Laura Kövesi, la chasseuse de corruption européenne qui rapporte plus qu’elle ne coûte
Au cours de sa première année en tant que cheffe du nouveau Parquet européen, Laura Kövesi a confisqué trois fois plus d’argent que ce que coûte son institution. Mais la Roumaine ne se contente pas de lutter contre la corruption, elle doit également faire face à une importante opposition en interne.
Le bureau de Laura Kövesi est situé sur l’avenue John F. Kennedy à Luxembourg-ville. De là, elle dirige depuis l’année dernière le Parquet européen (Bureau du procureur général européen ou en anglais : European Public Prosecutor’s Office) qui compte 250 fonctionnaires. Leur mission : dénoncer la corruption, la fraude et autres malversations financières au sein de l’Union européenne. Après six mois, la nouvelle institution a déjà ouvert 576 enquêtes sur les milliards d’euros que l’Union européenne a perdus à cause de la fraude et de la corruption. Pour la première fois, une institution de l’UE peut mener ses propres enquêtes dans les États membres, déposer des plaintes et confisquer des biens. Il n’est donc pas étonnant que Kövesi ne soit pas appréciée de tous.
Est-ce que l’UE est capable d’agir conjointement contre les fraudeurs ?
« Je n’aime pas donner des interviews », nous dira-t-elle d’emblée. Son environnement de travail semble désert. Et ce n’est pas qu’une impression puisque de nombreux bureaux de ce bâtiment de 18 étages sont effectivement vides. La plupart de ses collaborateurs travaillent dans les 22 États membres de l’UE qui reconnaissent le Parquet européen.
Tout le projet tourne en réalité autour d’une question. Est-ce que l’UE est capable d’agir conjointement contre les fraudeurs ? Pour l’instant, ce n’est pas le cas : le paradis fiscal qu’est l’Irlande ne participe pas au projet, pas plus que la Pologne et la Hongrie, qui ont grignoté de l’intérieur leur État de droit pendant des années.
Et c’est à Kövesi de prouver que cet institut d’investigation européen n’est pas une utopie. Sa tâche en tant que procureur semble presque impossible : d’un côté elle se fait des ennemis dans plus de 20 pays, mais en même temps elle doit garder suffisamment de gouvernements de son côté pour assurer des ressources et un poids suffisant à son institution. Elle doit, tout en se constituant un réseau, rester indépendante et garder ses distances. Et elle doit surtout faire connaître son institution dans les différents état membres. Le nouveau procureur général veut prouver que l’Europe traque réellement les criminels et les fraudeurs qui nuisent aux intérêts des contribuables européens. « Nous n’aurons gagné que si les gens nous font confiance ».
Une parfaite inconnue, ou presque
Cela fait trois ans qu’elle a postulé pour le poste de procureur en chef. Lors de son entretien introductif avec les députés européens, la salle était pleine. Les membres de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures ont soumis, derrière leurs micros, les candidats à la question. A ce moment seul trois candidats étaient encore en lice et chacun a eu sept minutes pour se présenter. Kövesi était une parfaite inconnue sur la scène européenne, alors que ses concurrents étaient de facto qualifiés de favoris. Même le gouvernement de son pays d’origine, la Roumanie, ne l’a pas soutenue. À Bucarest, les politiciens fulminent contre elle et les médias pro-gouvernementaux ne cessent de l’attaquer. Des pirates ont même essayé de l’espionner par le biais de sa famille et de ses amis. Au point que lors de son audition Kövesi va déclarer: « Je sais que vous avez entendu beaucoup de choses négatives à mon sujet. Mais je veux qu’il soit clair pour tous que je n’ai absolument rien à cacher. »
Kövesi, 49 ans, a grandi à Mediaș, une ville tranquille des Carpates. Elle a étudié le droit à Cluj-Napoca, bien avant que la Roumanie ne rejoigne l’Union européenne. Au début de sa carrière, peu lui voyait un avenir riant. Si elle avait suivi les conseils de son père, elle serait devenue notaire. Mais elle opte pour la carrière de procureur. Dès l’âge de 26 ans, elle enquête sur le crime organisé dans la ville de Sibiu ; à 33 ans, elle devient la première femme procureure de Roumanie. Kövesi apporte un vent de changement dans cet étouffant club d’hommes. Elle récupère l’argent des contribuables à travers des saisies. « C’était révolutionnaire », se souvient l’avocat roumain Marius Bulancea. Bulancea a fait la connaissance de Kövesi dans les années 2000 et travaille aujourd’hui sous ses ordres au parquet européen.
L’idole du mouvement anticorruption en Roumanie
En 2013, Kövesi sera chargée de l’unité nationale anticorruption DNA. Ce service est une épine dans le pied du gouvernement de Bucarest, qui tente de réduire sa force de frappe en ne lui attribuant qu’un budget dérisoire. La Roumanie est actuellement classée 69e dans l’indice de corruption de Transparency International, et de nombreux hommes politiques roumains ne semblent pas s’en inquiéter outre mesure. Pendant le mandat de Kövesi, la corruption devient un sujet central dans le pays. Le débat devient même houleux en 2015. Cette année-là un incendie dans une boîte de nuit va tuer 65 personnes et de nombreuses autres victimes vont encore mourir des suite d’infections car on avait magouilles autour du désinfectant de l’hôpital. Des milliers de Roumains vont alors descendre dans la rue sous le slogan « La corruption tue ».
C’est l’institution de Kövesi qui mène l’enquête et elle devient rapidement l’idole du mouvement anti-corruption. Aujourd’hui encore, son image orne diverses façades de Bucarest. Les enquêteurs de Kövesi ont traduit en justice des hommes politiques et des hommes d’affaires de haut rang. Parmi eux figurent deux anciens premiers ministres et 11 ministres, dont certains étaient encore en fonction.
Pendant le mandat de Kövesi, le gouvernement ira jusqu’à envisager d’introduire une loi qui rendrait la corruption passible de poursuites qu’à partir de 44 000 euros. Lorsque Kövesi a ouvre une enquête sur Liviu Dragnea, le président du parti au pouvoir, le PSD, le gouvernement cherche à s’en débarrasser. Elle reçoit des menaces et craint même pour sa vie. En 2018, elle sera finalement licenciée par Klaus Johannis, le président roumain. Kövesi dira que c’était là « le moment le plus difficile » de sa vie. Aujourd’hui encore, la colère est palpable, même si la Cour européenne des droits de l’homme a par la suite condamné le licenciement comme étant illégal.
Kövesi, Dame de fer
Entre-temps, Kövesi s’est aussi taillée une réputation de dame de fer au sein des institutions européennes. « Personne n’incarne mieux les valeurs du Parquet européen « , déclare André Ritter, un ancien concurrent pour son poste. Ritter fait désormais partie de l’équipe de Kövesi. Monika Hohlmeier, la présidente de la commission des budgets, la qualifie de » Incarnation de Dame Justice ».
Plus que les autres candidats, elle représentait la volonté de s’attaquer à ceux qui sont au pouvoir. Pour le Parquet européen, cette réputation est importante : dans le secteur privé, les meilleurs avocats sont souvent mieux rémunérés qu’à l’UE. Le courage de Kövesi et son professionnalisme peuvent servir de contrepoids pour attirer des avocats plus talentueux. Pour que le Parquet européen passe du stade de concept à celui d’une institution efficace, il faudra plus que cela : des compétences politiques, de la diplomatie, un carnet d’adresses et, surtout, de bons enquêteurs dans toute l’Europe. Pour résoudre les nombreux problèmes que rencontrent ses troupes, Laura Kövesi doit rassembler des ressources, éviter les boycotts et passer à travers un sinueuse bureaucratie. Contrairement à la Roumanie, elle ne peut guère compter sur ses réseaux dans l’UE.
La bureaucratie, ce poison
Kövesi n’est membre d’aucun parti. Et, selon ses propres dire, la diplomatie n’est pas son point fort. Les chercheurs indépendants et les diplomates de l’UE ne doivent pas nécessairement vivre en désaccord, dit-elle : « Notre tâche n’est pas la diplomatie, mais l’enquête ». Elle décrit son emploi du temps comme suit : « beaucoup de réunions ». Et lorsqu’on lui demande si ce sont les campagnes médiatiques ou la bureaucratie qui sont le plus dangereux pour son travail, elle répond sans hésiter : la bureaucratie.
Elena Calistru, directrice de l’organisation roumaine de lutte contre la corruption « Funky Citizens », déclare : « Les gens veulent voir des héros ». Et, selon elle, Kövesi parlait à la presse uniquement pour cette raison. « Sauf qu’une institution doit pouvoir fonctionner même lorsque ses héros tombent de leur piédestal ». Calistru connaît Kövesi depuis 10 ans et apprécie son travail, mais cela ne l’empêche pas d’affirmer également que, lorsqu’elle était procureur général de Roumanie, Kövesi n’a pas réussi à instaurer des règles pérennes. Il n’était ainsi pas toujours évident de savoir pourquoi on enquêtait sur certains cas et pas sur d’autres.
Dans le cadre de ses nouvelles fonctions, Kövesi voyage de plus en plus à travers l’Europe. Elle s’est rendue en Slovénie, car le pays avait des problèmes avec la nomination des enquêteurs du Parquet européen. Ensuite, elle s’est rendu à Malte, qui n’ouvre pas d’enquêtes. Elle rencontre des collègues et des ministres, mais aussi les familles du journaliste d’investigation slovaque Ján Kuciak et de sa fiancée Martina Kušnírová, qui ont été assassinés pour avoir enquêté sur la corruption. Trois semaines après le début de la guerre en Ukraine, elle était également sur place pour sceller la coopération avec le procureur général ukrainien.
La discrétion comme nouvelle règle
Dans les interviews, Kövesi avait l’habitude de beaucoup parler d’elle, s’enthousiasmant pour le luxe, mangeant des pizzas en pyjama ou déplorant le fait qu’elle n’avait pas d’enfants. Plus rien de tout cela aujourd’hui. Toute personne qui lui envoie une question sur WhatsApp reçoit, en quelques minutes, une réponse polie, mais distante. De vieilles connaissances disent que c’est la stratégie pour Kövesi : mieux vaut se cacher que de devenir à nouveau une cible. Pourtant, pour Kövesi, garder systématiquement ses distances peut être dangereux. A force de s’isoler, on n’atteint plus personne.
Fin avril, Kövesi a présenté devant le Parlement Européen la première année du Parquet européen. Elle a cité quelques chiffres du rapport sur son institution : au cours de ses sept premiers mois, le Parquet européen a lancé près de 600 enquêtes et saisi 147 millions d’euros. C’est trois fois plus que ce que coûte l’institution elle-même. L’UE a aussi augmenté de 12 millions d’euros le budget de Kövesi pour 2022, un succès majeur pour le procureur général : « Notre travail montre que l’Europe n’est pas synonyme de faiblesse. Plusieurs députés l’ont également remerciée pour son travail. Mais Kövesi veut plus. Pour rendre le Parquet européen encore plus indépendante des gouvernements nationaux, elle a besoin d’encore plus de pouvoir et d’argent. Sauf que pour l’obtenir, l’institution doit être modifiée. Et cela n’est possible qu’avec le soutien de la Commission et des États membres.
Or celui de ces derniers est loin d’être acquis. Au cours de la première année de travail, plus de la moitié des enquêtes ont été menées dans quatre pays seulement : l’Italie, la Bulgarie, la Roumanie et l’Allemagne. La présidente de la commission des budgets, Monika Hohlmeier, est disposée à soutenir la demande de Kövesi en faveur d’un budget plus élevé, tout en prévenant que le sujet pourrait rester « l’un des derniers points » sur la liste. Après la réunion de fin avril, Mme Hohlmeier dira qu’elle appréciait le caractère stoïque de Kövesi qui ne se laisse pas déséquilibrer par les interventions politiques. « Elle est complètement inébranlable ».
Kövesi, elle était partie depuis longtemps pour prendre l’avion vers son prochain rendez-vous. Car si elle veut faire connaître son institution, elle devra voyager beaucoup.
Lina Verschwele
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