Kaja Kallas, le nouveau visage de la diplomatie européenne
Saluée pour son intransigeance à l’égard de la Russie dans la guerre en Ukraine, Kaja Kallas devra apprendre la diplomatie en tant que Haute représentante pour les Affaires étrangères de l’UE.
Il faut s’imaginer le contexte du printemps 2021. L’emprisonnement de l’opposant Alexeï Navalny, la répression continue des ONG et l’animosité affichée envers le tout récent président ukrainien Volodymyr Zelensky font largement douter des intentions pacifiques de la Russie. Lors du Conseil européen de juin, Emmanuel Macron et Angela Merkel proposent aux Vingt-Sept l’organisation d’un sommet avec la Russie pour désamorcer la bombe. A peine arrivée au pouvoir en Estonie, la Première ministre Kaja Kallas prend alors la parole. Avec audace et aisance. La suite est racontée par l’essayiste française Sylvie Kauffmann dans son livre Les Aveuglés (Stock, 2023). «C’est à une démolition dévastatrice de la proposition franco-allemande qu’elle [Kallas] se livre. « Elle l’a fusillée », dit un témoin, « Le ton était très dur. C’est un peu son tempérament ». « J’ai juste dit que ce n’était pas bien », raconte-t-elle, faussement modeste, « Et j’ai argumenté. » L’argument massue : « On a toujours dit que l’on n’aurait pas de sommet avec Poutine tant qu’il n’aurait pas rendu la Crimée. Or, les conditions ne sont pas remplies, alors de quoi aurons-nous l’air? Cela voudra dire que notre parole ne vaut rien! ».» Kallas vexe un peu la chancelière allemande, mais son franc-parler convainc et la proposition est abandonnée. L’Estonienne confiera plus tard avoir cru que son intervention avait anéanti les relations de son pays avec l’Allemagne. Elle venait surtout de forcer le respect du continent.
«Sur la question ukrainienne, Kaja Kallas va devoir entretenir une solidarité européenne pour maintenir la pression sur la Russie.»
«Le bon ton»
Trois années ont passé et la native de Tallinn n’a jamais baissé de ton face à la Russie, dont elle est une des critiques les plus virulentes en Europe. Depuis qu’elle dirige le gouvernement estonien, Kallas a enlevé des monuments de guerre datant de l’ère soviétique de l’espace public de la ville de Narva –ce qui lui a valu un mandat d’arrêt émis par Moscou–, elle a publiquement affirmé que Vladimir Poutine devait être jugé comme un criminel de guerre, et elle a surtout pressé ses partenaires européens de continuer à armer l’Ukraine. En consacrant 1,66% de son PIB à l’aide financière, humanitaire et militaire à destination de Kiev, l’Estonie se classe juste après le Danemark (1,83%) en tant que pays le plus généreux du monde au regard de sa démographie. Tallin a accueilli plus de 52.000 réfugiés de guerre ukrainiens, soit à peu près 4% de sa population de 1,3 million d’habitants. «Les Estoniens ont tiré la leçon de leur histoire douloureuse quand le mal triomphe et que les grands pays absorbent les plus petits», estimait Kallas en septembre 2022 au micro d’ERR, le média public national.
Son discours belliciste ne diffère pas spécialement de celui de ses homologues baltes, également limitrophes de la Russie, mais elle a ce don de ne pas le teinter de revanche. Elle fait pourtant souvent référence au demi-siècle d’occupation russe dans son pays et notamment à la déportation massive de 90.000 ressortissants des pays Baltes en 1949. Sa mère, Kristi, n’avait que six mois quand elle fut convoyée dans un wagon à bestiaux avec ses aïeuls en direction d’un camp de prisonniers en Sibérie, très probablement parce que l’arrière-grand-père de Kallas avait contribué à la création de la première République estonienne en 1918. «Le 24 février, jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, a doublement marqué l’Estonie parce que c’est aussi celui de la fête nationale, précise un observateur de l’actualité balte. La sidération était telle que beaucoup de questions nationales sont directement passées au deuxième plan. Kaja Kallas a gagné ses galons tant à l’échelon national qu’international en prenant la question au sérieux et en adoptant directement le bon ton.»
Face au schiste
Kaja Kallas sillonne les couloirs du Parlement estonien depuis 2011 sous la liquette du Parti de la Réforme, une formation libérale de centre-droit créée par son père, Siim Kallas, ancien Premier ministre (2002-2003) et ex-vice-président de la Commission européenne (2004-2014). Après une parenthèse de quatre ans en tant que députée européenne, notamment active au sein de la commission de l’Industrie, de la Recherche et de l’Energie du Parlement, l’avocate de formation a coup sur coup pris la tête de son parti puis remporté les élections législatives en 2019. Faute de pouvoir former une majorité et face à la solidité de vieilles alliances, elle a toutefois dû attendre deux ans et la démission du Premier ministre Jüri Ratas, impliqué dans un scandale de corruption lié au financement de son Parti du centre, pour devenir la première femme cheffe du gouvernement en Estonie. Kaja Kallas a ensuite féminisé son équipe, fait tomber sa coalition avant d’en créer successivement deux autres tout aussi triomphantes dans les urnes, et donc positionné son pays sur la carte géopolitique de la guerre en Ukraine… En parallèle, la Tallinnoise a contribué à rendre légal le mariage pour tous et pousse le développement digital d’un pays pourtant déjà doté d’infrastructures numériques parmi les plus avancées au monde. «Devenons la région la plus renommée pour les sociétés numériques, par exemple en mettant en place des prescriptions électroniques transfrontalières pour nos citoyens, en étant la région la plus sûre en cyberrésilience, ou en établissant une nouvelle vallée technologique nordique incluant l’IA», disait-elle, en 2023, à la Di Världen Conference de Stockholm.
L’environnement fait également partie de ses chevaux de bataille. «Kallas a même changé l’appellation ministère de l’Environnement en ministère du Climat pour regrouper notamment le transport, l’environnement et l’agriculture», rappelle une source proche de la politique estonienne. Elle cherche par ailleurs à atteindre une économie neutre en carbone et à abandonner l’exploitation des schistes bitumineux, qui assurent encore aujourd’hui plus de la moitié de la production nationale d’électricité. «Le gouvernement joue pas mal avec les chiffres pour gonfler la diminution.» Il faut dire que les industries du schiste se situent principalement dans le nord du pays, une région plus défavorisée où le lobbying des industries va bon train pour retarder les périodes de transition. Et Kallas n’a peut-être pas envie de risquer une baisse de popularité, elle qui s’est déjà vu reprocher par une partie de la population sa tendance à détricoter la protection sociale. Elle qui a également dû gérer une tempête voici quelques mois, lorsque le média national ERR a révélé que la compagnie de transport Stark Logistics, copropriété de son époux Arvo Hallik, poursuivait ses activités en Russie. Elle a refusé la démission, mais «ses réponses quant à l’implication de son mari n’ont pas vraiment convaincu la population, qui le lui a peut-être fait payer en accordant un siège en moins à son parti aux élections européennes», poursuit cette même source.
«L’enjeu pour elle sera de maintenir cette position “d’équiproximité” au Proche-Orient.»
Attendue au tournant
Ce retour à l’Europe parée du poste de Haute représentante pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité tombe peut-être à pic pour la quadragénaire. D’autant que cette nomination revêt une importance symbolique pour cette nouvelle «Dame de fer», surnom hérité de ses positions fermes à l’égard de la Russie, qui se réjouit que l’Europe de l’Est puisse désormais être entendue. En tant que cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas assurera la représentation de l’UE dans les relations internationales, présidera le conseil des ministres des Affaires étrangères et assumera le rôle de vice-présidente de la Commission pour les relations extérieures. «Sur la question ukrainienne, Kaja Kallas devra entretenir une solidarité européenne pour maintenir la pression sur la Russie, qui voit sa nomination d’un œil relativement hostile», précise Tanguy de Wilde d’Estmael, professeur de relations internationales à l’UCLouvain. «Vu ses positions, on peut cependant imaginer qu’en cas d’amélioration des relations entre Bruxelles et Moscou, elle laissera probablement la main au futur président du Conseil européen António Costa.»
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L’Estonienne sera surtout attendue au tournant sur un autre dossier bouillant: la situation au Moyen-Orient, sur laquelle ses prises de parole sont plus rares et mesurées. «L’enjeu pour elle sera de maintenir cette position « d’équiproximité » tout en parvenant à insérer la paix dans un tissu de relations économiques dont l’UE serait un acteur central», souligne Tanguy de Wilde d’Estmael. Alors que l’influence de l’UE au Moyen-Orient et dans les pays du Sud a plutôt tendance à baisser, les décisions de la Haute représentante pour les Affaires étrangères devront (re)solidifier la place de Bruxelles sur la carte géopolitique. «L’attractivité de l’UE s’arrête à ses portes, insiste le professeur de l’UCLouvain. Au-delà, on est face à des puissances qui ne partagent pas les mêmes valeurs en matière d’économie ou de démocratie. Kaja Kallas devra donc positionner l’Europe dans un monde de rapports de force alors même que l’intégration européenne s’est déterminée par la soustraction à la marque de puissance.» Selon l’expert en relations internationales, Kaja Kallas coche toutes les cases de la diplomatie avec sa maîtrise des langages et des relations… Reste à voir si elle pourra passer le voile de la diplomatie sur son intransigeance en parvenant notamment à faire la synthèse des positions parfois antagonistes des différents Etats membres.
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