissement d’une religion vers la domination politique, soutenu, il faut le reconnaître, par nombre de croyants, en islam, dans le catholicisme ou le judaïsme, mais réprouvé par beaucoup d’autres.
Comment va la laïcité en 2019 ? N’est-elle pas affaiblie de facto par la montée des particularismes religieux ?
Je ne dirais pas qu’elle est affaiblie, car elle reste une idée forte et reconnue, mais plutôt qu’elle est gravement menacée, en France, par deux mouvances. La première est celle du Rassemblement national. Dans sa première version, celle de Jean-Marie Le Pen, le Front national ne convoquait pas beaucoup la laïcité. Avec Marine Le Pen, cela a changé, du moins en apparence. Mais, en réalité, dans quel contexte invoque-t-elle la laïcité ? Elle ne voit aucun inconvénient à ce qu’on installe une crèche chrétienne au sein de la mairie de Béziers en arguant : » On est chez nous. » En revanche, quand des musulmans prient dans la rue parce qu’ils n’ont pas de lieu de culte, elle s’insurge. Elle développe donc une laïcité à géométrie variable. Dans une perspective identitaire, elle conjugue le privilège pour la religion catholique, et la discrimination contre la religion musulmane. Or, une laïcité qui n’est pas universaliste mais différencialiste, ce n’est pas la laïcité. L’autre menace provient de la mouvance décoloniale qui traite la laïcité comme un racisme d’Etat sous prétexte que le particularisme islamique aurait été opprimé par le particularisme chrétien, confondu avec l’émancipation laïque. Une telle mouvance oublie que la laïcité, en France et dans une bonne partie de l’Europe, s’est construite à rebours de l’autorité religieuse, souvent dans le sang et les larmes, et relève de la « tradition des opprimés « , selon l’expression de Walter Benjamin (NDLR : philosophe allemand, 1892 – 1940). La conjonction de ces deux menaces est redoutable.
Pensez-vous que les idées politiques de la gauche radicale sont plus en phase avec l’idée de laïcité ?
En principe, on pourrait penser que cela devrait être le cas. En réalité, je découvre avec stupéfaction que certains groupes de la gauche radicale en France sont anti- laïques. Sans doute, des personnes en son sein s’imaginent-elles encore qu’il faut s’inventer des nouveaux damnés de la terre. Sous prétexte que les gens sont déshérités sur le plan socio-économique, elles estiment que l’on ne doit plus rien exiger sur le plan de la laïcité. C’est une grande erreur.
Que vous inspire la polémique autour de la critique de la présence d’une femme voilée accompagnant un groupe scolaire lors d’une séance du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté ? Interdire à une femme voilée ce genre d’initiative ne relèverait-il pas d’une vision très radicale de la laïcité ?
Votre question mêle deux choses qu’il faut distinguer, et porte un peu trop vite un jugement de valeur négatif sur ce que vous appelez une » vision très radicale de la laïcité « . Qu’en est-il au juste ? Julien Odoul, élu du Rassemblement national, a humilié une femme voilée, notamment devant son fils qui faisait partie des élèves qu’elle encadrait au cours d’un voyage scolaire. C’est une très mauvaise manière de faire de la politique et d’illustrer la laïcité, qui n’a rien à voir avec des provocations de ce type. En fait, cette mère voilée a mis à profit l’ambiguïté du droit et de la jurisprudence pour manifester sa religion dans le cadre d’une sortie scolaire. L’agresser publiquement est inacceptable. Il convient de faire et de dire les choses autrement. Il faut d’abord obtenir que la règle figure sans équivocité à la fois dans les textes juridiques et dans l’organisation concrète des sorties scolaires, et qu’elle vaille comme règle universelle pour toutes les manifestations d’appartenance. C’est en amont de toute sortie scolaire qu’il faut promouvoir une déontologie qui protège tous les élèves, et pas seulement ceux qui partagent la foi des parents volontaires pour encadrer ces sorties. Je l’ai fait un jour à Bagnolet (NDLR : au nord de Paris), en demandant à la mère d’un élève de confession musulmane si elle accepterait que son fils soit encadré par une personne qui aurait un tee-shirt portant l’inscription » humaniste athée « . Bien sûr, elle répondit non, tout en découvrant le sens de la neutralité laïque pour protéger son propre fils de tout affichage contraire à l’option familiale.
L’argent public dans un pays laïque ne doit aller qu’à ce qui est d’intérêt général.
Très pragmatiquement, n’est-il pas préférable, par exemple, que l’Etat subventionne les lieux de culte plutôt qu’ils soient financés par des pays étrangers, comme l’Arabie saoudite ?
Non. Dans un Etat de droit, nul pragmatisme ne doit violer les principes. Premièrement, en France du moins, si, il y a quinze ans, prévalait encore un déficit des lieux de culte musulmans, il n’est plus d’actualité aujourd’hui. Les statistiques du ministère français de l’Intérieur montrent que des prières de rue sont organisées alors que non loin de là, des mosquées sont vides. Deuxièmement, si l’Arabie saoudite finance des mosquées, cela ne lui donne pas le droit d’y imposer des discours qui violeraient les lois françaises. Prétendre qu’il faut subventionner des mosquées parce que c’est ainsi que l’on va contrôler ce qu’il s’y raconte, c’est suivre une logique de mécénat. Je paie l’orchestre, donc je dicte la musique. Or, dans un pays qui a le sens du bien commun, ce n’est pas par l’argent que l’on norme les comportements. C’est par la loi. Exemple. Il y a quelques années, un imam extrémiste a appelé à battre les femmes adultères dans la grande mosquée de Lyon. Avec la loi qui réprime toute incitation à la violence, on a pu le traduire en justice et le sanctionner durement. On a eu bien raison. Si un curé, dans une église, dit » Mort aux juifs, qui ont tué le Christ « , il est immédiatement traduit en justice pour incitation à la haine raciale. Bref, on n’a nul besoin de payer pour contrôler. L’argent public dans un pays laïque ne doit aller qu’à ce qui est d’intérêt général : des écoles publiques, des hôpitaux de proximité… Le citoyen de confession musulmane en profite autant que les autres. Supposons qu’il tombe gravement malade. Il va à l’hôpital et cela dure dix jours. S’il vit aux Etats-Unis, il devra payer 1 000 euros par jour. S’il vit en France, il ne paiera pas ces 10 000 euros grâce à la sécurité sociale. L’Etat permet à tous de consacrer l’argent privé à la conviction privée. Je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée qu’il faut s’adapter à l’islam. C’est à l’islam, et à toute religion, de s’adapter à la république laïque. L’Eglise catholique y a bien été obligée.
Quel regard portez-vous sur la laïcité belge ?
En Belgique, les laïques sont dans une situation paradoxale. Ils sont ravalés au rang d’une option spirituelle particulière. C’est lié, je crois, à l’histoire mouvementée de la Belgique. En fin de compte, les laïques belges, qui ne sont pas forcément des athées, ont jugé qu’après tout, puisque l’on finançait les religions, pourquoi pas eux. Pourquoi pas un pilier laïque à côté du pilier catholique ? Je ne me permets pas de juger cette histoire. Les laïques belges sont assez lucides pour ne pas défendre la laïcité comme une conviction spirituelle particulière parmi les autres mais comme ce que devrait être la laïcité, un cadre juridique et politique qui permettrait à toutes les options particulières de coexister. On pourrait très bien imaginer un pilier humaniste athée ou agnostique à côté des piliers catholique, protestant, musulman. Et les laïques pourraient alors structurer un Etat qui ne serait ni athée, ni religieux mais qui tiendrait la balance égale entre toutes les convictions. Bref, un Etat authentiquement laïque, se fondant sur les droits de tout être humain pour conjuguer la neutralité et la promotion de ce qui est juste pour tous.
Les festivités de son 50e anniversaire ont été l’occasion pour le Centre d’action laïque de lancer L’Appel de Liège, le 13 octobre. Plus de cent personnalités, dont Henri Peña-Ruiz, affirment dans ce texte que » le principe de laïcité permet la coexistence paisible des opinions et conceptions philosophiques ou religieuses « . Ils en appellent à » considérer la laïcité comme une exigence démocratique essentielle » et à » défendre son inscription dans les constitutions nationales et les traités internationaux « .
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