© LOÏS DENIS

Ilios Kotsou : « Il ne faut pas confondre plaisir et bonheur »

Loïs Denis Journaliste

Souvent surnommé « Monsieur bonheur », Ilios Kotsou s’est emparé de la question du bien-être. Docteur en psychologie et spécialiste des émotions, il insiste sur l’importance de vivre dans des conditions décentes et d’entretenir le lien social pour être heureux. Un regard optimiste, sans naïveté, sur la notion de bonheur.

Que signifie le bonheur ?

Le plus simple, pour être pragmatique, c’est de se demander : c’est quoi, le contraire du bonheur ? Souvent, quand on se sent malheureux, on est en manque de quelque chose, de quelqu’un, d’une place dans la société. On se sent isolé parce qu’on est coupé socialement des autres. On se sent rejeté ou on ne trouve pas sa place. On se retrouve également désorienté en ne sachant pas où aller dans la vie. Et donc le bonheur, ce serait quoi ? Ce serait un sentiment de plénitude. Le fait de se sentir en lien avec les autres, c’est-à-dire sentir qu’il y a des personnes sur lesquelles on peut compter, sentir qu’on a des liens avec les autres êtres humains, que l’on fait partie d’une communauté humaine. C’est avoir l’impression que notre vie a du sens. Il ne faut pas confondre plaisir et bonheur. Le plaisir est quelque chose d’important dans la vie. Mais le bonheur, ce n’est pas le plaisir qui, lui, est éphémère. Le bonheur n’est pas une émotion positive. On peut voir le bonheur comme une orientation dans sa vie. C’est un type de regard plutôt qu’un état. C’est se demander : comment, dans ma manière de faire face au monde quand il va bien et quand il va mal, puis-je trouver une vie qui me donne le sentiment qu’elle vaut la peine d’être vécue ?

Les gens plus généreux sont heureux et les gens heureux sont plus généreux.

Peut-on mesurer le bonheur ?

Il faudrait différencier le bonheur individuel du bien-être collectif. Le bonheur individuel, c’est assez simple. Il suffit de demander à quelqu’un : sur une échelle de 0 à 10, dans quelle mesure avez-vous le sentiment que votre vie vaut la peine d’être vécue ? Par nature, le bonheur est subjectif. Ce qui est intéressant, c’est qu’on peut corréler ce sentiment subjectif à des paramètres neuroanatomiques. On voit, par exemple, que les gens qui se disent davantage heureux sont aussi ceux qui ont des paramètres immunitaires qui fonctionnent mieux.

Concrètement, comment devenir heureux ?

Le bonheur passe par la connaissance de soi-même qui permet de travailler sur ses ressources et de les cultiver, comme on prendrait soin d’un jardin. Il faut apprendre à diriger notre attention pour qu’elle ne soit pas seulement happée par des facteurs extrinsèques, c’est-à-dire la célébrité, l’argent, la comparaison, etc. Mais elle doit se nourrir des domaines plus intrinsèques : la gratitude, l’émerveillement, la beauté de la vie, le fait de savourer.

Avec les crises économique, sociale et environnementale que nous traversons, comment aborder le bonheur ?

Avec les réseaux sociaux, on est directement confrontés à la souffrance du monde entier. On détruit la planète comme on ne l’a jamais fait auparavant. On est tous confrontés à la pollution et aux nappes de plastique sur les océans. Il y a un sentiment d’impuissance. En 2019, on ne peut pas ignorer l’état du monde. La mondialisation et les technologies de l’information ont apporté le monde, avec tout ce qu’il a de terrible et de beau, dans notre maison. On ne peut plus se voiler la face. Donc, être lucide est important.

Justement, comment concilier lucidité et bonheur sur une planète qui brûle ?

Soit on s’enferme dans le monde de la consommation qui demande toujours plus. Soit on devient désespéré dans un monde  » pourri « . Ou alors on se dit : on fait avec ce qu’on a. C’est ce que font les jeunes avec les grèves pour le climat. Ils se posent la question : avec ce qu’on a, comment faire pour aider le monde à être un meilleur endroit pour vivre ? Je pense que le grand défi, c’est de parvenir à prendre soin de soi et à aider le monde à aller mieux. Ce n’est pas facile, le bonheur en 2019 et, pour moi, ça ne peut être qu’un bonheur engagé.

C’est quoi un bonheur « engagé » ?

Un bonheur qui repose sur trois dimensions. La première est personnelle et concerne notre attention, c’est-à-dire orienter notre esprit sur ce qui nous entoure et sur le positif, par la méditation par exemple. La deuxième dimension est l’altruisme, la manière de s’engager envers les autres. Cela peut être mes proches, mes voisins, des jeunes de mon université, les réfugiés du parc Maximilien à Bruxelles. Peu importe la manière, je suis engagé auprès des autres. Des études montrent que les gens plus généreux sont heureux et les gens heureux sont plus généreux. La troisième dimension est l’engagement pour la Terre, que ce soit par les grèves pour le climat ou les ramassages de mégots, par exemple. Au lieu d’avoir un sentiment d’impuissance, c’est se dire : je fais quelque chose. Et même si ce que je fais n’aura pas d’effet, au moins j’aurai fait ce que j’ai pu. C’est un sentiment de cohérence, le fait d’être fidèle à nos directions de vie, à ce qui nous importe.

Marche pour le climat : avec ce qu'on a, se battre pour un monde plus heureux.
Marche pour le climat : avec ce qu’on a, se battre pour un monde plus heureux.© Nicolas Landemard/belgaimage

Le bonheur semble être avant tout collectif. Peut-on jouir d’un bonheur strictement individuel ?

Nous sommes des animaux sociaux et notre bonheur passe par les autres. D’ailleurs, les études scientifiques montrent que le premier prédicteur du bonheur, ce sont les liens sociaux. C’est le sentiment de pouvoir compter sur des personnes, de pouvoir prendre soin des autres, etc. On sait qu’être isolé est mauvais pour la santé physique. Le fait de se sentir rejeté crée, au niveau neuro- anatomique, le même type de douleur qu’une souffrance physique.

Les personnes vivant dans la précarité, souvent isolées, peuvent-elles atteindre le bonheur engagé que vous décrivez ?

Sur la planète, les milliards de personnes qui n’ont pas des conditions de vie décentes n’ont pas besoin d’un philosophe ou d’un psychologue pour leur dire comment être heureux. Elles ont besoin d’une société qui assure des conditions décentes pour qu’elles puissent tout simplement vivre. Le matérialisme ne rend pas heureux. Par contre, la privation de liberté et de ressources rend malheureux. Il faut donc une société qui construise un climat de confiance et de liens, dans laquelle chacun peut exprimer sa singularité et se connecter à la commune humanité. On vit dans un monde où les inégalités se creusent et il paraît peu probable que cela mène à une société paisible. L’équité, c’est bon pour la santé personnelle et collective. Investir dans le bonheur, c’est investir dans le lien social, l’éducation, la culture, l’art. Il n’y a pas que la méditation en pleine conscience. Il faut aller vers une société qui crée des structures qui permettent aux êtres humains de développer leur potentiel intérieur, peu importe la direction.

Peut-on apprendre aux gens à devenir heureux ?

On peut apprendre aux gens à se connecter à leurs ressources intérieures et à un ensemble de potentiels qui n’est pas encore développé. Ces potentiels sont l’émerveillement, l’ouverture, le lien, l’intelligence émotionnelle. On voit chez les adultes, après la pratique de la méditation, des changements au niveau neuroanatomique. Certaines zones du cerveau perdent en densité, notamment au niveau de la mémoire et de l’attention, dû à l’âge et au stress. Avec la méditation, ces zones regagnent en densité. Cela change notre manière d’être au monde et notre biologie.

Vous citez la méditation comme un outil pour atteindre le bonheur. Mais pour une personne qui ne serait pas réceptive à ce genre de pratique, que peut-elle faire ?

Elle peut cultiver sa vie intérieure par l’art, le lien avec la nature, l’altruisme, l’engagement. En Belgique, des milliers de personnes s’engagent socialement, en donnant de leur temps pour des causes. Le changement de regard est primordial. Si on ne travaille pas notre attention, elle devient vagabonde. Et quand le monde va mal, c’est biologique, notre attention sera d’abord attirée par ce qui nous menace. On est construit comme ça pour la survie. Il faut apprendre à réorienter l’attention vers des choses positives et qui ont du sens, quelle que soit la pratique. Ce que j’aime beaucoup dans la méditation en pleine conscience, c’est son côté simple et pragmatique. Elle travaille la connaissance de soi sans avoir besoin d’un cadre théorique extrêmement compliqué, sans devoir nous inviter à revoir toute notre histoire de vie. Chez les Grecs, à Delphes, sur le fronton du temple, il était écrit :  » Connais-toi toi-même « . C’était la même invitation, au fond.

L’équité, c’est bon pour la santé personnelle et collective.

Si le bonheur est une quête universelle, cela signifie-t-il que peu de personnes l’ont atteint ?

Rousseau disait :  » Tout homme veut être heureux ; mais pour parvenir à l’être, il faudrait commencer par savoir ce que c’est que le bonheur.  » Je crois que beaucoup de personnes ne savent pas et qu’elles ne se sont pas vraiment posé la question : qu’est-ce qui est fondamentalement important pour moi ? Et donc elles se trompent. Elles vont chercher le bonheur dans des paradis artificiels, dans la consommation.

Le 18 juillet 2008, le Bhoutan inscrivait le bonheur national brut dans sa constitution, un indice qui mesure le bonheur et le bien-être de sa population. Faut-il suivre cette voie pour rendre le bonheur accessible à tous ?

Je ne l’appellerais pas bonheur mais  » bien-être « . Que le politique s’intéresse au bien-être, bien sûr que c’est important. Au fond, est-ce que ce n’est pas la seule chose importante ? Je trouve qu’il est fou de mesurer la prospérité d’une nation à son produit intérieur brut et à sa croissance. C’est un non-sens total. Là où le Bhoutan a beaucoup à nous apprendre, c’est qu’il table sur plusieurs paramètres pour mesurer la prospérité de la nation. Pour moi, il n’y a aucun doute, c’est vers cela qu’il faut aller. Certains des paramètres définissent la bonne gouvernance, le développement économique durable, la protection de l’environnement et la protection de la culture. La croissance pour la croissance, cela signifie produire de la richesse pour consommer plus. Mais c’est se tromper.

Si les plus de sept milliards d’humains sur Terre étaient heureux, à quoi ressemblerait le monde ?

Ce serait un monde, pas sans conflit, mais beaucoup plus en harmonie. Un monde de lien plutôt que de séparation. Un monde où on se rendrait compte de l’interdépendance de tous.

Par Loïs Denis.

Bio express

1973 : Naissance le 21 mars à Hambourg.

2009 : Création, avec Matthieu Ricard et Caroline Lesire, de l’association Emergences oeuvrant pour une société plus solidaire et consciente.

2015 : Remporte le prix de l’essai psychologies Fnac pour son livre Eloge de la lucidité (Robert Laffont).

2019 : Parution en septembre de Prendre soin de la vie (L’Iconoclaste).

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire