Jérémie Renier : Pied au plancher
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le comédien Jérémie Renier.
La scène se déroule dans une rue pavée du centre-ville, une arrière-maison considérée comme l’une des plus vieilles de Bruxelles ; jadis un restaurant, aujourd’hui un bar à cocktail : Le Vertigo. Il appartient à Jérémie Renier et à deux de ses amis, dont l’un l’est depuis l’enfance. Un vieux pote, comme l’attaché de presse qui vous prie d’excuser le retard de Jérémie. » Un quart d’heure tout au plus « , signale-t-il, navré mais sans paraître véritablement étonné. D’ailleurs, il faut nous réjouir que le rendez-vous n’ait pas été annulé : » Avec lui, tout est possible. Surtout quand les interviews durent plus de vingt minutes. C’est pas son truc, parfois il peine à entrer dedans, parfois il n’arrive plus à en sortir « , confie-t-il mains plongées dans son caban, guettant sans conviction l’arrivée de la star de cinéma à travers les petits vitraux ailés de plomb.
En cette fin d’après-midi, le barman, lui, s’organise. Derrière le zinc, il remplit les frigos, prépare ses condiments et organise ces mille et une choses qui transforment un vulgaire gin tonic en un breuvage » mixologique » à deux doigts des vertus thérapeutiques. Les serveurs, eux, arrivent au compte-gouttes. Certains s’attaquent aux tables, d’autres à la terrasse tandis que l’un des propriétaires fait des allers-retours avec sa voiture pour décharger ses courses alors qu’initialement il partait » juste chercher des bougies chez Ikea « . Comme tout le monde.
Musique à fond, ici chacun vaque à ses occupations quand débarque le maquilleur, beautycase à la main. Méthodiquement, il déballe son matériel et aménage son espace de travail : cotons et lotions derrière, brosses et laque sur le côté, pinceaux et poudres devant. Et puis, c’est la photographe qui entre en scène. Très en avance, elle observe d’un oeil curieux le petit salon de maquillage avant de planter sa grande valise au centre de la pièce et d’en sortir ses objectifs comme un conservateur de musée le ferait avec des oeufs de Fabergé. C’est une ambiance entre chien et loup, pile entre le travail et la détente, un mix musical à mi- chemin entre le vaudou et Le Seigneur des anneaux version électro et qui, pour un observateur non averti, passerait plus volontiers pour un shooting mode que pour une interview pour un newsmagazine.
La tension nerveuse va crescendo, le suspense gonfle, l’établissement va bientôt ouvrir ses portes et tandis que l’équipe » bar » compte bien être dans les temps, l’équipe » mode » espère ne pas attendre pour rien le comédien. Quarante-cinq bonnes minutes plus tard, soupir collectif de satisfaction : Jérémie Renier, comme un grand soleil, débarque dans une chemise à l’imprimé palmiers. iPhone à la main, il s’installe dans un réflexe pavlovien près du maquilleur tout en balayant son écran à la recherche de ses oeuvres d’art préférées. Il avait compris » artistes » et non » oeuvres « , du coup il pianote pour trouver ce qui pourrait vous contenter. Assis sur le dossier d’une banquette, il fait l’effet d’un pape en train de se faire repoudrer le nez juste avant d’apparaître sur son balcon, le dimanche de Pâques. La photographe estime qu’il n’en a vraiment pas besoin, de poudre. L’attaché de presse, lui, pense surtout que c’est » purement psychologique « . La petite équipe s’en va alors dans une rue adjacente pour faire la photo. Et de retour après quelques minutes seulement, on en déduit que les photos, ce n’est pas vraiment son truc non plus.
Besoin de contrôle ou désir de protection, le comédien qui passait récemment derrière la caméra pour Carnivores, un film écrit et réalisé avec son frère Yannick, rejette tout de go ces deux arguments. C’est juste le » jeu de l’image et de la promo qui veut ça « , sans compter que se retrouver avec une photo ratée qui vous suit pendant des années sur Internet, ça fait un peu râler. Bien installé sur la terrasse, il contemple à présent les clients, tout content à l’idée d’inaugurer enfin la fin de semaine et de transformer l’apéro du jeudi en célébration de prévendredi.
Mister duo
Casquette de proprio sur la tête, Renier confie adorer ce nouveau rôle qui l’occupe, de loin certes, mais qui l’intéresse vraiment. Apprendre un nouveau métier grâce à ses amis, mais aussi avoir le plaisir de se confronter à d’autres enjeux que le cinéma, explique-t-il en croisant ses baskets blanches. Question d’âge sans doute, pour un comédien qui, tout gamin, postulait pour le rôle de Toto le héros et qui, à 14 ans, décrochait le premier rôle dans La Promesse, des frères Dardenne. Ensuite, quelques conneries, une scolarité qui foire, un passage à Saint-Luc avant d’atterrir aux Beaux-Arts et de rejoindre Paris, à 17 ans. Là, le succès, des réalisateurs fidèles (Dardenne, Ozon, Bonello…) et un rôle qui, malgré la haute qualité des précédents, inscrit définitivement le comédien dans la mémoire du grand public, Cloclo ou le biopic de Claude François. Comme le chanteur, Jérémie a tout fait très vite. Jeune, il s’entourait des plus grands, attendait avec impatience que les années le fracassent et s’amourachait de femmes dix années plus âgées que lui avant de devenir papa à 20 ans. Aujourd’hui, il ne se sent toujours pas vieux et contrairement à d’autres du milieu, il n’a aucune volonté de rajeunir mais ressent l’envie d’encore plus se diversifier. Le bar, la réalisation de Carnivores, » ce n’est pas un one shot » : il y aura peut-être un documentaire et qui sait encore ce que la vie mettra sur son chemin. A 37 ans, Renier l’affirme, il n’a toujours pas de plan de carrière.
L’art, par contre, a toujours fait partie de sa vie. Cours de théâtre, mime ou cirque, l’enfant passe des castings et visionne les vidéos de son père quand il ne s’amuse pas à faire des petits films avec ses copains. Carnivores n’est donc pas un hasard mais un aboutissement. Sur le fond, l’histoire de deux soeurs actrices, l’une est belle et célèbre, l’autre est pauvre et galère. Un thriller où, symboliquement, les frangines rivales finissent par s’entredévorer. L’histoire, c’est avec son propre frère – comédien également – qu’il l’a imaginée et réalisée. Ses projets se font d’ailleurs souvent à deux : le film (avec le frère), une petite boîte de fabrication de doudous (avec la mère de ses deux garçons) et probablement, un jour, un hôtel à Valence, avec la future maman de sa petite fille. » Faire les choses seul, ça ne m’intéresse pas beaucoup, c’est plus gai de les partager. Pour le film, c’est grâce à Yannick si nous l’avons réalisé. Sans lui, je n’aurais pas osé. Ça remonte sans doute à l’enfance mais sa présence me rassure. »
L’interview vient de dépasser la barre des vingt minutes. Et Jérémie Renier ne s’est pas levé. On a déjà l’impression d’avoir gagné la floche, à la foire. Mais c’est carrément une pluie de confettis qui s’abat sur cette petite table quand le comédien commande un verre de rosé ! Comme dans un jeu vidéo où le joueur a le droit de passer d’un niveau, on vient d’obtenir celui de poser encore des questions. Il n’est pourtant pas désagréable, ce garçon. Même sympathique. C’est juste qu’il semble vivre dans un monde qui n’appartient qu’à lui.
Soif de trash
Sa sélection d’oeuvres d’art ? L’acteur bruxellois révèle ne pas avoir une grande mémoire visuelle. Des expos dans les musées et les galeries, oui, plein, mais rien à faire, il n’imprime pas. Pourtant il collectionne, mais » rapidement « . Surtout des photos. Car acheter de l’art, » ce n’est pas un achat, c’est l’une des passions les plus nobles » qu’il connaisse car, » loin d’amasser des valeurs, il s’agit avant tout d’une transmission entre les hommes « .
Jérémie dévoile aussi avoir toujours été fasciné par ces artistes qui dédient toute leur vie à leur art, comme ces » immortels » qui parviennent à traverser les âges et les temps. Sur le fond, lui, il espère rester » libre » face à sa » passion, pouvoir décrocher du cinéma un jour « , s’il le désire, et se recycler dans autre chose. A l’image de Daniel Day-Lewis qui, après des sacrifices colossaux pour un rôle, se retire pour mieux se nourrir d’autres choses, comme la cordonnerie en Italie. » Jusqu’où la passion nous enrichit-elle et quand commence-t-elle à nous détruire ? « , s’interroge-t-il.
Finalement, les arts plastiques c’est comme le cinéma, les choses ont beau être belles, si elles ne vous dérangent pas un peu, elles en deviennent presque inutiles. » L’art doit rester un vrai choix mais qui devient de plus en plus difficile. Aujourd’hui, le cinéma subit la dérive du politiquement correct car il est devenu un business avant tout. Un film comme La Grande Bouffe ne pourrait plus être un succès au box-office. Par conséquent, le monde du septième art s’autocensure pour être sûr de rentrer dans ses sous. » D’ailleurs, Renier se verrait bien dans un film légèrement trash, du genre Shame, de Fassbender. Et c’est sans doute pour ces raisons qu’il a choisi Big Man, de Ron Mueck, une sculpture de plus de deux mètres de hauteur découverte dans une expo au Grand Palais, à Paris : » Il est tellement dérangeant qu’on a du mal à le regarder. Mais même s’il nous gêne, il n’en reste pas moins que c’est de l’art, du vrai. Ici, l’artiste ne fait aucune compromission, c’est dérangeant mais puissant ! »
Plan bonheur
Pour ses deux autres choix, le comédien a du mal à se prononcer tant il adore l’univers de nombre d’artistes. Parmi ceux-ci, une photographe américaine, Vivian Maier, une nurse qui, à ses heures perdues, arpentait les rues à photographier des inconnus. Et même si la photo et la musique restent ses deux grandes passions, Jérémie Renier ne dédaigne pas la peinture comme celle d’Hopper ou de Basquiat, son grand coup de coeur.
A la question » Qu’est-ce qu’une vie réussie ? « , il confesse que son but est avant tout » d’être heureux » et de parvenir à cette conscience du moment présent. » Etre heureux avec moi-même, sans devoir me combler de choses pour me donner l’impression de l’être. » Pas de plan de carrière, ni de trajectoire toute tracée, d’ici à quelques années Renier abordera la quarantaine avec sérénité et spontanéité.
Jean-Michel Basquiat (1960 – 1988)
On pourrait résumer l’ascension de ce géant de l’art américain à » un petit gars de Brooklyn qui ne voulait être qu’artiste et rien d’autre « . Sans aucune formation mais plutôt malin, Basquiat se fait rapidement remarquer en taguant, non pas les métros new-yorkais ou les lieux discrets mais les murs des quartiers chics des galeries de Soho. Transférées sur des toiles, ses premières oeuvres lui valent la reconnaissance du public et l’intérêt d’amateurs éclairés. De nombreuses expositions, de belles collaborations avec de grands artistes, comme Andy Warhol… Basquiat est vite considéré comme le maître de l’underground américain. Dommage que son amour de l’argent, de la fête et des drogues le fasse rejoindre le fameux club des célébrités mortes à 27 ans.
Sur le marché de l’art. Pour situer, 100 euros investis en 2000 dans une oeuvre de Basquiat en valent aujourd’hui 1 011. Sans compter que l’artiste a pulvérisé l’an dernier son propre record : plus de 57 millions de dollars comme prix de départ pour un tableau sans titre, finalement acquis pour 110,5 millions. En bref, pas de peinture à moins de 500 000 euros.
Vivian Maier (1926 – 2006)
» Je viens avec ma vie et ma vie entière est dans ces cartons « , lâche-t-elle à ses derniers patrons, en 1987. Elle vient d’être engagée pour s’occuper de leurs enfants, après en avoir élevé pas mal d’autres, durant des années. En parallèle, elle fait énormément de photos mais de manière confidentielle : à sa mort, on ouvre enfin les deux cents caisses remplies de photos, qui trouveront aquéreur aux enchères, pour 400 dollars.
Sur le marché de l’art. Ce petit trésor d’humanité, l’heureux enchérisseur ne s’est pas privé de le valoriser. Sur eBay d’abord, dans de nombreuses expositions ensuite. Désormais, une photo de Vivian Maier est disponible sur le premier marché aux environs de 3 000 euros.
Ron Mueck (1958)
Plasticien d’origine australienne, il démarre dans la fabrication de mannequins publicitaires. Quinze ans plus tard, il ressent l’envie de réaliser ses propres sculptures. Hyperréaliste, avec ses humains géants en silicone, Mueck ne vous épargne rien : l’obésité, la vieillesse ou la maladie sont ses terrains de prédilection. Au final, une carrière internationale saluée par le monde de la création.
Sur le marché de l’art. Ses oeuvres ne cessent de grimper : une petite tête coûte au bas mot 30 000 euros et un nouvau-né posé sur sa mère sur la table d’accouchement en vaut 460 000.
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