« La défense de la rationalité est l’aventure de notre temps »
Plus de deux siècles après les Lumières, l’obscurantisme regagne du terrain, jusqu’à ébranler nos démocraties. Le sociologue Gérald Bronner prône un nouveau discours de la méthode.
Le philosophe des sciences Karl Popper s’étonnait déjà, au début du siècle dernier, de la profusion de » théories nouvelles souvent échevelées « . Sommes-nous vraiment plus irrationnels aujourd’hui ?
Les flambées d’irrationalité ne sont évidemment pas nouvelles. Le combat rationaliste pouvait même sembler d’arrière-garde avec la sécularisation, l’augmentation du niveau d’études… Mais la dérégulation du marché de l’information est arrivée. Ce phénomène historique majeur a donné un avantage systématique à la crédulité sur la rationalité. Dans notre temps d’occupation de cerveau, cette dernière a perdu beaucoup de ses parts de marché. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que toutes les propositions intellectuelles sur le réel, toutes les représentations du monde se trouvent en concurrence frontale. Aujourd’hui, le détenteur d’un compte Facebook peut contredire un membre de l’Académie de médecine. Certes, on fait encore la différence entre un expert et un internaute lambda, mais cette concurrence engendre une baisse de notre vigilance intellectuelle.
Qu’entendez-vous par là ?
L’être humain peut croire une information parce qu’il a envie qu’elle soit vraie. S’il a à portée de main des arguments qui vont dans son sens, ce que lui offre Internet, il ne va pas chercher plus loin. Je pense que les vaccins sont dangereux ? Je vais aller lire des textes techniques sur les adjuvants à l’aluminium qui resteraient stockés dans le cerveau – thèse totalement réfutée par les études scientifiques. Nos intuitions fautives peuvent ainsi butiner sans hiérarchie dans toutes les propositions mises en concurrence.
En somme, nous avons été trop rationnels en pensant que la masse d’informations fournie par le Web permettrait de nous rapprocher de la vérité des faits ?
Ce ne sont pas les propositions les mieux argumentées qui l’emportent, en effet, mais celles qui sont les plus subjectivement satisfaisantes. L’internaute va vers les informations qui confortent ses croyances, comme les consommateurs vont vers les produits sucrés et gras du fait de la mondialisation de l’offre. Le vrai, on l’avait oublié, suppose un effort psychologique. Penser que la Terre est ronde ou qu’elle tourne autour du Soleil à une vitesse moyenne de 106 000 kilomètres par heure est parfaitement contre-intuitif. De même, l’idée du grand remplacement de la population européenne par les immigrés a beau être contredite par les données démographiques, certains se fondent sur des segments d’observation – leur quartier, la place du marché?- ou sur leur peur pour soutenir le contraire. Des milliers de gens font désormais sécession avec la raison et produisent leurs propres données en vue de créer une autre réalité. Ce phénomène est un défi qui traverse les démocraties. Défendre la rationalité, c’est défendre un monde intellectuel commun.
Est-ce la raison pour laquelle le « ressenti » des populations occupe une telle place dans le débat public, au détriment d’arguments plus objectifs ?
Pour ne pas trahir ce qu’elles croient être le peuple, les élites en viennent à nier ce qui constitue le fondement même de la démocratie, la poursuite de la vérité, sans laquelle la délibération est impossible. Or, la connaissance a des droits que la croyance ne peut pas revendiquer. Et chacun a droit à la rationalité. Il y a une forme de mépris social à enfermer les gens dans leurs erreurs en considérant qu’ils ont un » ressenti » à prendre en compte tel quel. La dérégulation du marché de l’information place nos démocraties à un moment carrefour de leur histoire : elles doivent faire des choix intellectuels, qui conditionneront leur nature. Ce n’est pas une coïncidence si les discours antivaccins ou climatosceptiques trouvent un écho particulier dans les pays populistes comme les Etats-Unis, le Brésil, l’Italie…
La pensée méthodique est-elle si simple à pratiquer ?
La première chose à faire est de s’interroger soi-même : pourquoi a-t-on envie que telle information soit vraie ? A-t-on utilisé les bonnes sources, a-t-on conservé sa vigilance intellectuelle ? Quels sont les arguments contradictoires ? Et, face à autrui, on doit partir du principe de la » charité interprétative » – la formule est du philosophe américain Donald Davidson : considérer que l’autre croit ce qu’il croit non parce qu’il est bête, mais parce qu’il a des raisons de le faire. On demande à son interlocuteur d’exposer ses arguments pour y déceler d’éventuelles erreurs. On ne discute pas sur le fond, mais du processus de raisonnement.
Le jugement rationnel n’est pas seulement ardu à appliquer. Il évoque aussi un monde froid, sans poésie, dont on n’a pas forcément envie dans notre époque cafardeuse…
Le rationalisme n’interdit nullement de porter un regard poétique sur le monde. Il propose de libérer l’individu de toute aliénation mentale. Mais vous avez raison, il manque à la rationalité une narration qui lui donne un souffle. Je prépare justement un spectacle, avec mon ami comédien Samir Bouadi, qui mettra en scène une histoire postapocalyptique où les rationalistes apparaîtront comme les derniers résistants. Pour moi, la défense de la rationalité est la grande aventure intellectuelle de notre temps.
Par Claire Chartier.
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